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Faut-il évaluer la dangerosité ?

Bruno GRAVIER - Professeur à l’Université de Lausanne, Médecin Chef du Service de Médecine et de Psychiatrie Pénitentiaires du CHUV

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°34 – Mesurer… les effets de l’évaluation (Mars 2009)

Cette question posée tient à la fois de la provocation et de l’injonction. Provocation, car la réponse à une telle question n’est ni simple, ni facile, ni neutre et par les temps qui courent, a bien des chances de ne pouvoir s’articuler que dans l’émotion. Pour beaucoup de psychiatres, il faudrait absolument répondre par la négative pour éviter l’instrumentalisation des équipes et des pratiques soignantes. Pour d’autres, le plus souvent juristes ou politiques, si la réponse est affirmative c’est pour estimer que la psychiatrie actuelle n’a pas d’autres choix que de s’engager dans une approche méthodique de la dangerosité dite criminologique pour jouer à plein le mandat de contrôle social qui lui est donné en faisant fi du caractère aléatoire des connaissances et compétences en la matière.

Tentons donc d’y répondre pour essayer de mettre un peu de cohérence dans ce champ bien malmené, sans occulter le débat politique, mais sans oublier, non plus qu’à côté des enjeux sociétaux, il y a aussi une clinique à identifier, une notion à resituer dans son histoire et sa complexité et des réponses à articuler face à la violence pour préserver une psychiatrie ouverte et digne.

L’enjeu actuel du « populisme pénal » (D.Salas)

Parler de dangerosité déclenche la tempête et ramène inéluctablement le débat autour de la rétention de sûreté et autres mesures en train de se développer dans nombre de législations européennes visant à faire porter par le psychiatre le poids du contrôle et celui d’un enfermement parfois illimité.

L’insistance autour de cette question et l’assignation faite au psychiatre à qui l’on demanderait, une fois évaluée la dangerosité, de « soigner le crime », ne peut que susciter la colère des uns et des autres.

Colère des praticiens du secteur qui se voient brutalement renvoyés dans un champ médicolégal dont ils pensaient que leur pratique avait pu s’éloigner en développant une psychiatrie ouverte sur la cité. Le malade redevient un criminel potentiel.

Colère aussi des praticiens qui ont essayé, depuis quelques décennies, de s’inscrire dans une compréhension de ce qui se joue dans le psychisme des sujets marqués par la violence de leurs actes et ont aussi tenté de penser une articulation entre espace thérapeutique et espace judiciaire pour accompagner ces patients.

Lorsque la dangerosité est définie, comme dans certaines législations américaines, comme « la probabilité de commettre des actes de violence criminelle qui constitueraient une menace continuelle contre la société » ( Jaudel, 2008), il devient difficile d’en faire autre chose qu’un objet criminologique réducteur au service « d’une rationalité de précaution» (Doron, 2008). Le psychiatre, ou tout autre professionnel, ainsi désigné comme opérateur principal de l’identification et de la contention de ces sujets à risque, ne peut que se récuser.

La dangerosité, une notion en prise sur l’émotion et la confusion

Evaluer la dangerosité ouvre cependant à d’autres dimensions qu’il nous faut mieux percevoir  pour y apporter une réponse clinique. Evaluer, c’est accepter de reconnaître un frayage constant avec des dangerosités ressenties, induites, diffuses, sources de pesanteur et de brouillages relationnels ou temporels.

La confusion naît de l’urgence à agir dans laquelle plonge l’évocation du sujet dangereux. L’urgence à soigner un psychotique décompensé et potentiellement violent se trouve mise sur le même plan que l’urgence à se préoccuper du délinquant sexuel potentiellement récidivant. Ce qui se traduit dans l’urgence à mobiliser des législations compulsives comme les a bien décrites D. Salas. Derrière ces urgences résonne la figure du psychopathe, revisité par Melloy et Hare, comme gradient de l’inquiétante réactivité des sujets à évaluer au delà de leur pathologie.

