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Peut-on garantir une positivité de la contrainte dans le cadre de la protection juridique des majeurs ?

Pierre BOUTTIER - MJPM en association, formateur, Président de l'ANDP (Association nationale des personnels de services MJPM)

Année de publication : 2014

Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

La protection juridique des majeurs était traditionnellement centrée sur l’administration légale des biens dans le code civil1. Les pratiques professionnelles des anciens délégués et gérants de tutelle2, la jurisprudence et enfin la Loi du 5 mars 20073 ont peu à peu permis l’entrée de la personne concrète dans le champ de la protection juridique. L’action sur les biens d’autrui s’élargit dès lors à une action sur autrui.

L’activité tutélaire à titre professionnel est désormais régie par le Code de l’Action Sociale et des Familles (CASF). La réforme consacre ainsi l’union entre la tradition civiliste visant à rendre valables des actes juridiques accomplis par une personne « insane d’esprit » et la tradition sociale de l’État providence tendant à atténuer les inégalités et promouvoir le soutien à l’autonomie des individus, fondements du secteur médico-social.

La réforme de 2007 opère un renversement de paradigme quant au statut des personnes placées sous mesure de protection : l’incapable majeur de l’ancien droit bénéficie désormais d’une présomption de capacité, prend seul les décisions relative à sa personne4, ses libertés individuelles et ses droits fondamentaux sont garantis5. Pour autant, l’élément contraignant de la mesure, bien qu’implicite dans les textes, reste essentiel dans le vécu tutélaire, pour celui qui est frappé d’une mesure de tutelle ou de curatelle comme pour celui qui l’exerce. Les Mandataires judiciaires à la protection des majeurs (MJPM) savent leurs pratiques marquées par ce paradoxe originel de la mesure de protection : promouvoir la liberté et l’autonomie des adultes suivis à travers un dispositif judiciaire contraignant prononcé par un juge et auquel seule une décision inverse peut mettre fin. Contrairement aux grands principes de la Loi du 2 janvier 20026 dans le champ d’application de laquelle la protection juridique des majeurs est entrée depuis la réforme, la personne protégée n’a pas à adhérer à un dispositif imposé par décision de justice, ni n’a le choix des prestations offertes et ne contractualise pas davantage l’immixtion d’un tiers dans la conduite de sa propre existence. Le consentement de la personne n’est pas une condition de mise en place ou de maintien de la mesure et sa mise en œuvre se passe de tout adhésion du tutélaire ou du curatélaire.

Comment les professionnels, pris dans cet étau de la coercition judiciaire, peuvent-ils garantir une positivité de la contrainte ?

Il convient ici de s’intéresser aux personnes protégées elles-mêmes : celles-ci sont frappées d’une « altération de leurs facultés personnelles » établie médicalement, « le constat d’une anormalité sans qualifier directement l’état de la personne ; il ne l’est que par référence au droit civil. L’altération est la formule utilisée par le Code civil pour désigner la raison justifiant l’ouverture de la mesure de protection »7.Ce vocable regroupe une grande diversité de situations, toutes marquées par la prévalence du médical. Nombreuses sont les personnes protégées que le sociologue Benoît Eyraud8 qualifie fort bien « d’à demi capables », victimes de pathologies et d’addictions rendant leur rapport à l’autre et à la réalité difficiles, psychiquement désorganisées, atteintes dans leurs habiletés, interactions et adaptations sociales ; des personnes incapables « de pourvoir seules à leurs intérêts » tout en restant capables d’agir partiellement sur la scène socio- juridique.

Nous n’irons pas plus loin dans la catégorisation, toutefois ces individus constituent encore la majorité des personnes suivies par les MJPM. Ils ont en commun le fait d’être dans l’incapacité d’émarger aux seules solidarités et prises en charge de droit commun, familiales et médico-sociales. Un soutien librement consenti et contractualisé s’est la plupart du temps révélé insuffisant pour accéder à une gestion suffisamment bonne de leurs intérêts et de leur parcours. C’est à ce stade que l’élément de contrainte survient, lorsque face à l’inflation des difficultés et l’inaptitude du sujet à les surmonter, même étayé, un proche ou un professionnel actionnera la saisine d’un juge des tutelles. Conformément au principe de subsidiarité des mesures9, ce n’est qu’en dernier recours que l’obligation judiciaire se substituera à l’idéal d’autonomie porté notamment par la Loi 2002-2. Nous avons affaire à des adultes ayant un réel besoin de contrainte pour leur propre sauvegarde. Une positivité de la contrainte est-elle envisageable ?

Le développement d’une clinique de l’intervention tutélaire et de l’analyse des dynamiques personnelles et relationnelles à l’œuvre dans le déroulement des mesures de protection nous permettent d’analyser certains aspects constructifs de la fonction contrainte.

