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La traduction comme médiation créatrice à Mayotte, un espace à réfléchir

Amandine BACHINI - Psychologue clinicienne, Centre hospitalier de Mayotte, Association Fikira de Mayotte et d’ailleurs, Mamoudzou, Mayotte
Elodie BERENGUER - Psychiatre et anthropologue, Centre hospitalier de Mayotte, Mamoudzou, Mayotte

Année de publication : 2020

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Linguistique, Psychiatrie, Psychologie, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°75-76 – Pair-aidance, interprétariat et médiations (mars 2020)

Ce travail a été réalisé en collaboration avec les ASH-traductrices Hachimia Abdallah, Sitti Demassi, Zaliffa Gue et Moinamaoulida Kassim. 

Fonctionnant sur le modèle du secteur psychiatrique1 depuis 2001, le service de santé mentale de l’hôpital de Mayotte2 a la particularité d’accueillir une grande partie de patients non francophones, locuteurs de langues locales (shimaore, shibushi et autres formes dialectales du comorien). En face d’eux, la majorité des soignants est exclusivement francophone. La situation de traduction s’inscrit de fait dans la quotidienneté de la pratique, comme une sorte « d’allant de soi » ayant toujours existé par nécessité, mais faisant peut-être l’impasse sur les questionnements émergeant de ces modalités de médiation. Ainsi, au centre médico-psychologique (CMP), la traduction est assurée par des professionnelles mahoraises, occupant des postes d’agent de service hospitalier (ASH) et ne bénéficiant d’aucune formation officielle spécifique ni de reconnaissance institutionnelle pour leur compétence d’interprète.

Autour de ce constat, le désir de penser cet espace de médiation s’est mué en un groupe de travail – composé des quatre ASH traductrices du service, d’une psychologue et d’une psychiatre – selon une approche qualitative utilisant la technique des focus groups, complétée par une analyse thématique. Dans cet article, nous souhaitons ainsi mettre en lumière une démarche de réflexion commune, pluridisciplinaire et pluriculturelle, autour de notre travail en santé mentale à travers le prisme des langues et de la traduction. Après avoir brièvement présenté le contexte linguistique et l’offre de soins à Mayotte, nous aborderons la traduction en tant qu’outil « d’aller-vers » linguistique et culturel porté par les ASH traductrices. Ensuite, nous réfléchirons aux bouleversements de l’espace de soins psychiques induits par la création de la triade soignant-patient-ASH traductrice. Enfin, nous interrogerons les enjeux de reconnaissance professionnelle liés à la fonction de traduction dans ce département ultramarin.

Le contexte de Mayotte : quelles langues, quels soins ?

Le département de Mayotte est marqué par un contexte linguistique spécifique, officiellement francophone3 de par le rattachement de ce territoire à la France mais concrètement plurilingue du fait de son histoire riche et tumultueuse4. Dans un souci de lisibilité, nous nous intéresserons plus particulièrement aux deux langues majoritairement traduites au CMP par les ASH : le shimaore et le shibushi. Le shimaore, langue d’origine bantoue, est la langue maternelle de la très grande majorité de la population ; 70 % des habitants de l’île l’utilisent dans la communication quotidienne et orale. Le shibushi, dialecte malgache spécifique de Mayotte, est parlé par 20 % de la population vivant dans certaines localités de l’île. Les autres langues parlées sont celles des populations ayant immigré principalement des îles voisines des Comores – shinzuani, shimwali et shingazidja dont l’origine est commune avec le shimaore – et de Madagascar, mais également de pays est-africains et de l’Inde, dans une moindre mesure.

