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Les épreuves de professionnalité, entre auto-mandat et délibération collective. L’exemple du travail social

Bertrand RAVON - Sociologue, Université de Lumière Lyon II, Centre Max Weber, Lyon
Pierre VIDAL-NAQUET - Sociologue, CERPE, Centre Max Weber, Lyon

Année de publication : 2018

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°67 – Supporter le travail ? (Avril 2018)

Les difficultés que rencontrent les professionnels engagés dans des relations d’aide et de soin peuvent être considérées comme des « épreuves ». Ce rapprochement entre difficultés et épreuves suggère que la pénibilité du travail est source de souffrances – physiques ou morales – et peut conduire, à force de répétitions, à l’usure professionnelle. Les exemples sont légions de soignants ou d’aidants, qui, face à des tâches éprouvantes qui sont à réaliser sous la pression de l’efficience et de l’urgence, en viennent à considérer leur travail comme impossible et insupportable.

Nous voudrions dans cet article effectuer un pas de côté en abordant ces difficultés sous l’angle de ce que nous avons appelé les « épreuves de professionnalité » (Ravon, 2010 ; Ravon et Vidal-Naquet, 2014). Ce léger déplacement ne consiste pas à nier que la charge de travail, dans la relation d’aide et de soin, puisse devenir intenable. Nous voulons simplement indiquer, par cette expression, que les épreuves dont il est question n’ont pas seulement comme conséquence d’éprouver les aidants ou les soignants. Elles ont aussi pour effet de bousculer leur professionnalité, aussi bien négativement que positivement.

Nous nous appuyons pour cela sur plusieurs enquêtes de type ethnographique qui nous ont amenés à observer le travail de professionnels intervenant dans les champs social, sanitaire ou médico-social. Le présent article s’appuie plutôt sur des enquêtes menées auprès de travailleurs sociaux et fait donc référence aux évolutions dans les secteurs social et médico-social (Hennion et Vidal-Naquet, 2015 ; Ravon et Laval, 2015 ; Ravon et Vidal-Naquet, 2016). Il convient cependant de préciser que si les épreuves de professionnalité sont de même nature, quel que soit le domaine d’intervention – sanitaire, social ou médico-social –, elles s’actualisent sous des formes très différentes selon les situations concrètes rencontrées et selon le mandat des intéressés. Les travailleurs sociaux par exemple, qui exercent leur profession en tant qu’éducateurs de prévention ou d’auxiliaire de vie, ne sont pas soumis aux mêmes pressions et ne rencontrent pas les mêmes problèmes que les professionnels qui ont en charge l’accompagnement des usagers dans leur accès aux droits, ou que les intervenants sociaux qui œuvrent dans le secteur de l’enfance, ou qui interviennent en direction d’adolescents dits « difficiles ».

Troubles dans la professionnalité

Quels que soient les domaines d’activité, quels que soient leurs métiers, les professionnels nous semblent confrontés à des épreuves qui questionnent à nouveaux frais leur professionnalité, c’est-à-dire leur façon très concrète d’exercer leur métier. La professionnalité, selon nous, est cette capacité issue de l’expérience, qui permet à des professionnels à la fois de respecter les règles du métier – ils ont été formés dans cette perspective – et de les transgresser afin de s’adapter aux situations. D’où ce paradoxe : les professionnels sont investis d’un ou plusieurs mandats précis qui relèvent du travail prescrit. Mais en même temps, lorsque les situations deviennent complexes, ils doivent s’adapter à elles, au besoin en s’éloignant du mandat initial. Dans ces situations, ils peuvent s’écarter du mandat prescrit pour s’attribuer un mandat adapté aux circonstances et que nous proposons d’appeler « auto-mandat ». Avec la notion de professionnalité, le pas de côté que nous proposons ne consiste pas tant à analyser les rapports de conflits entre mandat prescrit et auto-mandat qu’à rendre compte des manières de tenir ensemble la même chose et son contraire, à savoir ce que l’on est dans l’obligation de faire et ce que l’on fait en réalité. C’est une telle tension  – qui, on le verra, tend à s’inscrire dans la durée  – que nous considérons ici comme une épreuve de professionnalité.

