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Les ressources cachées de l’ennemi intime

Patrick CHALTIEL - Chef de Service en Psychiatrie générale, EPS de Ville-Evrard (Bondy, Seine-Saint-Denis)

Année de publication : 2007

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°29 – Le voisinage et ses troubles (Décembre 2007)

J’ai coutume de dire, en boutade, que toute consultation psychiatrique est une double consultation. L’une des deux s’adresse à la « personne demandeuse », et la seconde à « l’autre qui l’habite » (…et qui l’aliène), celui que je nomme ici : « l’ennemi intime ». Nous sommes donc une discipline dont l’objet est la « cohabitation », à différentes échelles : intrapsychique, intrafamiliale, de palier, d’immeuble, de quartier, de communauté…  Médecine de la liberté, énonçait Henri Ey, ce qui justifie, à mon sens, un positionnement particulier de la psychiatrie, à l’interface des arts cliniques et politiques (au sens d’une cybernétique de la citoyenneté).

Les problèmes de voisinage sont donc partie intégrante de la mission de la psychiatrie de secteur, dans son versant de Santé Publique que je nommerai : « pédagogie intégrative ». Il s’agit d’un combat utopique, au sens le plus noble du terme, pour une « congruence suffisamment bonne » entre maladie mentale et environnement humain.

« Rocher de Sisyphe ! Tonneau des Danaïdes ! », soupirent les pessimistes démobilisés avec une moue de « non-dupe »… « Résistance tenace aux processus d’exclusion », répondent ceux qui tiennent à l’exigence fondatrice de la psychiatrie de secteur.

Ce positionnement incertain dans l’engagement de la psychiatrie publique pose actuellement une question cruciale pour l’avenir de notre discipline.

Devons-nous nous résoudre à considérer que l’exclusion aliéniste, la méconnaissance et la peur de la folie, sont un éternel « serpent de mer » dont l’évolution humaine ne pourra jamais déjouer les oscillations périodiques dans l’histoire ? Ou poursuivre avec ténacité l’utopie Bonnaféenne, fondatrice d’une certaine psychiatrie française : la psychiatrie instituée « sur la place publique », en interface éthique, technique et politique entre « folie » et collectivité humaine ?

Pour ce que j’en constate, je doute que cette seconde voie soit celle qui emporte la préférence démagogique de nos gouvernants, alliés de la mondialisation libérale.

Il importerait donc que notre corps de la psychiatrie publique (qui n’est pas un mince bataillon) puisse demeurer mobilisé (à contre-courant d’un climat général qui prédispose peu aux utopies, aux courages et aux passions).

L’ère des « Moïses » est révolue. Nous sommes en Canaan. Encore faut-il conquérir la « terre promise »… secteur par secteur !

Revenons sur terre après ces envolées lyriques, et parlons un peu de la personne souffrant de troubles psychiques dans la cité pour montrer que l’utopie n’exclut  ni le pragmatisme, ni la technicité, mais qu’elle suscite, au contraire une créativité dans l’invention concrète et quotidienne de contextes thérapeutiques.

Mr G. est un patient de 45 ans, souffrant de ce qu’on peut décrire en termes classificatoires, comme « trouble de la personnalité » (dénomination prudente, repoussant aux marges de la responsabilité psychiatrique un grand nombre de cas difficiles sur lesquels les soins ont peu de prise et peu d’effets). Souffrant, depuis la petite enfance, d’une maladie épileptique sévère, sa vulnérabilité organique s’aggrave d’une histoire jalonnée de carences affectives, d’abandons et de ruptures, de placements institutionnels et familiaux…jusqu’à l’âge adulte où Mr G. accède à un statut « d’autonomie », c’est à dire, en fait, d’ultime abandon social  et d’extrême solitude (tant il est vrai que l’autonomie, sans l’appartenance, constitue le leurre de nos démocraties libérales). Il vit isolé dans un studio, dont un vague curateur (gérant 180 « dossiers ») prélève distraitement le loyer mensuel sur une AAH, dont il restitue parcimonieusement la portion congrue à Mr G. pour sa « vie quotidienne » (50 € par semaine). Ses liens familiaux et sociaux sont quasi inexistants. L’équipe de secteur de psychiatrie générale est donc sommée, par la commande sociale, de remplir le vide et de réduire les conduites addictives et « dyssociales » qui constituent ses modalités d’adaptation à la succession des carences, des ruptures et des violences vécues.