L’offre de soins psychiques présente sur le territoire reflète des inégalités majeures au regard de la métropole et des inégalités entre les différentes zones géographiques intra-Mayotte. Sur l’ensemble du département, il n’existe qu’un seul secteur de psychiatrie adulte pour plus de 300 000 habitants (pour un ratio de 1/70 000 habitants en métropole) appartenant au Centre hospitalier de Mayotte (CHM). En ambulatoire, il est constitué d’un réseau de dispositifs comprenant un CMP sur le site de l’hôpital central à Mamoudzou (chef-lieu) où ont lieu chaque jour des consultations en présence d’une équipe pluridisciplinaire complète, quatre sites d’intervention dans des dispensaires périphériques répartis sur le territoire avec une présence plus restreinte en termes de temps et de personnel (trinôme psychiatre/infirmier/ASH traductrice à raison de deux jours par semaine et psychologue une journée par semaine), d’un deuxième CMP plus petit dans le Sud de l’île et d’une équipe mobile de crise chargée d’effectuer la prise en charge des patients psychiatriques aux urgences. Concernant l’hospitalisation, il existe dix lits de courte de durée (pour 30 lits d’hospitalisation/70 000 habitants en métropole), sans aucune structure d’aval au long cours.

À Mayotte, la traduction en contexte de soin est à la fois une évidence et un défi. Comment mettre en perspective toutes ces dimensions pour tenter de proposer des soins psychiques cohérents et pertinents avec les besoins de la communauté ? Pour interroger le rôle de la traduction dans la relation de soin au CMP, notre regard s’est tourné logiquement vers celles qui l’incarnent depuis la création du service, les ASH traductrices.

Traduction et ASH traductrices : de quoi et de qui parle-t-on ?

D’un point de vue étymologique, la traduction, du latin traducere, signifie « passer d’une rive à l’autre ». La fonction de l’ASH traductrice ne se réduit pas à la traduction dans son aspect « instrumental », mais induit une transformation et une participation active dans la relation. Selon Claire Mestre (2015, p. 38), « se lancer dans une activité de traduction, c’est prendre le risque d’être modifié soi-même autant que de modifier ce que l’on traduit. Traduire, c’est alors construire à plusieurs un sens partagé, coconstruire ».

Vient ensuite le questionnement sur la notion du « culturel » : parle-t-on « d’interprétariat culturel » dans les fonctions des ASH traductrices ? Selon Joseph Ondongo (1987, p. 12), l’interprète culturel est « une personne dont le travail – ou le rôle – consiste non seulement à résoudre les médiations linguistiques (la traduction) mais surtout à résoudre les médiations culturelles (permettant la compréhension de la dimension cachée dans la communication) entre les autochtones ou leurs institutions et les migrants ». La spécificité mahoraise fait que les places sont ici inversées, l’autochtone étant le patient et l’étranger symbolique, le soignant métropolitain. Dans le contexte postcolonial de Mayotte, nombreux sont les professionnels venus de métropole qui sont ainsi amenés à devoir travailler avec une altérité culturelle : « L’autre, c’est nous, les wazungu » (métropolitains), formant une catégorie sociale ayant son propre système de valeurs et de représentations. De plus, comment parler de « la » culture mahoraise (comme de toute autre « culture ») de façon unique et immuable ? Est-ce que les ASH sont censées connaître et définir « leur » et « la » culture du patient de façon homogène ? De quel endroit parlent-elles ? Comment dissocier ce « savoir », supposé général, du rapport singulier que chacun entretient avec sa culture et de toutes les transformations et réinterprétations qui se sont produites ?

Dans le service, la fonction semble se rapprocher de la « compétence culturelle5 » (Kleinman et Benson, 2006), qui permet aux professionnels de ne pas stigmatiser le sujet et de ne pas l’enfermer dans des stéréotypes culturels afin d’accueillir sa demande singulière. L’ASH traductrice doit ainsi pouvoir traduire en tenant compte des représentations culturelles et des métaphores utilisées par le patient pour exprimer sa souffrance psychique, tout en évitant toute assignation culturelle simpliste de ce dernier. Toutefois, nous avons choisi de conserver le terme « traduction » dans cet article, au vu de l’absence actuelle de formalisation institutionnelle de leur fonction et de l’usage récurrent du mot dans notre pratique quotidienne.