L’« épreuve » dont on peut faire l’expérience dans l’examen scolaire révèle ce dont les candidats sont capables. Elle peut être franchie avec succès ou se solder par un échec. Les aptitudes de l’impétrant sont alors évaluées au regard de critères, de barèmes ou de règles du jeu prédéfinis. Les épreuves de professionnalité dont nous parlons sont d’une autre nature car ni les critères ni les procédures à l’aune desquels sont jugés les protagonistes ne sont ici préalablement déterminés. La réussite ou l’échec deviennent bien souvent indécidables. La légitimité des ajustements qui se produisent dans le cours de l’action ne bénéficie d’aucune garantie. L’épreuve de professionnalité renvoie donc à un moment d’indétermination de l’action au cours duquel les forces en présence se révèlent dans toutes leurs disparités. Devant ces situations inextricables et indécidables, et cependant tout à fait ordinaires, les intervenants hésitent : leurs savoirs prédéfinis sont pris en défaut, les normes et les règles sont instables, leurs diagnostics deviennent discutables. Ils ne sont jamais à l’abri du risque d’un jugement « subjectif », « partial », voire de l’« arbitraire ».

Prenons l’exemple de la prise en charge de Sam – un adolescent dit « difficile » – sur laquelle nous reviendrons au cours de cet article. Quel arbitrage doit faire le juge entre le rapport social de l’éducateur qui soupçonne les parents de ce jeune de ne pas adhérer à l’aide éducative proposée et qui plaide en faveur d’une intervention judiciaire, et l’avis du psychiatre qui considère au contraire que les parents sont tout à fait capables d’éduquer leur enfant ? Que faire plus généralement lorsque les appréciations des uns et des autres ne convergent pas, voire s’opposent ? Quelle stratégie déployer dans l’attente qu’une place dans un foyer adapté à la problématique de Sam se libère ? Il n’y a pas de réponse vraiment satisfaisante. Toute réponse est alors porteuse de nouveaux problèmes éventuels. L’épreuve n’est pas un moment, aussi difficile soit-il, qu’il s’agit de franchir. Elle tend au contraire à s’étirer dans le temps.

Telle que nous l’envisageons, l’épreuve de professionnalité est en effet un processus ponctué par un enchaînement de séquences, depuis la situation – souvent paroxystique – à laquelle les professionnels sont confrontés jusqu’au moment où le problème, éventuellement redéfini, trouve une issue. Mais ce terme existe-t-il ? Dans le cas de Sam, la nouvelle mesure éducative imposée par le juge semble mettre fin à l’épreuve. En fait, il n’en est rien. Le nouveau mandat qui attend l’éducateur ne fait que définir un autre cadrage du problème et ne fait donc que prolonger l’épreuve en ce qu’elle a d’incertain.

Souvent, les temps de reprise permettent aux intervenants impliqués de mettre les choses à plat, de se poser, de prendre de la hauteur, sans que pour autant l’incident initial ne soit réglé. Le moment de reprise de l’action ne vient pas seulement valider ou non l’action ; il la prolonge, au sens où les protagonistes présents redistribuent les cartes du jeu pour voir le problème avec un nouveau cadrage. Certes, lorsque le problème ne fait plus l’objet de délibération, il peut être considéré comme « réglé ». Mais peut-être aussi, ne l’est-il pas complètement. D’autant que les épreuves se manifestent non pas sur un seul registre, mais sur plusieurs, ce qui complique leur discernement.

Les professionnels dont nous avons observé les pratiques sont en effet soumis à plusieurs types d’épreuves qui, bien souvent, s’enchevêtrent. Dans le cadre de cet article, nous en retiendrions trois : les épreuves émotionnelles, les épreuves organisationnelles et les épreuves politico-éthiques. De telles épreuves peuvent se combiner ou non, se renforcer mutuellement, ou bien encore se neutraliser. Si l’incertitude de leur issue est ce qu’elles ont de commun, ces épreuves ne sont pas forcément négatives et ne sont pas à voir nécessairement comme des expériences douloureuses ou pénibles. D’autant que, comme nous le verrons, les professionnels ne les subissent pas forcément. Selon différentes modalités, individuelles ou collectives, ils les régulent et en transforment le sens.

