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L’accompagnement thérapeutique devient-il impossible en psychiatrie ?

Pierre MORCELLET - Psychiatre, Chef de Pôle Secteur 13G11, Responsable Equipe Mobile de Liaison Psychiatrie Précarité Centre Hospitalier E.Toulouse, Marseille.

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°44 – Ambiguïté de l’accompagnement, précarité de la transmission (Juillet 2012)

Accompagner fait consensus dans le champ social et sanitaire. Pourtant, en psychiatrie, se pose d’emblée la question éthique du fait des normes sécuritaires, de l’objectivation de l’humain par un discours gestionnaire qui promeut un sujet économique, et par la naturalisation des maladies mentales abordées en premier lieu dans leurs manifestations comportementales, ce qui évacue le sujet. La psychiatrie serait convoquée pour dépister les troubles du comportement, si possible avant leur apparition, et oeuvrer à des dispositifs « d’accompagnement » de ces troubles pour en assurer la gestion et la surveillance ? De nouvelles pratiques prônent parfois dans leur discours plus de liberté et de respect des personnes mais se dévoilent dans le retournement de leur sens véritable comme des outils de gouvernance des individus dans leurs comportements, sur le modèle du management.

Fiches techniques, protocoles, évaluations occupent les soignants qui désertent le lieu de la rencontre de l’autre souffrant. L’usager – sujet de droit, responsable – est prié de se conformer à l’idéal de normalité qui lui est présenté. Le secteur est déclaré obsolète, réduit à sa définition géographique et ne signifiant plus la mobilisation d’une équipe auprès d’une population pour accompagner des parcours de vie en intra et en extrahospitalier. Dans ce contexte, les pratiques de réseau tant vantées seraient-elles autre chose qu’un quadrillage plus serré pour un accompagnement objectivant où collaborent psychiatrie et action sociale ?

Psychiatre de secteur, nous sommes nous-mêmes promoteur convaincu d’une psychiatrie ouverte sur la cité et articulée très fortement avec le social. Mais ce qu’on nomme « décloisonnement » ne doit pas conduire à la confusion des pratiques. Par exemple, nous considérons comme outil de soin l’association loi 1901 du secteur à visée d’accompagnement vers et dans le logement : plus de vingt patients en bénéficient, certains pour de nombreuses années en alternative à l’hospitalisation de longue durée, d’autres avec des formules de baux glissants à moyen terme ; des visites à domicile, la participation à des groupes de parole ou d’autres activités en commun, des interactions avec des acteurs du social, sont les modalités du soin. Si la notion d’accompagnement est bien au coeur de notre pratique, très souvent en lien avec d’autres intervenants non psy, il nous faut préciser le sens de ce terme dans le champ spécifique du thérapeutique, au-delà des emplois consensuels du mot.

L’étymologie nous met sur la piste : accompagner c’est partager le pain, nourriture de base ; qu’est ce qui doit être partagé pour être levier du processus de soin ?

L’hallucination et le délire isolent. Dans le délire toutes les significations sont déjà là. Le délirant n’est pas accessible à l’argumentation, le sens commun est perdu, aucune communication n’est donc possible, tout un chacun dit du délirant qu’il est « dérangé » et sa bizarrerie le renvoie à une altérité hors d’atteinte. Le patient lui-même perçoit qu’à sa place un autre parle, que des voix et des pensées lui proviennent d’une réalité extérieure. Comment alors pour le thérapeute parler avec celui qui entend ces voix et fait l’expérience du vol de sa pensée ?

Les médicaments viennent aider les deux protagonistes. Mais outre leur efficacité souvent seulement relative ou la résistance de certains états pathologiques à des doses élevées de médicaments associés, il existe un autre péril : le risque d’une extinction trop rapide ou radicale du délire. Car le délire a aussi la fonction de protéger d’une dissolution du moi et du monde où plus rien n’a de sens ni ne fait fond à l’existence ; il est certes un échec en ce qu’il est clos sur lui-même et encapsule le sujet, L’accompagnement thérapeutique devient-il impossible en psychiatrie ? mais il est une forme de rapport au monde. Un traitement trop « efficace » et le malade se vit dans un trou dépressif profond ou dans une béance angoissante (angoisse de néantisation). Le traitement médicamenteux nécessite donc l’aménagement préalable d’autres possibilités de raccrochage à la réalité. Le thérapeute se trouve là interpellé dans sa capacité d’accueil et d’accompagnement.

L’écoute se porte sur ce moment constituant de directions de sens pour le sujet, donc du monde, du sujet lui-même. « Il y aura quelque ressemblance entre ce qu’il entend et ce qu’il cherche (…) similitude qui le mettra en état de découvrir » (Freud). Cette résonance dans laquelle le sujet se découvre est aussi résonance dans laquelle le thérapeute met en « jeu » une part de sa subjectivité, à partir de ce qu’il entend de l’expression de son patient. L’accompagnement est ainsi direction exploratrice à partir d’un « nous », d’une condition humaine partagée.

