Les professionnels de santé – ainsi que les travailleurs sociaux et ceux du champ juridique – sont de plus en plus sollicités par des personnes qui présentent des troubles liés explicitement à un traumatisme. Pour un psychanalyste, le traumatisme n’est pas un mot banal, malgré la fréquence actuelle de son utilisation.
Ce mot définissait traditionnellement ce que nos patients nous livraient comme un tournant dans leur vie, un « avant-après » qu’ils pointaient rapidement lors de l’entretien clinique. Il nous est proposé aujourd’hui comme un fait avéré, comme une situation concrète, réelle, qui ne relève plus seulement de l’intimité psychique du sujet, mais du collectif, du social. C’est-à-dire que le social, la presse et même les professionnels qui réfèrent un patient, supposent que tel ou tel événement constitue le noyau, le tournant.
Ce sont alors des traumatismes en trompe-l’œil qui « s’offrent » aux cliniciens comme des énigmes résolues : vous êtes invités à savoir ce qui a été traumatique, en oubliant souvent la singularité du sujet, négligeant ce qui fait traumatisme pour quelqu’un, même à partir d’un vécu partagé avec d’autres (qui l’auront éprouvé différemment).
Comment repérer – voire réparer – ce qui fait traumatisme ?
Le traumatisme concernait d’abord le médical : il définit l’ensemble des conséquences d’un trauma, ce dernier étant le choc, et plus spécifiquement la blessure, la lésion, la plaie (la racine grecque signifie même rompre, casser en morceaux, briser, meurtrir). Ce terme se réfère ainsi au corps, à l’atteinte portée au corps, ce qui est très précis. Et son traitement – médical, donc – selon que nous suivions les traditions chinoise, indienne ou occidentale par exemple, sera plus ou moins le même.
Le « traumatisme » cependant, en tant que séquelle du trauma, ne se limite pas au corps. C’est pourquoi il est difficile de cerner le traumatisme – et qu’il suscite autant de passion autour de lui. C’est-à-dire que, au-delà du corps, même si la fracture est pansée, même si la douleur est apaisée, le traumatisme psychique peut continuer à se manifester, parfois longtemps après le choc physique. Ceci nous oblige à considérer l’existence d’un choc psychique qui accompagne le choc physique, sans le recouvrir, avec une évolution indépendante et singulière d’un individu à un autre. Plus fort encore : même sans atteinte physique, une menace ou une humiliation peuvent provoquer des symptômes post-traumatiques. Ce qui nous laisse penser que, inconsciemment, la trace psychique peut « compléter » l’acte que l’on a craint par exemple – comme un ordinateur pourrait calculer la trajectoire d’un projectile –, et produire la même souffrance, à l’instar du phénomène neurologique dit du « membre fantôme ».
Ce décalage entre le physique et le psychique rend l’affaire plus complexe ; le « choc émotionnel » ne sera pas le même selon le contexte dans lequel la blessure a eu lieu. Il est alors nécessaire de distinguer les différentes conditions de trauma pour penser ensuite à la manière la plus adaptée de traiter ses conséquences. Une blessure accidentelle n’aura pas la même valeur si elle est le fruit d’une agression, ce qui veut dire que le facteur psychique doit être considéré d’emblée. Évoquons alors quatre sources traumatiques potentielles, de celles qui peuvent bouleverser une vie, et ce qui les différencie.
- Une catastrophe naturelle nous met en relation avec une instance suprahumaine – des éléments de la nature, qui prennent volontiers les traits d’un Dieu. Cela a toujours été plus rassurant que le fait de savoir le ciel désespérément vide. En tout cas, on a affaire à plus grand que soi et l’on suppose communément à cet Autre une intention. Dès lors, son action est prise dans un système symbolique, on lui donne un sens – disons social – qui « fait histoire », une histoire collective, et qui permet de contenir la puissance du choc. C’est-à-dire que les séquelles psychiques peuvent alors être prises en compte par le social et être ainsi relativement moins importantes.
- Un accident dépendra du hasard, c’est ce qui le caractérise, et de ce fait, il concerne également un Autre, une instance supérieure que l’on ne maîtrise pas. Il peut arriver que cette coïncidence, ce malheur, cette mauvaise rencontre (celle que les Grecs appelaient tuchê), nous fasse croiser le chemin d’un autre, d’un semblable. Dans ce cas, pour en limiter les effets traumatiques, le droit distingue les degrés de responsabilité ou de culpabilité et établit ainsi l’existence d’une intention de nuire ou pas, puis une punition ou un dédommagement qui rétablissent – ou essaient du moins – l’ordre social.
- Les attentats terroristes mélangent ces deux registres (d’un Autre et de l’autre). Ils sont perpétrés par des humains qui prétendent incarner une conception divine ou sociale. L’attaque blesse de manière aveugle, ciblant des personnes ou des lieux censés représenter un objectif stratégique, semant terreur et incompréhension, leur intention de nuire ne laissant aucun doute. Même si, par la suite, nos institutions de gouvernance donnent sens à l’attentat – afin que cela devienne social et que s’établisse un récit qui permettrait de nommer ce qui aurait pu rester innommable, irreprésentable – l’impossible punition prolonge la souffrance post-traumatique.
- Enfin, le cas de la torture et de la violence dite « politique », qui est un cas compliqué parce qu’il présente tous les éléments pour produire, maintenir et aggraver un traumatisme physique, mais surtout psychique. Premièrement, l’événement traumatique est issu d’une rencontre – mauvaise, donc – avec un semblable qui exécute les sévices. Ces mauvais traitements ciblent l’individu pour des raisons qui le concernent intimement : son appartenance ethnique, religieuse, politique, son orientation sexuelle, etc. Aussi, les institutions ne permettent aucune reprise sociale de l’événement, aucune punition « graduée », voire elles cautionnent une impunité.
Comment traiter ce dernier traumatisme ? Comment guérir ? Tous les traitements se valent-ils, pour tous les traumatismes psychiques ?
Je ne rentrerai pas dans une description des différentes thérapies qui connaissent à l’occasion un effet de mode ou un engouement qui peut légitimement séduire. Je ne vais pas détailler les approches comportementales, l’hypnose, l’EMDR, le protocole du propanolol et autres électrochocs, techniques utilisées actuellement pour tous ces différents traumatismes (dont certaines font encore l’objet de recherches scientifiques). Je décrirai seulement le choix d’une thérapie dite « psychodynamique », pour traiter ce dernier type de traumatisme psychique, le choix de la psychanalyse comme référence, psychanalyse en institution, choix qui n’est pas exclusif, pas excluant et qui nous permet d’obtenir des effets thérapeutiques avérés1.
Un patient s’adresse au psychanalyste parce qu’il est en panne : il présente un symptôme énigmatique, que l’on n’arrive pas à déchiffrer, soit parce qu’un conflit psychique l’empêche d’avancer. Or ce qui caractérise le dispositif analytique est l’invitation faite au patient de retrouver sa place de sujet responsable, de sujet qui répond de ses choix et de ses actes. Nous sommes alors en droit d’attendre d’une thérapie psychanalytique, comme effet thérapeutique, qu’elle permette à l’individu qui a été victime de torture ou de violence politique de redevenir sujet, de retrouver une place dans le social.
Les situations de violence politique ou de torture provoquent une sorte de disparition de ce sujet. Réduit par le bourreau à une position d’objet, dépourvu de volonté, ce sujet semble aboli. Les symptômes post-traumatiques, chroniques et très résistants aux traitements médicamenteux, sont la trace de ce silence.
Notes de bas de page
1 Effets documentés notamment par les travaux menés au centre Primo-Levi depuis 1995.