Épreuves émotionnelles

Toute relation d’aide est soumise au débordement d’affects. Ces débordements peuvent prendre la forme d’une mise à distance de l’usager lorsque le professionnel ne parvient pas à surmonter ses sentiments de dégoût, de colère ou d’indifférence. À l’inverse, ils peuvent se manifester par une trop grande proximité compassionnelle et se traduire par une emprise du professionnel sur l’usager. Pendant longtemps, c’est surtout la position « distanciée » qui a retenu l’attention. Aujourd’hui, suite aux études sur le care, l’accent est mis sur l’importance d’être au plus près des situations concrètes pour les traiter avec justesse, notamment de manière à s’assurer que l’aide apportée répond bien aux attentes sinon aux demandes du bénéficiaire. C’est en ce sens que le travail social revendique aujourd’hui davantage de proximité (IGAS, 2005). Quoi qu’il en soit, la « bonne distance » ou la « bonne proximité » est un entre-deux que tout professionnel se doit de trouver pour éviter la trop grande froideur ou bien la chaleur excessive. Mais si l’on suit les travaux d’Arlie Russel Hochschild (2017), la « bonne distance » n’est pas une affaire de positionnement. Elle relève plutôt d’un travail incessant dont l’issue dépend essentiellement des interactions. Pour la sociologue en effet, le travail émotionnel désigne cette recherche intensive d’une relation suffisamment bonne, selon deux directions. D’une part, le travail émotionnel sur soi consiste, pour le professionnel, aussi bien à contenir ses propres émotions – celles qui ne sont pas appropriées à la situation – qu’à promouvoir et exprimer les émotions qui le sont. D’autre part, le travail émotionnel consiste aussi à agir sur l’état mental des personnes, par exemple, en neutralisant l’expression de leur découragement pour valoriser au contraire leurs espérances et leurs désirs. Les travailleurs sociaux en effet sont appelés aujourd’hui à soutenir les capacités des personnes, et par conséquent à travailler en partie sur leurs émotions. Dans ces conditions, la « bonne distance » ou la « bonne proximité » n’est pas une position à trouver, mais le produit d’un travail relationnel à réaliser, lequel ne peut être prédéfini, et doit au contraire s’inventer et se négocier dans le cours même de l’action. Dans ce cadre, la résolution de l’épreuve ne peut qu’être incertaine. C’est ce que donne à voir l’arrivée de Sam dans un lieu de vie animé par des permanents extérieurs au monde du travail social et choisis justement pour cela. Les travailleurs sociaux référents attendent en effet de ces intervenants qu’ils sortent d’une logique éducative, qui à l’évidence ne correspond plus aux attentes de ce jeune, pour tenter une aide relationnelle davantage centrée sur « le quotidien ». Dans un premier temps, l’expérience se révèlera concluante, les permanents arrivant à « raccrocher » Sam aux « réalités de la vie » et à s’attacher à lui. Elle fera ensuite l’objet d’une dégradation.

Épreuves organisationnelles

À partir des années 1980, le problème de l’usure professionnelle a été plus généralement posé du côté de l’organisation qui, à la faveur de nombreuses mutations, soumet les professionnels à d’importantes pressions bien souvent contradictoires. D’un côté en effet, on assiste à une parcellisation et une flexibilisation du travail portées par la recherche obsessionnelle des coûts, à une individualisation des responsabilités en matière de résultats et d’un autre côté, à une prolifération des procédures, à une augmentation de la charge et de l’intensité du travail, à une précarisation des statuts. Ces phénomènes ont largement été documentés et analysés par les travaux en psychosociologie clinique du travail ou en sociologie du travail et des organisations. Ceux-ci constatent que le risque d’usure et de burn out est élevé lorsque l’engagement personnel et émotionnel des salariés est fortement sollicité alors que ceux-ci n’ont qu’une faible latitude décisionnelle et que, en raison de leur isolement, de la concurrence entre pairs et de l’absence de reconnaissance institutionnelle, ils ne bénéficient pas de soutien social. Ces travaux ont surtout porté sur le monde industriel, dans le champ des services et notamment dans celui de la santé. Ils ont peu concerné le travail social qui ne semblait pas être la profession la plus exposée aux risques psycho-sociaux. Or cette situation se modifie non seulement en raison de la massification de l’exclusion et de la précarité mais aussi en raison de l’importation dans le secteur de la culture des résultats. L’activité des travailleurs sociaux a alors tendance à être de plus en plus évaluée au regard des flux d’entrée des usagers dans les différents dispositifs de prise en charge. Le phénomène de segmentation, repérable dans d’autres champs, touche aussi le travail social qui se décline maintenant au « singulier », en sorte que les professionnels se trouvent eux aussi dans des situations d’isolement pour affronter les épreuves organisationnelles. Quelles que soient leurs appartenances institutionnelles, les professionnels doivent se conformer aux protocoles et aux procédures, mais aussi les dépasser pour s’adapter au mieux aux situations singulières. Leur mandat institutionnel ne leur suffit plus. Dans chaque situation, c’est alors sans garantie qu’ils sont conduits à affronter l’épreuve de l’auto-mandat. La référente ASE de Sam en est un bon exemple : chargée depuis plusieurs années de mobiliser des ressources (hébergement, remédiation cognitive, suivi psychologique, etc.) avec des moyens réduits, et de coordonner les interventions de professionnels d’appartenance institutionnelle et disciplinaire multiples, elle se trouve régulièrement confrontée à des situations inextricables, sans possibilité d’obtenir le soutien de sa cheffe de service, prise elle-même par bien d’autres priorités…

