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La dictature de l’urgence

Youcef BOUDJEMAÏ - Directeur du Service Droit des Jeunes (ADNSEA) et du Dispositif Régional d’Information aux Jeunes Etrangers - Lille

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°15 – Dépasser l’urgence (Avril 2004)

Si le temps de la justice a longtemps été associé à la permanence des règles produites et perpétuées par le droit, aujourd’hui il semble que les enjeux se rattachant à l’insécurité urbaine et ceux liées à la politique d’accès aux droits des plus démunis, ont peu à peu contaminé cette temporalité.

L’exaspération devant l’impunité des actes incivils comme le sentiment d’injustice découlant des inégalités sociales ont généré une impatience à rendre justice et un besoin de reconnaissance plus affirmé des droits de chacun dans la vie quotidienne.

Le développement de l’accès au droit n’a pas seulement contribué à l’émergence de la figure victimaire, il a, de ce fait, fragilisé la stabilité temporelle de la justice en confrontant cette dimension juridique du temps inscrite dans la permanence à une conception du droit reposant sur l’urgence sociale. La conséquence la plus aiguë de l’omniprésence de l’urgence dans les permanences d’accès au droit porte sur l’effacement progressif de l’expérience de l’attente.

Le jeune qui vient d’être expulsé de son logement, celui qui s’est vu signifier de manière abusive la fin de son contrat de travail (le plus souvent précaire), le parent qui s’inquiète pour son enfant à la veille des vacances scolaires, à tort ou à raison, des conditions de déroulement du droit de visite et d’hébergement exercé par l’autre parent, l’étranger mineur cherchant une protection, ou encore l’étranger majeur invité à quitter le territoire, représentent autant de situations qui nous plongent dans les contraintes du temps.

La puissance d’une exigence à répondre à l’immédiateté de la souffrance sociale force à réduire la distance entre la réflexion et l’action. La logique de l’action immédiate conditionne la logique d’écoute de compréhension et d’interprétation d’une réalité humaine où se jouent l’inquiétude, la colère, la violence et le conflit. Autant de signes qui tracent les contours de crises synonymes de moments de vérité qui appellent leur nécessaire dénouement.

C’est dire à quel point les motifs de la crise se sont multipliés en affectant de nouveaux espaces professionnels.

Ici et là, une même réalité : la crise ne souffre pas d’attendre. Elle exige une sentence, une réponse à son appel. Pour l’usager, il s’agit de se situer entre ce qui peut se parler et ce qui peut s’agir juridiquement et pour le juriste de se confronter à la trame existentielle du sujet de droit. Par delà, la singularité de sa technique, l’accès au droit pose toujours l’impératif de son espace qui est à la fois social, économique et symbolique. Dès lors, accompagner juridiquement, c’est offrir une « assistance » qui ne doit pas être entendue dans une démarche de substitution du souci de l’autre en lui ôtant ce dont il se préoccupe. L’assistance juridique doit se construire dans une acceptation de restitution de la préoccupation de l’autre, c’est-à-dire, nous dit Heidegger, «l’aider à se rendre lucide dans son souci et à devenir libre pour celui-ci ».

Or, quand le temps de l’écoute et le temps de l’action ne font plus qu’un dans une sorte de magma temporel de l’urgence, toute distance symbolique est abolie.

L’invasion de l’urgence au nom de l’efficacité de l’action, finit ainsi par produire un effacement de la contrainte. Plus les contraintes sociales, économiques, juridiques et psychiques s’exacerbent dans le corps social, plus l’urgence s’érige en discours et en ressources du politique évacuant ainsi tout espace symbolique capable de délivrer de la contrainte immédiate.

De quoi se nourrit cette dictature de l’urgence ?

Sans doute de la crise du projet politique qui renvoie à la difficulté de tenir ensemble, une difficulté provoquée par l’atomisation du collectif.

Quand la temporalité du bien commun renvoie à la permanence de « l’être ensemble », la temporalité de l’urgence nourrit sa dynamique sur la logique individuelle en s’enfermant dans la captation égoïste des droits d’un « JE » de plus en plus extérieur au corps du « nous ».

Une relation n’est pensable que sur le fond d’un horizon commun qui préserve le temps propre à chaque sujet.

La soumission à l’urgence, par la responsabilité que celle-ci impose à l’événement de la réponse, exige un mode de résistance qui passe par une réappropriation du temps. Celle-ci oblige à un retour sur le sens des termes, répondre, réponse et responsabilité, tant dans la relation à l’autre que dans le projet politique.

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