Si la médiation fait partie intégrante des missions des ASH traductrices, l’ASH n’est pas un médiateur en tant que tel, seul le dispositif est médiateur. En effet, la médiation ne peut reposer sur une seule personne, elle s’appuie « sur une posture de l’interprète et du professionnel, sur l’importance du statut accordé à la langue, à la traduction du sens, qui emprunte des chemins complexes et divers. Elle repose sur différents ingrédients que sont l’alliance thérapeutique, l’explicitation des notions implicites, la mise en question de l’ordre institutionnel, de nos savoirs, et l’évaluation des relations de pouvoir qui agissent à notre insu » (Mestre, 2015, p. 44). Ainsi, plutôt que d’envisager la traduction comme médiation entre patient et soignants, nous avons préféré voir la création de la triade soignant-patient-ASH comme un espace de médiation entre la souffrance à l’origine de la demande de soin et l’univers clinique, mosaïque représentative de la richesse culturelle de l’île.

La triade soignant-patient-ASH : un espace de soin singulier… et pluriel !

Comment la présence d’une ASH traductrice modifie-t-elle l’installation du cadre thérapeutique ? Si « la psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute » (Winnicott, 1975, p. 109), de quelle manière une ASH traductrice va-t-elle trouver sa place dans cette coconstruction ? À Mayotte, les patients pourraient être contraints de cesser d’utiliser leur première langue et de la remplacer par celle de la langue officielle, au prix d’une dépense importante d’énergie psychique. En effet, comme le témoigne Julia Kristeva (1988) dans son œuvre, « habiter des sonorités, des logiques coupées de la mémoire nocturne du corps » serait à l’image d’un caveau secret porté en soi. Ramener ainsi la langue mère6 dans l’entretien comme « possible », c’est ramener le signifiant originaire qui a constitué la première identité. Dans cette perspective, « l’hospitalité langagière » (Ricœur, 2004) du traducteur rend l’accès par la langue à un « système culture » décrit par Tobie Nathan (1994) qui clôture, enveloppe le groupe social, contient son âme, sa dynamique, sa créativité. C’est le lieu d’où diffuse continuellement le sentiment d’identité. Ces éléments théoriques nous indiquent l’importance du premier idiome dans la construction psychique du sujet. La langue portée par les ASH se fait « langue trait d’union », rassurante et fédératrice, elle permet alors l’accès au champ de l’intime. Néanmoins, lorsque le patient a accès au bilinguisme, elle peut également illustrer une menace pour le sujet et amplifier dans certains cas les reviviscences potentiellement traumatiques. Daniel Lagache, dans sur le polyglottisme dans l’analyse (1956) considère que c’est parfois hors de la langue maternelle que peut s’élaborer le conflit psychique, loin des signifiants trop investis d’affects. L’utilisation de la langue d’élection ou d’éducation peut être mise au service de la résistance, et laisser dans l’ombre les traces de l’infantile contenues dans la langue de l’enfance.

Lorsque l’usage de la langue mère est possible, il s’agit ensuite de saisir comment le patient se figure la présence du binôme ASH traductrice-thérapeute métropolitain. « Il faut s’assurer qu’il n’est pas mis d’emblée par le sujet à une place de témoin culturel qui pourrait représenter l’ordre menaçant ou devant qui la révélation de violences accentuerait les sentiments de honte » (Wolmark et al., 2015, p. 62). Lors d’une séance, une patiente ayant subi un viol insiste sur l’importance d’avoir une thérapeute mzungu7 et une ASH traductrice de l’Est de l’île, de peur que les prochaines ASH puissent être de son village ou de sa communauté. Par cet exemple, nous pouvons mettre en lumière la mise en danger potentielle de l’intime et de la confidentialité.