Épreuves politico-éthiques

Tel qu’il a été historiquement conçu, le travail social avait principalement pour objectif d’« intégrer » les personnes un moment fragilisées par des événements divers (maladie, accident du travail, perte d’emploi, conflit familial, etc.), en leur attribuant des droits ou des allocations, ou mieux encore en les aidant à s’insérer ; il s’agissait, autrement dit, d’accompagner des changements « d’état » ou de « statut ». La déportation actuelle de la focale sur l’incitation des personnes vulnérables à s’engager dans un « parcours » qu’il s’agit d’accompagner dans la durée, signale que, dans le contexte de précarité et de désinstitutionalisation, c’est la capacité des individus à gérer les ruptures qui devient l’un des axes majeurs du travail social. Dans ce cadre, la perspective d’émancipation change de temporalité. Il ne s’agit plus de considérer seulement l’autonomie comme le résultat à terme d’une éventuelle insertion autrement dit d’un changement « d’état ». Il s’agit de la construire au présent en soutenant la capacité des individus à autogérer leurs parcours et à en assurer la fluidité. Autrement dit, il est demandé aux professionnels de l’action sociale de maintenir l’objectif propre à l’État-Providence d’égalisation des conditions, tout en favorisant la logique néolibérale d’activation des « parcours », ceci dans un contexte où l’horizon est particulièrement sombre.

Cette double logique, qui vise à tenir ensemble protection et liberté, conduit à une multiplication des situations « indécidables » lorsque les individus sont incités à faire l’impossible pour s’en sortir ou lorsque par leurs propres choix, ils s’écartent des normes sociales, se mettent en danger, compromettent leur qualité de vie, et par voie de conséquence leur autonomie. Pour les professionnels du social, les épreuves sont à la fois de nature politique et éthique : politique au sens où ce qu’il convient de faire en situation n’est plus éclairé par les perspectives d’avenir et la dynamique du progrès social ; éthique au sens où ce qu’il convient de faire ne peut plus s’apprécier au regard des critères du bien et du mal, dont les fondements sont aujourd’hui discutés et surtout éminemment subjectifs. Ces épreuves politico-éthiques érodent la dimension collective et politique du travail social et renvoient les professionnels à leurs propres éthiques personnelles pour traiter des situations devenues indécidables.

Reprenons l’exemple de Sam, qui est un fumeur invétéré de cannabis. Malgré les règles de droit très strictes en la matière et la volonté de l’équipe éducative de poser un cadre clair et constant, il s’avère qu’il est impensable de lui interdire toute consommation, la privation de cannabis se payant à chaque fois par des fugues ou des passages à l’acte très violents. Aussi, un jeune éducateur et une psychologue ont monté un projet inspiré de la RDR – réduction des risques – et pour lequel Sam a exprimé son intérêt. Cependant, l’avis du psychiatre, qui craint une évolution psychotique de l’adolescent, a relancé les doutes de l’équipe éducative… Tiraillés entre ces normes contradictoires (droit réglementaire, cohérence éducative, prévention, adhésion au soin, etc.), les intervenants sont conduits à redéfinir au jour le jour ce qu’il convient de faire en fonction des circonstances et des convictions du moment.

