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Considérer les attachements des sans-abri aux animaux

Gabriel URIBELARREA - Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Lumière Lyon II, Doctorant en sociologie, Centre Max-Weber – UMR 5283, Université Jean-Monnet/Université de Lyon, Membre du réseau de recherche « Aux frontières du sans-abrisme », Lyon

Année de publication : 2019

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°72 – Les animaux pansent (juillet 2019)

La scène se déroule un vendredi de septembre 2015, par un après-midi ensoleillé, dans une institution d’hébergement médicalisée pour personnes sans abri. Nous sommes dans le coin fumeurs de l’établissement, un espace extérieur abrité par des coursives, équipé de cendriers et de bancs, qui fait la transition entre l’intérieur et le grand jardin de la structure. J’y découvre, sous le regard bienveillant de plusieurs patients1, un chaton; le dernier né d’un groupe d’une dizaine de chats errants installés dans le jardin de l’institution.

Parmi les personnes présentes, aucune n’est d’accord sur la manière dont il est arrivé là. Ce qui semble sûr, c’est qu’« il n’est pas sevré et que sa mère ne va plus vouloir s’en occuper vu que tout le monde l’a touché », comme le répète inlassablement Daniel2, un patient. Tout en le caressant, les personnes sans abri discutent et s’interrogent. Elles soulignent à la fois qu’« il est beau » et « mignon », mais se préoccupent aussi de son devenir : « Il est vraiment petit ! Tu crois qu’il a quel âge ? On ne peut pas le laisser comme ça, qu’est-ce qu’on va en faire ? » Prévenue par la secrétaire de l’établissement, la Société protectrice des animaux (SPA) viendra le chercher en début de semaine prochaine. En attendant, quelques patients s’organisent. D’abord, ils décident de lui laver les yeux qu’il a mi-clos et qu’ils estiment sales : une personne va prendre dans sa chambre des cotons-tiges qu’elle ramène par dizaine ; à leur demande, je vais en salle de soins chercher du coton et du sérum physiologique auprès des infirmiers. Une fois le matériel récupéré et rassemblé, deux personnes s’attellent au nettoyage : l’une tient le chaton, l’autre passe délicatement le coton imbibé de sérum sur le contour des yeux de l’animal. Après l’avoir nettoyé, elles le reposent au sol. Le reste de l’après-midi, il reste dans le coin fumeurs, au milieu des patients qui ne le quittent pas des yeux et veillent à ce qu’il ne lui arrive rien. Cette prise en charge du chaton se poursuit durant le week-end au cours duquel Monsieur Taous lui donne les restes de ses repas et le fait dormir dans sa chambre, sur son lit. À son départ, le lundi suivant, il me confie être « triste. Je m’étais attaché, c’est une bonne compagnie. Quand j’aurai un appart, plus tard, je prendrai un chat ! »

Aussi extraordinaire soit-elle, cette séquence fait écho à d’autres situations quotidiennement observables dans l’institution : certains patients ne finissent jamais leur repas afin de pouvoir donner des restes aux chats ; certains passent du temps à les caresser, à jouer avec eux ; Éric, un patient, a quant à lui donné un nom à un chat et lui a confectionné une litière en remplissant de gravier un carton récupéré dans une poubelle, qu’il a installée dans sa chambre afin qu’il puisse y rester. Chacune à leur manière, ces situations rendent compte de l’attachement qui s’est noué entre les personnes sans abri et les chats ; attachement qui contribue au « maintien de soi3 » des personnes et participe à leur manière d’habiter4 les lieux. Cependant, celui-ci n’est a priori pas simple à tisser. En effet, ces chats errants ne sont pas désirés et leur présence constitue même un problème, comme en témoigne ce compte rendu de réunion, affiché dans le réfectoire et signé par la Direction : « À plusieurs reprises la mairie […] est intervenue à la demande de la Direction pour recueillir les chats de plus en plus nombreux sur le site. Afin de ne pas encourager les chats à rester dans les environs, il est demandé à l’ensemble des résidents de ne pas les nourrir. Toute nourriture déposée à leur intention sera ramassée et jetée par le personnel. » Signe de leur réflexivité, les personnes sans abri et les professionnels font fi de cette interdiction. Ainsi, je n’ai jamais observé5 ni même eu écho d’un professionnel qui aurait jeté la nourriture déposée par les patients pour les chats. Au contraire, les professionnels sont attentifs à ce qui se joue entre les personnes sans abri et les chats, se questionnent sur cette relation sans l’empêcher ou l’interdire. Ils s’inscrivent plutôt dans un registre de la considération au sens où prendre en considération, c’est, selon la formule de Marielle Macé, « se mettre à l’écoute de l’idée qu’énonce tout état de réalité6 ». Être à l’écoute des situations, c’est ce qu’illustrent les propos de cette professionnelle qui, observant les personnes sans abri s’organiser pour prendre soin du chaton, me confie en aparté : « C’est dommage qu’on ne laisse pas les patients s’occuper des chats, ça leur plaît. On devrait plutôt faire des activités avec les chats. Ça leur ferait du bien, je pense. » De cette relation humain-animal, elle pressent que le care accompli par les patients envers les chats n’est pas unilatéral : « En recevant des soins des humains, les animaux deviennent pourvoyeurs de soin7. » Elle justifie ainsi l’intérêt de ne pas empêcher les patients de s’occuper des chats et ouvre de nouveaux possibles pour la relation de soins en imaginant « des activités » avec eux ; la cohabitation avec les chats est repensée à l’aune de sa « qualité soignante ».

Plus généralement, cette description ethnographique permet d’esquisser un horizon pratique : soigner une personne nécessite de considérer les attachements (aux animaux, mais aussi à des êtres humains, à des lieux, à des objets, etc.) qui la « font être8 », qui la rattachent à un environnement particulier, qui lui permettent d’agir et la contraignent en même temps.

Notes de bas de page

1 La catégorie de « patient » est employée dans l’institution par les professionnels mais aussi par les personnes sans abri elles-mêmes.

2 Les prénoms et les noms ont été modifiés.

3 Breviglieri, M. (2013). Peut-on faire l’histoire d’un attachement ? L’invention d’une vie dans les Aurès (Algérie). SociologieS. Repéré à https://journals.openedition.org/sociologies/4403

4 Gardella, E. (2019). Comprendre le refus de l’hébergement d’urgence par les sans-abri. Métropolitiques. Repéré à https://www.metropolitiques.eu/Comprendre-le-refus-de-l-hebergement-d-urgence-par-les-sans-abri.html

5 L’enquête ethnographique a été conduite entre mars 2015 et février 2016.

6 Macé, M. (2017). Sidérer, considérer : Migrants en France, 2017. Paris : Éditions Verdier.

7 Michalon, J. (2014). Panser avec les animaux : Sociologie du soin par le contact animalier. Paris : Presses des Mines.

8 Latour, B. (2000). Factures/fractures : de la notion de réseau à celle d’attachement. Dans A. Micoud et M. Peroni (dir.), Ce qui nous relie (p. 189-208). La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.

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