Dans d’autres situations, la seule présence d’une ASH mahoraise invite à décaler le regard : le binôme soignant implique que le thérapeute métropolitain n’est pas tout-puissant, il ne sait pas tout. Cela crée un sentiment de grande humilité qui dénoue et construit de nombreuses alliances thérapeutiques. Aussi, le positionnement du soignant métropolitain peut, dans un premier temps, être mis à mal par ce déplacement. Il s’agit d’accepter de perdre du pouvoir en introduisant un tiers dans la relation thérapeutique qui remet en cause le cadre du face-à-face, le fameux « colloque singulier ». Le dialogue devient alors trialogue, ce qui suppose de la part du professionnel un décentrage, posture que l’on n’expérimente pas forcément dans l’exercice du soin mais dans le voyage (Mestre, 2008), et la confrontation à ce qui n’est pas familier. En entretien, c’est ainsi qu’une relation à trois multitransférentielle s’inaugure. « La simple circulation des échanges vient figurer que, de nouveau, un lien à l’autre, une dynamique relationnelle, une circulation des émotions sont possibles. Cet espace créé rappelle l’aire transitionnelle – un réel moins écrasant et une place retrouvée pour l’imaginaire et le jeu psychique» (Wolmark et al., 2015, p. 63). De plus, la présence de ce temps déplié de la traduction, appréhendé comme une chance, semble faciliter l’espace de rêverie nécessaire décrit par Wilfred Ruprecht Bion (1962) dans le travail psychothérapeutique. Cette triangulation de la relation thérapeutique amène des moments de pause propices à la réflexion, crée une autre temporalité avec des temps de respiration et d’échanges qui fédère une secondarisation des processus psychiques. Ainsi, cette triade permet de coconstruire un espace de médiation créatrice : à la fois pour le patient et pour la relation interprofessionnelle. Mais si les compétences relationnelles et culturelles des ASH traductrices semblent bien repérées, leur statut au sein de l’équipe soignante reste soumis à divers enjeux.

Enjeux de reconnaissance et ambivalences cicatricielles

Au cours des focus groups, l’attention portée aux parcours professionnels des ASH a permis de mettre en lumière la diversité de leurs expériences mais également des similitudes reflétant l’ambivalence liée à la fonction de traducteur dans l’institution. Certaines d’entre elles ont été embauchées au CHM directement dans le service de psychiatrie lors de sa création, quand d’autres ont transité par d’autres services de soins somatiques. Toutes ont dit avoir été recrutées en tant qu’ASH et assignées par ailleurs au travail de traduction. La mise en concurrence entre les différentes tâches n’a jamais été explicitée dans leur fiche de poste. Ainsi, au CMP, même si elles sont déjà occupées à leur travail d’entretien ménager, elles sont tacitement tenues de se rendre disponibles aux sollicitations des soignants métropolitains au moment où ils ont « besoin » de leurs compétences en traduction, ce qui génère des interruption de tâches et un fractionnement du travail inconfortable. En revanche, lorsqu’elles sont affectées « aux secteurs » (consultations en dispensaire), elles partent en déplacement avec un binôme psychiatre-infirmier et participent à tous les entretiens en tant que traductrices. Bien que les recherches (Karliner, et al., 2007 ; Bauer et Alegria, 2010) aient démontré que la présence d’un interprète professionnel formé augmentait la qualité du soin des personnes allophones, aucune ASH n’a bénéficié d’une formation officielle spécifique concernant cette attribution, même au fil des années. Elles ont toutes acquis de manière informelle une série de compétences, relatives tant à la traduction en elle-même qu’à la relation de soin : notions cliniques, ajustement du vocabulaire, positionnement dans la relation triangulaire, qualités d’accueil et d’empathie, etc. Certaines parmi les plus anciennes ont également pris sur leur temps personnel pour se former aux notions clés de la santé mentale et de l’éducation thérapeutique auprès d’une psychologue mahoraise bilingue qui a travaillé près de 10 ans dans le service.