Faire face : tâtonnement, réflexivité, délibération

En elle-même chacune de ces épreuves (émotionnelles, organisationnelles, politico-éthiques) ne conduit pas forcément à l’épuisement. Lorsqu’elles sont franchies avec succès, elles contribuent même au bien-être et à la valorisation de soi. Ce sont les échecs, et plus particulièrement les échecs répétés qui peuvent être facteur d’usure en révélant aux agents leur incapacité à accomplir convenablement leur travail. Le degré d’usure varie en fonction de la façon dont se combinent les épreuves. C’est probablement lorsque que les échecs concernent simultanément les trois types d’épreuves que les risques de burn out sont les plus forts. Ainsi, on peut comprendre que c’est lorsqu’ils sont confrontés à des souffrances insupportables, dans un contexte organisationnel délétère, alors que leurs interventions ne font plus sens, que les professionnels peuvent ressentir des sentiments d’épuisement. En revanche, la relation de face à face est peut-être plus supportable lorsque le milieu de travail est solidaire et que le sens de l’intervention semble aller de soi.

Mais ni les professionnels ni les organisations ne sont passifs dans les épreuves qui se présentent. On peut distinguer plusieurs types de stratégies de défense, de résistance ou de soutien qui permettent de tenir ou de se sortir des difficultés rencontrées. Formelles ou informelles, individuelles ou collectives, ces manières de faire face font partie intégrante de l’épreuve que les intervenants cherchent à traverser.

Commençons par distinguer les moyens du bord avec lesquels les agents se débrouillent. Ceux-ci peuvent par exemple mobiliser des ressources hors travail (sport, analyse personnelle, yoga, etc.) comme autant de supports susceptibles de les aider dans leur travail. La famille peut également être mise à contribution aussi bien comme espace de délibération privée que comme refuge, lorsque les événements du travail n’y ont pas droit de cité. Mais de leur côté, les institutions peuvent proposer des soutiens individuels en mobilisant des psychologues et autres « superviseurs » qu’elles mettent à disposition des salariés. S’il conforte les agents dans leurs épreuves, ce type de soutien à la professionnalité peut aussi favoriser le mouvement d’atomisation du travail social, l’auto-mandat, et paradoxalement aggraver l’usure en cas d’échec, celui-ci pouvant alors être perçu comme un échec personnel et non point comme un échec collectif. À défaut de superviseurs, les pairs peuvent aussi jouer ce rôle de façon informelle d’autant que le personnel d’encadrement est de plus en plus pris par des tâches de management et ne peut offrir un soutien aux professionnels de première ligne que de façon limitée.

Lorsqu’elle est collective, la réactivité peut prendre au moins deux directions, politique ou institutionnelle. Dans le premier cas, les agents, au lieu de se retirer et de se résigner, donnent de la voix, se syndiquent pour contrer le dysfonctionnement institutionnel et les risques psycho-sociaux, ou s’engagent politiquement pour donner un sens à leur travail. Ce genre d’engagement est aujourd’hui relativement mineur, car faiblement relayé dans l’espace public1. Dans le second cas, les organisations peuvent recourir à différentes méthodes de reprise de l’action : analyse institutionnelle, groupes d’analyse de pratiques, etc. Si on peut observer une tendance à l’extension des dispositifs de soutien aux professionnels, il faut indissociablement noter la disparité des usages ; pas de comparaison possible par exemple entre une commission de salariés animée par un chef de service et censée promouvoir la « qualité de vie au travail » et un groupe d’analyse critique des pratiques d’une équipe sans présence hiérarchique et animé par un tiers extérieur ; il s’agit également de distinguer les méthodes plutôt centrées sur les affects qui tendent à soutenir la personnalité du professionnel de celles davantage centrées sur l’analyse de l’activité et de ce fait cherchant à interroger ses enjeux groupaux, organisationnels voire institutionnels.