Chez des personnes pathologiquement désocialisées et isolées, une relation tutélaire imposée, même conflictuelle ou restreinte au médium de l’argent vaut souvent mieux qu’absence de relation. Une reconnaissance par l’autre est une condition nécessaire -même si non suffisante- de la reconnaissance de soi. Ne pas avoir le choix d’être objet de sollicitude et de considération réinstitue du sujet, un sujet de droit -et d’obligations- dans un premier temps (un rôle primordial du mandataire est l’accès ou le retour au droit commun). Dans ces si cas si fréquents où la personne est dépourvue d’interactions et d’intégration dans des réseaux, où l’autre et l’extérieur ne sont vécus que comme potentiellement agressifs (combien de personnes protégées ne parlent plus à quiconque ni n’ouvrent leur courrier ? ), face à une désaffiliation sociale et un isolement rigidifiés, l’obligation d’être en relation et d’être reconnu constitue un début de prendre soin, singulier dans ses effets mais régulièrement efficace.

La réforme a également innové en mettant à charge de celui qui exerce la mesure une obligation d’information de la personne protégée, une information large et projective aux termes d’un article du code civil repris dans le CASF, très ambitieux dans sa portée10. Couplée à l’obligation de rendre compte de la gestion, ce rôle investi par le mandataire restitue à l’intéressé le savoir ou du moins une partie, c’est à dire la capacité à décider -il n’y a pas de gouvernement de soi sans savoir sur soi et sa situation. Qui plus est, cet accompagnement au discernement par l’information du réel et des possibles peut avoir des vertus thérapeutiques -y compris à l’insu du professionnel- auprès de sujets ayant des difficultés d’accès au« je » ou à la perte -choisir c’est s’engager et renoncer…

Les Mandataires judiciaires à la protection des majeurs rencontrent de plus en plus souvent -et ne sont pas les seuls- ces publics en souffrance face à la limite et au cadre. Pour ces personnes, que nous ne pouvons envisager ici que dans une artificielle globalité, le cadre contraint, peut certes être tout à fait violent mais très structurant. Maintes situations de surendettement, de vies transgressives et plus orientées par la pulsion que par la raison, de confrontation violente à la Loi ou l’Autre trouvent des pistes de résolution dans le prononcé d’une mesures de protection contenante ? Le professionnel joue alors bien souvent le rôle d’un « surmoi externalisé » pour le sujet, vecteur d’interdits et de contraintes extérieures (budget, cadre de vie, légalité…) à l’intérieur desquelles la personne protégée sera contenue et devra bien malgré elle évoluer. Le long terme des mesures de protection permet la réintroduction du temps et possiblement de s’extraire de la compulsivité de l’instant. La temporalité est capitale en ce qu’elle permet une constance de l’intervention, quels que soient les accidents ou les ruptures de vie : la permanence tutélaire a des effets tout à fait structurants ; le sujet, même opposant, conservera un point d’appui constant, non menacé par une rupture du contrat d’accompagnement ou la fin d’une prise en charge précaire.

La contrainte / contenant aura des effets contrastés selon les personnes. Au pire, la personne trop pathologique ou marginalisée connaîtra un cadre minimal d’existence : l’objet du mandataire n’est pas une normalisation forcée mais de garantir la possibilité d’accès à une normalité sociale. Cela étant, il n’est pas rare de voir des personnes introjecter peu à peu les contraintes de leur propre situation, auto-réguler leurs demandes et faire leur et s’approprier le cadre jadis porté par le curateur ou le tuteur. Bien souvent également, on constate que la possibilité d’une contrainte permet de prévenir l’exercice de cette contrainte : la personne par exemple s’auto-régule dans l’usage d’un moyen de paiement et parvient à en éviter la confiscation par le mandataire. Il ne faut pas négliger, dans la mesure judiciaire, la faculté de la personne à s’approprier le cadre, préalable à un gouvernement de soi dans un environnement normé.

A l’inverse d’une époque qui survalorise l’autonomie et le contrat y compris dans le secteur médico-social, nous pouvons faire émerger la positivité d’une contrainte, heureusement très encadrée, préalable ou condition d’une reprise sur soi et sa propre situation. Le présupposé est que le professionnel l’exerçant agisse lui-même dans une fonction strictement encadrée permettant la régulation des pratiques contraignantes. Le pouvoir d’agir sur autrui comporte évidemment des risques intolérables : domination de l’autre, assujettissement à ses propres angoisses et représentations, toute-puissance. La légalité doit permettre à l’inverse au MJPM de s’extraire d’une posture persécutoire : il porte à connaissance les contraintes et limites mais n’en n’est nullement l’auteur.

Notes de bas de page

1 Incapacité juridique dans le Code Napoléon de 1804 réformée par la Loi du 3 janvier 1968

2 L’ensemble des professionnels exerçant des mesures de protection juridique répondent désormais à l’appellation « Mandataire Judiciaire à la Protection des Majeurs » – MJPM

3 Loi 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs

4 Article 459 du code civil

5 Ainsi qu’il en résulte de l’article 415 du code civil

6 Loi 2002-2 portant réforme du secteur social et médico social

7 Benoît EYRAUD, Protéger et rendre capable, ERES, p.313

8 Article 428 du Code civil

9 Article 457-1 du Code civil : La personne protégée reçoit de la personne chargée de sa protection, selon des modalités adaptées à son état (…), toutes informations sur sa situation personnelle, les actes concernés, leur utilité, leur degré d’urgence, leurs effets et les conséquences d’un refus de sa part.

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