S’il est clair que l’institution de l’hôpital peine à effectuer le travail de reconnaissance officielle de leur statut, leur investissement dans l’activité de traduction et de soin au quotidien n’est plus à démontrer. Or les rapports interprofessionnels au sein du service restent teintés d’ambivalences à divers niveaux. Dans le binôme ou trinôme thérapeutique, par exemple, les ASH rapportent qu’elles ressentent parfois un climat de suspicion de la part des thérapeutes métropolitains : impression de remise en question de leur façon de traduire, injonctions à la traduction de certains mots ou hésitations sur l’usage de la première ou de la troisième personne du singulier. Elles déplorent l’absence ou l’insuffisance de temps d’échanges après les entretiens. Un autre point questionnant est le système imposé de rotation systématique des ASH sur les différents dispensaires, ne leur permettant pas de s’inscrire en tant que référentes ou coréférentes d’une file active de patients déterminée. Ce fonctionnement pourrait sous-entendre un désir de contrôle de la relation à trois par les soignants métropolitains, où l’ASH traductrice ne serait perçue que comme un « objet du soin » et non comme une actrice de l’alliance thérapeutique à part entière. Ces ambivalences semblent avoir été intériorisées par les ASH elles-mêmes. Elles sont, par exemple, parties prenantes de ce système de rotation sur les secteurs, qui les préserve peut-être d’enjeux transférentiels trop massifs. Elles accompagnent ainsi des patients sur l’île depuis des années, en pointillé, leurs propres mouvements contre-transférentiels étant plus facilement mis à distance. Ne bénéficiant pas d’analyse de la pratique ni de formation aux enjeux du soin psychique, cette stratégie participe à soutenir l’insoutenable via un transfert diffus, multifocal et partagé entre elles.

Les focus groups ont révélé une hétérogénéité de positionnements et d’enjeux pour les ASH traductrices, avec néanmoins comme « fierté commune » un « aller-vers » le patient et sa famille et une participation à l’amélioration des soins. Elles ont pu revendiquer diverses compétences, notamment relationnelles et culturelles : elles envisagent la traduction comme un « soin », qui commence « dès la salle d’attente » lorsqu’elles appellent les patients et qu’elles les rassurent sur le fait qu’ils pourront s’exprimer dans leur langue et être compris dans leur culture. Elles revendiquent des qualités dans l’éducation thérapeutique comme expliquer aux patients et à leurs familles le but d’un traitement ou les modalités d’un suivi. Elles ont également conscience de leur rôle de mémoire du lien thérapeutique au fil des années dans un contexte de turn-over rapide des personnels de santé au CHM. Enfin, elles soulignent leurs compétences dans la prise en charge pluridisciplinaire en traduisant au thérapeute l’univers culturel et religieux du patient, nommant avec humour leur rôle dans « l’éducation du médecin ».

Paradoxalement, elles ont répété à de nombreuses reprises qu’elles n’étaient « pas des soignantes », en réaction à l’invisibilisation de leur rôle dans le soin, à la fois par les soignants et par l’institution. Cette hiérarchisation des statuts professionnels pose en filigrane la question de la hiérarchisation des connaissances (Fanon, 1952). À quel type de savoir accorde-t-on ou pas de la validité ? Et quelle est la langue8 du savoir ? Ici, quand le savoir académique clinique, essentiellement porté par des professionnels de soin francophones, semble avoir toute légitimité au sein de l’institution, ceux expérientiels et culturels, véhiculés par les langues locales ne semblent pas bénéficier de la reconnaissance qui leur est due. Cette infériorisation implicite du travail de traduction nous a semblé sous-tendue par un processus d’effacement de la mémoire, pointé notamment par une des ASH qui déplorait que ce travail de légitimation soit sans cesse à refaire, au gré des arrivées et des départs des nouveaux professionnels métropolitains. Elle nous a même révélé avec dérision que certaines avaient reçu un « diplôme » de traductrice de la part d’un ancien psychiatre du service, mais que cela n’avait en rien fait avancer le statut des ASH traductrices dans l’hôpital.