Les différents intervenants qui ont croisé Sam ont pu reprendre les difficultés rencontrées sous différentes formes. Après une nouvelle exclusion de Sam d’un foyer éducatif, sa référente a pu soumettre la situation à la commission des cas complexes du Département, constituée de juges, psychiatres, chefs de service éducatifs ou socio-judiciaires. De nouvelles pistes ont été ouvertes. L’éducateur du foyer qui suivait Sam a demandé lors d’une séance d’analyse des pratiques à revenir sur la décision d’exclusion contre laquelle il s’était élevé, sans succès. L’un des permanents du lieu de vie, à l’occasion d’une journée d’étude, a pu interpeller l’assistance sur les dégâts causés par de telles décisions. Ainsi, une même situation peut être l’objet de différentes discussions qui viennent non seulement éclairer le problème traité, mais aussi proposer, localement et temporairement, de nouvelles prises pour l’action.

Les pratiques prudentielles

Les épreuves de professionnalité peuvent être abordées de différentes manières. Comme une remise en cause du sens du travail social, mais peut-être aussi comme le vecteur d’un renouvellement des pratiques. Dans de nombreuses situations en effet – celles qui sont indécidables – les professionnels sont amenés à faire des paris, à agir de façon probabiliste, à expérimenter différentes issues possibles, à avancer par approximations successives, en tâtonnant et en jouant sur tous les tableaux, bien souvent en payant de leur personne. Dans ces conditions, le cadrage de leurs pratiques est internalisé et adossé au mandat qu’ils se donnent dans la situation.

De telles pratiques peuvent être qualifiées de « prudentielles » (Champy, 2015). Risquées, hésitantes, peu formalisées, nécessitant un fort engagement personnel, ces pratiques, faiblement dépendantes de la règle et de la norme, sont particulièrement fragiles. Elles peuvent faire l’objet de profonds désaccords entre les intervenants. La légitimité de l’auto-mandat n’est jamais acquise. Les évaluations effectuées autour des situations inextricables et évolutives ne sont pas en effet à l’abri du risque d’« arbitraire ». Elles deviennent donc éminemment discutables. Les pratiques prudentielles, qui accompagnent en partie les épreuves émotionnelles, organisationnelles et éthiques que nous avons évoquées, modifient en profondeur la professionnalité du travail social en plaçant l’incertitude, le risque et la fragilité au cœur de l’activité. La pertinence de cette professionnalité n’est pas assurée par le rappel en amont de la règle et de la norme. Elle repose en grande partie sur l’existence d’instances de réflexion collective, que celles-ci soient informelles (autour de la machine à café par exemple) ou plus formelles (réunions cliniques, dispositifs d’analyse de la pratique, etc.) qui assurent le pilotage de l’action « par l’aval » et la délibération.

Notes de bas de page

1 C’est le cas du mouvement social avorté des travailleurs sociaux parisiens en février dernier et qui n’a pas fait grand bruit.

Bibliographie

Champy, F. (2015). Pourquoi le soin n’est pas qu’une question de technique ?. La « sagesse pratique » dans les activités médicales et paramédicales. Dans C. Georges-Tarragano (dir.), Soigner (l’)humain, Manifeste pour un juste soin au juste coût. Presses de l’EHESP, 167-168.

Hennion, A. et Vidal-Naquet, P. (2015). Enfermer maman ! Épreuves et arrangements : le care comme éthique de situation. Sciences Sociales et santé, 33(3).

Hochschild, A. R. (2017). Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel. La Découverte.

Inspection générale des affaires sociales (2005). L’intervention sociale, un travail de proximité. La Documentation Française.

Ravon, B. (2010). Travail social, souci de l’action publique et épreuves de professionnalité. Dans C. Felix et J. Tardif (éd.), Actes éducatifs et de soins, entre éthique et gouvernance.

Ravon, B. et Laval, L. (2015). L’aide aux adolescents difficiles. Chroniques d’un problème public (1980-2012). Éditions Érès.

Ravon, B. et Vidal-Naquet, P. (coord.) (2016). Relation d’aide et de soin et épreuves de professionnalité [Dossier].  SociologieS. Repéré à http://journals.openedition.org/sociologies/5363.

Ravon, B. et Vidal-Naquet, P. (2014). Épreuve de professionnalité. Dans P. Zawieja et F. Guarnieri, Dictionnaire des risques psychosociaux. Le seuil, 268-272.

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