Bien entendu, le fameux « jeu de la patate chaude » entre police, justice, services sociaux et psychiatrie s’alimente de la propension du patient à produire de l’échec par le procédé, bien décrit par Jean Furtos de « l’inversion sémiologique » : raconter ses malheurs au commissariat, réclamer des aides sociales au CMP, porter plainte contre son voisinage auprès des services sociaux…bref, faire en sorte que tout interlocuteur de sa détresse s’empresse de l’éconduire (sous le prétexte de « l’orienter »). Introjection par le « patient désigné » du processus d’exclusion dont il devient victime-acteur, ce mécanisme pathologique ne tarde pas à conduire, en général, l’ensemble des intervenants psychosociaux à se refaire une bonne conscience sur le dos de l’exclu : « Il ne fait vraiment rien pour s’en sortir ! »…S’en sortir ? Mais de quoi grands dieux ? N’est-il pas déjà dehors ? Ne s’agit-il pas plutôt qu’il puisse entrer quelque part, où il serait inconditionnellement accueilli ?

A terme, le secteur se trouvant  « dos au mur » (comme disait Audisio), par le biais d’une succession d’internements pour cause de dangerosité sociale, se résout à reconnaître la nature de la demande. Celle-ci, n’est nullement dans le registre du « curing » (traitement médical) mais du « caring » (prise en compte de la personne au delà de la pathologie et de l’entourage humain, au-delà de la peur, reconnaissance du préjudice mutuel, validation de la souffrance vécue par le sujet « désigné » et son entourage humain).

Cette double acception du concept de « soin » (traiter la maladie : « cure », et prendre soin des personnes : « care ») est au fondement des pratiques de la psychiatrie de secteur. Si on en occulte la seconde composante (risque majeur de la VAP1 et des procédures accréditatives), alors la fameuse « continuité des soins » peut devenir le lieu d’un contresens iatrogène : ce qui se doit d’être continu, c’est l’attention portée et à la disponibilité offerte au patient et à son entourage (bien difficile à quantifier dans les termes de la « VAP » ou de la « démarche qualité »). Quant au traitement médicalisé et médicalisant, objectivant la folie-maladie comme le soulignait Foucault, il est d’essence discontinu, séquentiel, en réponse limitative au « génie évolutif de la maladie ».

Nous oserons préconiser ci-dessous une éthique du « curing » qui fera bondir les tenants de l’ « evidence-based medicine » et de l’ « obligation de résultat », cancer scientiste de la médecine moderne.

L’expérience nous porte à considérer que tout traitement médicalisé/sant des troubles psychiques majeurs doit avant tout viser, à terme, à sa propre subsidiarité, c’est-à-dire, à son « effacement » au profit du développement et du soutien des liens « naturels/culturels » de solidarité ainsi que d’une résilience relationnelle améliorée au sein du groupe humain concerné.

Nous avons, en tant que psychiatres, un devoir de vigilance particulier aux excès de l’« hubris médical » et des « passions d’emprise thérapeutique » conduisant à des luttes de pouvoir, sous l’oriflamme d’un « devoir aliénant de raison socialement acceptable ». Le patient y est traité de « non compliant » (version médicale de l’hérétique) et accusé (parfois judiciairement) de toute aggravation symptomatique ou dégradation du climat relationnel local.

Or, à notre sens systémique, la fameuse « compliance » n’est en rien une caractéristique individuelle, mais concerne la qualité d’une relation thérapeutique qui maintient la visée essentielle d’un libre choix. C’est le couple soignant/soigné qui est compliant ou non compliant et non pas le malade.

Combien de patients se suicideront « guéris » pour convaincre les soignants qu’une souffrance psychique iatrogène est parfois supérieure à celle d’une production pathologique : vide psychique, anhédonie et abrasion libidinale, passivité aggravée d’obésité et de troubles métaboliques, conscience douloureuse d’un handicap social mal reconnu… Némésis médicale pour citer Ivan Illitch.

A l’ère thérapeutique de notre discipline, il est crucial que cet hubris, qu’il soit pharmacologique ou de psychothérapie médicale (cognitive pour l’essentiel), reste contrôlé au sein d’une conception globale du soin dans laquelle le « caring » contient et limite les excès du « curing ».