La dangerosité, une notion criminologique

Pourtant, la dangerosité n’est pas née d’hier. Cette notion a été développée par l’école positiviste pour qualifier une catégorie d’individus particulièrement retors, récalcitrants à la loi, voire aux soins (Gassin, cité par Lézé, 2009).

Le « criminel incorrigible » et le « fou dangereux » sont de vieilles figures qui hantent les champs criminologiques et psychiatriques, justement disjoints par la question de la dangerosité. La nouveauté réside sans doute dans l’assimilation de ces différentes figures par certains acteurs politiques dans une dangerosité sociale, diffuse, informe et effrayante, « alors même que l’on croyait cette confusion dépassée… » (C. Protais. D. Moreau, 2009). Danet rappelle le long chemin que la dangerosité a parcouru depuis Lombroso jusqu’à la défense sociale des années 1960 et nous permet de comprendre combien la situation actuelle ne fait que réactiver la vieille tentation positiviste et l’illusion prédictive, stigmatisante et réductrice.

La dangerosité, une notion clinique qui nécessite des repères pour construire une pratique

Confrontés au quotidien à des comportements violents, à l’inquiétude que ceux-ci suscitent, à la nécessité d’articuler des réponses cliniques, il nous est possible de penser la dangerosité dans d’autres coordonnées que la création de nouvelles exclusions ou dans l’illusion d’un risque zéro supporté par le psychiatre. Il s’agit, comme l’a bien décrit Colin, de cerner un phénomène imprévisible, soudain, menaçant, risquant de se répéter ou de s’amplifier, source de sidération psychique. Il s’agit d’un phénomène qui peut témoigner de la violence, psychique parfois tout autant que physique, qui agite le sujet concerné, mais qui peut aussi rendre compte de la violence de l’institution dépassée par des comportements transgressifs et qui contre-agit cette violence dans une escalade symétrique. Si le risque violent lié à la maladie mentale est largement surévalué dans les discours politiques et médiatiques, il existe cependant et peut être mieux anticipé. Dubreucq a, par exemple, montré comment les ruptures de soins pouvaient être mises en relation avec l’émergence de comportements violents après une hospitalisation. Dans un ordre d’idées proche, Hodgins estime que l’attention portée aux troubles les plus aigus lors de décompensations schizophréniques laisse souvent au second plan des éléments qui ont une validité importante dans l’anticipation de comportements violents.

Evaluer la dangerosité, en premier lieu lorsque l’on travaille avec des patients dont on pressent la violence et qui nous inquiètent, c’est avant tout se poser la question de la manière dont on va les aborder et parler, avec eux et en équipe, de leur violence et ce qui peut la déclencher. C’est aussi accepter de se dire, entre professionnels que notre patient est inquiétant et pas seulement parce qu’on le sent comme tel, mais bien parce qu’on est capable d’en nommer certains aspects pour lui restituer ce qui fait inquiétude.

Venons-en au cœur du sujet, celui des instruments développés depuis quelques décennies pour évaluer le risque de violence. Les outils actuariels sont ceux qui mobilisent les débats. Il s’agit « d’estimer le risque de comportements violents pour un individu donné, dans un contexte donné, et selon un temps donné » en référant celui-ci à des variables statistiques dites statiques, c’est à dire qui ne vont pas se modifier en fonction de l’évolution du sujet puisqu’elles appartiennent à son histoire. L’objectif ici n’est pas de comprendre pourquoi tel ou tel aspect est lié au comportement violent; il est uniquement de prédire le comportement violent d’un individu en s’appuyant essentiellement sur une probabilité statistique. » (G. Coté, 2001). Ces outils actuariels, en pointant un certain nombre d’éléments qui ont leur pertinence dans une telle évaluation, ont suscité la folle illusion de la création d’un instrument objectif permettant de quantifier le risque et évacuant la compréhension clinique. Les facteurs marquant l’histoire d’une personne, son exposition à la violence, aux séparations, aux échecs, ses antécédents d’abus d’alcool, son impulsivité, etc. dessinent les contours de la personne dangereuse. On comprend bien qu’une telle vision de l’homme dangereux ne peux que raviver la crainte et le risque de stigmatisation et combien elle peut se mettre au service d’une gestion redoutable des populations incarcérées ou à enfermer.