Prendre en charge trouve ici son sens plein : la charge portée est partagée par les deux partenaires, le malade et le thérapeute, voire le malade et le groupe de patients au sein de l’institution soignante ou de notre association précitée d’aide au logement. Ce qui est porté au sein de la situation d’accompagnement est une communauté de destin, « acceptée et prise sur eux dans la réciprocité par les deux partenaires dès l’instant de leur première rencontre » (Binswanger).

La relation d’aide ou de soin se produit dans l’être-avec ou être en compagnie en tant que « souci mutuel » dont Heidegger décrit les deux formes extrêmes : une forme qui « se précipite et commande », qui « en quelque sorte décharge l’autre du « souci » et (…) prend sa place en se précipitant à son aide, (…) se charge pour le compte de l’autre de ce dont il y a lieu de se préoccuper. Ce dernier dès lors est rejeté de sa place, (…) peut devenir dépendant et subordonné même si cette domination peut s’instaurer à mots couverts pour demeurer imperceptible au subordonné » ; l’autre forme d’être-avec qui « devance et libère », qui « ne se précipite pas tant à la place de l’autre qu’elle n’anticipe sur lui en devançant son pouvoir-être existentiel, non pour le décharger du souci, mais bien tout d’abord pour le lui restituer véritablement dans ce qu’il a de plus propre, (…) aide l’autre à y voir clair dans son propre souci et à se rendre libre pour lui. » (Etre et Temps § 26). Est thérapeutique l’action qui libère des possibilités pour le sujet, possibilités pour lui-même, en vue de lui-même.

L’accompagnement thérapeutique s’origine alors dans un y-être-avec qu’un psychiatre japonais, Bin Kimura, nous aide à mieux saisir à travers la notion d’entre, en japonais l’aïda. Dans la culture japonaise « l’individu ne saurait être considéré comme une monade isolée instaurant après coup une relation avec les autres. Au contraire (…) l’aïda interpersonnel est premier et ensuite seulement il s’actualise sous la forme de soi-même et les autres(…). Le soi-même en tant que tel comprend l’aïda comme un de ses moments constitutifs ». Un aïda intra-subjectif, entre moi interne et moi externe, détermine de manière non moins importante le processus de subjectivation, en particulier à partir du corps. L’aïda interpersonnel ouvre un espace non substantiel, non psychologique entre l’un et l’autre, il est un écart ouvert où le dialogue va s’instaurer, un réceptacle pour l’un et l’autre pour « l’écoute de la coexistence et de lui-même » (Heidegger). L’un et l’autre « touchent ensemble à l’absolument autre » dans l’entre et affirment leur subjectivité l’un avec l’autre, dans la réciprocité mais aussi la séparation, pour une exploration de sens et une (re) mise en sens du monde. Maintenir l’aïda ouvert est donc le mode essentiel de l’accompagnement thérapeutique , et l’on comprend comment l’aire de jeu de Winnicot peut ici s’articuler.

Ce qui se joue dans la relation duelle soigné-soignant est aussi le processus à l’oeuvre au sein d’un groupe. Et l’accompagnement au logement pour un « chez-soi » véritable comporte également, sur le plan du soin, cette dimension fondamentale parce qu’habiter n’est pas seulement s’abriter des intempéries et savoir faire avec les objets appartement, meubles, tâches ménagères, voisins … mais, plus fondamentalement, donner forme à son mode d’être au monde ; vivre sur un mode autonome, demeurer chez soi, suppose le maintien d’un aïda ouvert par lequel le sujet reste en communauté même quand il est seul chez lui, dans l’expérience empirique de la solitude, là où l’angoisse de néantisation est celle d’un monde sans sens où le délire l’assigne à un monde fermé sur lui-même et saturé de signification. L’intersubjectivité précède l’habitation, plus exactement concomitante. La mutualité des échanges, y compris au sein de notre association pour l’accès au logement, soutient cette ouverture. Cet accompagnement comprend aussi la mise en situation concrète, un suivi éducatif, des interactions avec divers intervenants sociaux en place de tiers, qui participent de cet espace à habiter. C’est dans les allers-retours entre l’expérience empirique ainsi faite et le comment du vivre son habitation que s’écrit l’histoire du parcours thérapeutique.

Le psychiatre doit désapprendre pour pouvoir accueillir, il doit aussi aménager les possibilités de « jeu » avec le monde pour permettre au sujet de pénétrer l’espace de son habitation. Parce que celle-ci est toujours inscrite dans l’espace social, la pratique soignante ne peut que s’articuler au social et à ses acteurs dans la cité. On voit pourquoi ce type de pratique d’accompagnement échappe à toute tentative d’évaluation quantitative : la normativité (Foucault et Canguilhem) comme mouvement du sujet pour la mise en forme de sa présence ne peut être mesurée par la distance ou l’écart avec une norme préétablie, moyenne, immobile.

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