Cette visée de subsidiarité des soins médicaux constitue une condition de résilience au traumatisme psychique induit par toute pathologie chronique. Cependant, cet « effacement » de la « médicalisation de l’existence » est plus complexe, et donc plus digne d’attention, en matière d’affections psychiques, dont la stigmatisation sociale renvoie en permanence le patient à sa folie et à son devoir de consentement éclairé aux soins. La méconnaissance initiale pour tout malade psychique de la nature de son trouble, associée à la méconnaissance générale, tantôt compassionnelle, tantôt rejetante du corps social, convergent en direction d’un « consentement obligatoire », faisant du soin médical un « premier plan sur-aliénant » de l’existence du patient.

Les stratégies partenariales constitutives du champ de la « santé mentale » (interfaces, décloisonnements, connections, réseaux…) peuvent faciliter le recul de ce « primat du soin à vie »… Encore faut-il que nous puissions reconnaître à d’autres la capacité et les ressources d’une « soignance profane » qui met en cause une partie de nos savoirs et de notre expertise… blessure narcissique insupportable pour certains psys, culpabilité d’abandon pour certains autres.

Le voisinage de Mr G. ayant déposé une plainte collective unanime au commissaire de police de la commune, je propose à ce dernier de réunir la copropriété, Mr G. compris, au commissariat, en présence des inspecteurs sollicités à de multiples reprises, de représentants des bailleurs sociaux et de l’équipe de secteur psychiatrique qui s’échine quotidiennement à tenter de pacifier ce contexte explosif.

Le choix du lieu peut étonner. Il est pourtant en lien direct avec l’utopie Bonnaféenne : le lieu de la psychiatrie n’est pas derrière ses propres murs (CMP compris), mais sur la place publique… et pourquoi pas au commissariat de police (entre autres !).

Le commissaire et ses lieutenants, après s’être interrogés, non sans réticence, sur la justification d’une telle entreprise (Mr Sarkozy, du temps de son ministère de l’intérieur, n’avait-il pas vertement tancé les policiers de Clichy : « votre rôle n’est pas de faire du social ! Votre rôle est d’enquêter, d’appréhender et de sanctionner ! »), finissent par me concéder, à titre expérimental, cette utilisation « décalée » de leurs locaux, après avoir reconnu l’inanité mortifère et usante des interventions répétées pour tapage, menaces, agressions diverses et persécutions mutuelles.

Nous voilà donc, avec Mr G., au milieu d’un « carré » serré et hostile de voisins et de bailleurs sociaux circonspects, aux lieux de « l’ordre public »  garantissant la sécurité de la rencontre et réduisant, par la présence de ses agents, le facteur « peur » à l’origine de toute violence. Ces gens pourront-ils s’écouter ?…s’entendre ?…compatir ?… raisonner ?…collaborer ?…co-construire une dialectique intégrative de la raison et de la déraison qui traverse chaque sujet humain et se déconcentre du « fou désigné » ?

Il s’avère souvent que oui ! …pourvu que la psychiatrie publique accepte de se prêter à l’art d’une médiation cognitive, empathique et dialectique (tel que la pratique des thérapies familiales, entre autres, nous y entraîne).

Ainsi, à la suite de cette rencontre, l’union sacrée de la peur et de la « raison » marquera-t-elle le pas, face à la narration par Mr G. assisté de ses soignants référents, de son existence jalonnée de « ruptures de trame » et de rejets. Petit à petit, Mr G. construira de fragiles alliances qui lui permettront de s’ouvrir quelque peu à l’émergence d’une solidarité humaine dont il n’avait jamais ressenti, jusqu’alors, les effets.

Ceci ne l’empêchera pas de mourir, quelques années plus tard, d’un « retour de solitude » accompagné de barbituriques à dose létale. Les effets de la solidarité sont parfois paradoxaux : la sollicitude est souvent douloureuse à celui dont la capacité à se reconnaître humain est forclose ! (Terme de l’incurie que connaissent bien tous les soignants exerçant en milieu de grande précarité).

Mr G. ne pose donc plus aucun « problème de voisinage » ! (il n’en a plus posé d’ailleurs dès le décours de la réunion au commissariat), mais il reste présent, dans la mémoire collective de la communauté comme « mythe fondateur » d’un esprit de tolérance et d’un partenariat de Santé Mentale efficient et pacifiant.

