Alors que les définitions de la santé publique ont varié selon les écoles et les époques, on peut toutefois distinguer deux grandes perspectives :
Dans la première, les prescriptions de santé publique sont définies a priori par des données épidémiologiques et mises en œuvre par des politiques publiques populationnelles qui tentent d’évaluer leur impact en termes de diminution de prévalence et d’incidence des pathologies.
Une seconde option, plus réflexive, tente de comprendre ce que fait faire cette visée de santé publique aux praticiens de la relation de cure ou care qui, soit négligent ces savoirs, soit s’en accommodent ou se revendiquent (au moins pour partie) de cette rationalité statistique et épidémiologique pour argumenter et agir. Nous avons fait le choix ici de privilégier cette seconde perspective. Comment des données de santé publique peuvent-elles être des ressources ou parfois des obstacles dans la rencontre singulière ? Que font- elles faire aux intervenants et particulièrement à ceux qui sont confrontés aux troubles psychiques en lien avec une situation de précarité sociale ? Et plus largement, quels sont les liens entretenus entre santé mentale et santé publique ?
Face à ces questionnements, les professionnels de l’accompagnement et du soin et plus particulièrement ceux qui exercent dans le cadre de la psychiatrie publique sont parfois sur la défensive. Pour mieux comprendre leur ambivalence vis-à-vis d’une approche de santé publique un retour sur la genèse de la psychiatrie de secteur est ici nécessaire. Née dans l’ après seconde guerre mondiale, critique de l’hygiène mentale et luttant contre une système d’administration asilaire , le modèle du secteur nourrit une forme de méfiance récurrente vis-à-vis « des tentatives de clarifier les besoins de santé mentale », de la population générale ou de certains groupes-cibles. Nicolas Henckes nous rappelle que le projet communautaire des pionniers, alors qu’il a réussi à ouvrir les portes de l’asile, est ensuite passé aux oubliettes. Marx ayant laissé le champ libre à Freud, au fil des années est resté un seul fondement au fronton du secteur : celui d’une pratique clinique ciblée sur un individu sans extériorité sociale comme si l’Histoire collective ne comptait plus. Pour autant, le discours un temps tenu, sur la fin de l’Histoire s’est révélé une illusion. A la fin du 20ème siècle, une crise économique dont nous mesurons encore avec peine les conséquences sur la santé mentale collective (suicides en lien avec le travail, vies précaires…) s’est installée durablement. Puis dans la foulée, le processus non maitrisé de mondialisation a jeté des populations migrantes aux portes des pays à haute consommation de biens matériels- dont le nôtre- avec des effets sur les subjectivités qui là aussi sont patents bien qu’encore trop peu mesurés. Au fil des années, Rhizome a mis la focale sur ces nouvelles problématiques sociales et sur les troubles de la subjectivité qu’elles occasionnent, que ce soit sur les thèmes du travail, de la précarité et plus récemment de la migration. Le constat était précurseur. La méthode certes élargie à la dimension « psycho sociale » demeurait clinique. Il se trouve que certaines corrélations objectivées statistiquement entre des troubles et des conditions de vie dégradées confortent cette perspective en l’inscrivant dans un corpus de données épidémiologiques. Ces données probantes fournissent aux praticiens une possibilité d’analyse en termes d’inégalités de santé ou même d’inégalités d’accès aux soins dont certaines s’expliquent par le comportement des soignants eux-mêmes, alors qu’ils pensent « faire au mieux » pour leur patient, comme le note Marguerite Cognet. Qui plus est, l’analyse de ces données déplace la question de la résolution des déterminants de santé dans des champs connexes au milieu soignant (logement, capitaux culturels, travail, genre). Dans ce contexte, la confrontation des données issues de la clinique et de la santé publique est parfois rude, d’autant plus lorsque des controverses redistribuent les alliances. Cela a été le cas de l’autisme devenu selon les termes même de Grégoire Billon « une chose publique» suite à un « mouvement de société » (dont les usagers ont été le fer de lance), réinterrogeant tout azimut la pertinence du diagnostic, des traitements et in fine de la place faite par la communauté à ce groupe vulnérable. Pouvant aider à mieux discerner les enjeux sous-jacents à de telles controverses, l’approche par trajectoire (de maladie, thérapeutique ou de vie), citée plusieurs fois dans ce Rhizome, semble être une méthode de recherche féconde au carrefour de la clinique singulière et des méthodologies spécifiques à la santé publique.
Osons une synthèse toute provisoire : Après être sorti de l’asile, la question de savoir- au moins momentanément- sortir de la « personne » se pose aux praticiens du soin psychique. Le savoir issu des « grands nombres » est certes parcellaire, potentiellement porteur d’un risque « normatif » dans son usage bio- politique. Il est soumis à une rationalité de la preuve scientifique et non à l’épreuve de la rencontre. Mais, en explicitant des corrélations multiples entre l’apparition de troubles et divers contextes de vie, il pose la notion de qualité de vie telle qu’ elle est perçue par les personnes en souffrance vulnérabilisées par différentes conjonctures comme un enjeu de recherche à la fois clinique et de santé publique majeur pour demain.
A votre santé ! Public ! Et bonne lecture…