Ce questionnement fait écho à celui très actuel des traces traumatiques de l’héritage colonial, à la fois pour les descendants des populations colonisées et pour ceux des états colonisateurs. En effet, les diverses langues parlées au sein du territoire français – métropolitain et ultramarin – sont des témoins de l’histoire coloniale de la France, longtemps tenue à l’écart du travail de mémoire essentiel à la pacification du présent (Blanchard et Bancel, 2011). C’est en ce sens que nous pouvons suggérer le terme d’ambivalences cicatricielles quant à la reconnaissance du statut socioprofessionnel des ASH traductrices mahoraises dans le service, statut qui contient en lui-même à la fois la langue, le savoir expérientiel et la mémoire d’un peuple anciennement colonisé par l’État français. Ces ambivalences sont d’autant plus frappantes qu’elles ne sont que rarement évoquées par l’équipe soignante, le sujet étant soigneusement contourné, ce qui témoigne bien de la difficulté contemporaine à questionner notre héritage commun, même chez des professionnels censés être outillés pour aborder les dimensions inconscientes. Dans ce contexte, les ASH traductrices ont pu développer des formes de solidarités entre elles, comme le fait de se regrouper à la fin de leur journée de traduction pour manger ensemble et se raconter leurs expériences de travail en shimaore…

Conclusion

À travers ses aspects multitransférentiels qui, tantôt protègent, tantôt ébranlent les défenses, l’espace de médiation délimité par la triade soignant-patient-traducteur représente un outil créateur de richesse clinique et culturelle. L’imaginaire de l’enfance peut se déployer dans la langue maternelle ou bien, à l’inverse, se replier dans la langue d’élocution. Le moment de la traduction permet une respiration dans le rythme de l’entretien, générant une temporalité psychique nouvelle et un univers clinique et culturel inédit. Enfin, l’enthousiasme et la disponibilité que les ASH traductrices du service ont manifesté tout au long de ce travail malgré les difficultés rencontrées témoignent du potentiel créatif de l’outil de médiation que représente la traduction en milieu de soin, que ce soit envers les patients et leurs familles, au sein de la dynamique interprofessionnelle ou encore dans la démarche d’exploration de la mémoire collective, quelle que soit la langue que l’on parle ou le statut professionnel que l’on occupe. Ce travail réflexif sur les atouts et enjeux liés à la traduction en contexte de soin nous semble essentiel à poursuivre, au sein des équipes de soin et plus largement aux plans institutionnels et politiques.

Notes de bas de page

Circulaire du 15 mars 1960, « sectorisation en psychiatrie » : les soins psychiatriques seront organisés par une même équipe délivrant ses prestations dans la cité comme à l’hôpital. Le secteur repose donc sur un continuum « dedans – dehors »  adaptés aux besoins des patients.

2 Mayotte est un archipel de 374 km2 composé de deux îles principales dans l’océan Indien situé entre les Comores et Madagascar. Elle est devenue en 2011 le plus récent département et région d’outre-mer français (DROM).

3 Le français, présent à Mayotte depuis 1841, est la langue de l’administration, de l’enseignement public et la langue officielle nationale.

Ancienne colonie française et ancienne Union des Comores, elle fait aujourd’hui face à des évolutions sociales rapides et connaît une forte envolée démographique et migratoire.

Compétence : le décentrage, la compréhension des références culturelles du patient dans le cadre du transfert et la nécessaire confrontation des modèles explicatoires de la souffrance et du soin entre le thérapeute et son patient (Kleinman et Benson, 2006).

Désigne non pas la langue de la mère, mais la langue acquise en premier par l’enfant (De Pury, 1994).

7 Terme linguistique bantou utilisé à Mayotte pour désigner les personnes d’ascendance européenne.

8 « Les langues n’ont pas le même statut et peuvent témoigner d’un état diglossique c’est-à-dire un état dans lequel se trouvent deux variétés linguistiques coexistant sur un territoire donné et ayant, pour des motifs historiques et politiques, des statuts et des fonctions sociales distinctes, l’une étant représentée comme supérieure et l’autre inférieure au sein de la population » (Madi, 2016, p. 117).

Bibliographie

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