Nous atténuerons cependant l’effet éventuellement démobilisateur, pour un jeune public, de cette « chute », en soulignant que cet accident mortel n’est en rien inéluctable, pour peu qu’on apprenne à repérer les signes du basculement de la sollicitude dans la « maltraitance bien-pensante ».

La psychiatrie se meut sur une crête étroite entourée de deux précipices : le « contrôle social » et  les « bons sentiments ». Ces derniers sont sujets à caution hors d’une technicité fondée sur une connaissance de la « clinique psychosociale » (clinique de la désaffiliation). On ne « nourrit » pas du jour au lendemain un enfant chroniquement dénutri. On ne réinsère pas non plus un exclu avec le « chausse-pied » d’une sollicitude débordant sa résilience au « bien-être social commun ». Paradoxe des stratégies de lutte contre l’exclusion, la ré-affiliation doit être aussi reconnue dans sa composante éventuellement traumatique.

Pour autant, dans de nombreux cas, une vigilance paradoxalement renforcée en phase d’amélioration symptomatique, relationnelle et sociale, permettra d’anticiper et de déjouer le retour en boomerang de l’« ennemi intime intériorisé » et de sa « loi du talion ».

Un rappel des conditions nécessaires, et non suffisantes, à réaliser ce genre d’actions « mythopoïétiques », qui ancrent pour un temps, dans une communauté humaine, la capacité de dialectiser folie et raison me paraît, en conclusion, une « guide-line » utile (à l’usage de celles des équipes de secteur qui relèvent, au quotidien, ce genre de défis).

  • Il faut, tout d’abord, que la psychiatrie publique accepte de continuer à faire sienne la mission d’articulation :

– entre arts cliniques, philosophiques et politiques (questions du soin et du prendre soin, de la liberté, de l’altérité, de l’aliénation et de l’appartenance citoyenne).

– entre l’universel et le « local », entre les savoirs « objectifs »2 des sciences cliniques et statistiques et les savoir-faire locaux de l’entraide solidaire au sein des « communautés de vie ». Une psychiatrie négligeant son enracinement local et sa connaissance du « patient environné » organiserait, de fait, l’exclusion, en disqualifiant (sous couvert de scientificité) les usages, les intelligences et les mécanismes culturels adaptatifs spontanément mis en œuvre lors de l’émergence de la folie. A l’opposé, une psychiatrie qui refuserait toute universalité verserait sans frein dans un chamanisme tribal, gnostique et dogmatique

– entre l’«urgence » (à « déconstruire » sans « prendre en charge ») et la « continuité d’attention » (à la personne touchée et à son environnement humain), au bénéfice d’une évolution vers une « subsidiarité du soin » (effacement progressif de la médicalisation de l’existence au profit d’une reviviscence médiatisée par l’équipe de secteur, des liens affectifs et sociaux).

  • Il faut ensuite cultiver et développer l’art de déjouer les processus d’exclusion d’une part, et des processus d’emprise de l’autre (ceux que Bonnafé appelait poétiquement « passions tutélaires »); tous deux déclenchés par la folie et auto entretenus par feed-back positif jusqu’à leur terme fatal, si l’on n’y met obstacle.

Pour ce faire, il faut, bien sûr, une analyse institutionnelle, attentive à ce que l’équipe psychiatrique elle-même a introjecté de cette double tendance mortifère, ce qui se traduit, dans ses pratiques soignantes, en termes d’emprise ou de rejet (les deux faces de l’aliénation).

L’histoire nous enseigne à quel point tout « projet désaliéniste incontrôlé » peut s’inverser en son contraire et devenir source de sur-aliénation.

  • Il faut enfin que la psychiatrie sache « prendre en compte », sans la cautionner, la commande sociale qui lui est faite de « réduire les souffrances psychiques » à tout prix, fût-ce à celui d’une médicalisation (ou pire, d’une psychiatrisation) abusive, inductrice de multiples dépendances iatrogènes sur-aliénantes.

Notes de bas de page

1 Valorisation de l’Activité en Psychiatrie

2 Quand on parle d’objectivité en la matière, il s’agit, bien entendu, de ce que les physiciens nomment « l’objectivité faible », c’est à dire un consensus intersubjectif qui reste, malgré sa scientificité prétendue, loin de l’« évidence » au sens anglo-saxon du terme.

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