A l’inverse, une approche qui ne se base que sur notre seule intuition clinique peut être aussi redoutable tant elle peut s’obnubiler de la violence du sujet et de la peur qu’il suscite. Elle peut aussi être prise dans la séduction de la relation, dans la banalisation et l’emprise visant à participer au déni de la violence du sujet.

Aussi, l’enjeu est bien de tenter d’appréhender le sujet dans son histoire autant que dans son actualité en pointant avec lui ce qui peut être mobilisable, et ce qui peut aider à construire un futur où il peut prendre en compte ce qui est inquiétant en lui. En ce sens, les données apportées par les recherches sur l’évaluation du risque violent nous sont précieuses dans la mesure où elles peuvent être utilisées dans une perspective dynamique qui permet l’élaboration d’équipe, la confrontation des points de vue, l’évaluation de la manière dont le patient perçoit le risque dont il est porteur et les projets cliniques qu’il est susceptible de construire pour s’en distancier. C’est le principe d’instruments permettant un jugement clinique semi-structuré tels que la HCR-201 développé par Webster. Il ne s’agit pas là d’établir un score, mais de permettre, à travers la création d’espaces d’échanges appropriés, de dépasser la charge imaginaire que la violence et la dangerosité déposent en nous pour donner un sens à une histoire souvent lourde de violence et de traumatisme.

Evaluer la dangerosité pour poser les limites de l’art divinatoire

Beaucoup estiment que leur seule expérience clinique suffit pour asseoir leur appréciation. Mais toute expérience clinique, aussi approfondie soit-elle, ne permet pas d’utiliser les indicateurs que nous connaissons pourtant bien de manière intuitive. C’est là aussi un des enjeux du débat actuel au sein de notre profession. Evaluer la dangerosité et la violence procède d’une démarche qui se construit et se pratique. C’est en construisant de telles démarches que l’on pourra poser les limites de cette évaluation et en éviter les dévoiements et les utilisations à d’autres fins que cliniques.

Dans le domaine plus spécifique de l’expertise, « la question de la scientificité du pronostic de récidive (…) doit être posée fortement. Comment s’organiser pour que l’expert ne soit pas dispensé de tous comptes ? Que cette évaluation ne devienne un art soustrait à tout contrôle ? » demande J. Danet, juriste éclairé mais attentif aux dérives. C’est bien aussi à cette question que notre profession doit répondre sous peine de voir se développer des officines spécialisées avant tout soucieuses de répondre à la commande sécuritaire actuelle. N’oublions pas que Daumezon avait fortement milité pour que la psychiatrie publique ne s’éloigne pas de ce champ particulier de l’expertise qu’il inscrivait dans un rapport particulier mais privilégié du psychiatre à la cité. La question est toujours d’actualité.

Notes de bas de page

1 NDRL : Echelle d’évaluation semi-structurée utilisée par les cliniciens, et qui comporte 20 facteurs résumant des informations pertinentes

Bibliographie

Coté G., Les instruments d’évaluation du risqué de comportement violent : mise en perspective critique, Criminologie, 34, 1, 2001, 31-45.

Dubreucq J.-L., Joyal C. Millaud F., Risque de violence et troubles mentaux graves, Ann. Médico-psychol., 2005 ; 163: 852-65.

Gravier, B (2008) De la perception de la dangerosité à l’évaluation du risque de violence, in Senon J.-l, Lopet G., Cario R. edts, « Psychocriminologie, clinique, prise en charge, expertise, » Dunod, Paris 2008, 51-65.

Jaudel N., Précaution maximale: prévention de la délinquance aux Etats-Unis et en Europe, Mental, 21, sept 2008, 91-107.

Salas D., La volonté de punir : Essai sur le populisme pénal, Hachette, Paris, 2005.

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