Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°14 – Violences à la personne (Janvier 2004) // Quel est mon métier ?

Quel est mon métier ?

Jean-Michel BOQUET - Educateur SEAT de Versailles

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°14 – Violences à la personne (Janvier 2004)

Les éducateurs du SEAT (Service Educatif Auprès du Tribunal) rencontrent les mineurs déférés – présentés à la justice par la police. Ils renseignent les magistrats (juge des enfants ou d’instruction et substitut du Parquet) à partir de leurs entretiens avec les mineurs et leurs familles ainsi qu’avec les services sociaux déjà impliqués. La présentation d’un rapport est obligatoire dès lors qu’une incarcération est envisagée puisqu’il engage l’éducateur dans ce qu’on nomme un projet d’alternative à l’incarcération.

Août 2003, je suis de permanence au Service Educatif Auprès du Tribunal. Le parquet nous annonce pour le début d’après-midi le déferrement d’un mineur de 15 ans très connu de la juridiction (un grand tribunal de la région parisienne). Mon premier travail d’éducateur est de trouver les précédents judiciaires de ce mineur et de contacter les collègues qui l’accompagnent dans le cadre de mesure éducative (Liberté Surveillée Préjudicielle au pénal ou Action d’éducation en milieu ouvert au civil).

Pierre est suivi dans le cadre d’une L.S.P1 dans un Centre d’action éducative. Il a été suivi par l’Aide sociale à l’enfance (mesure judiciaire) pendant 4 ans et demi et la famille a été mise sous tutelle aux prestations familiales pendant 1 an. Pierre a été jugé à de nombreuses reprises ; il a 23 affaires pénales en cours, essentiellement des vols et des dégradations.

L’éducateur qui accompagne Pierre et nous explique l’extrême précarité de sa famille (domiciliée à l’hôtel et au chômage) ; il nous indique avoir essayé de nombreux placements qui se sont toujours terminés par des fugues. Pierre et sa maman ne supportant pas d’être séparés, Pierre préfère toujours sa vie familiale à l’éloignement. L’éducateur précise aussi que personne “ n’adhère à la mesure éducative ”, qu’il est dans l’impossibilité de travailler avec l’ensemble de la famille.

Je reçois Pierre en début d’après-midi, mon entretien se passe très bien, il exprime très clairement son parcours, ses motivations pour les délits commis et ce qu’il est envisageable de travailler avec lui : refus de tout placement ; il accepte de reprendre rendez-vous avec son éducateur et précise une consommation régulière de toxique. Il m’apparaît que Pierre est dans une conduite d’autodestruction et dans un état profondément déprimé. Pour autant, même s’il se rend compte de ses difficultés, il a du mal à envisager des soins ou une mise en question de son parcours. À la suite de notre entretien, nous proposons simplement la poursuite de la mesure. Il est pour nous totalement impossible de placer Pierre (son état psychique et son refus ne nous permettent d’envisager une telle mesure).

La requête du parquet demande un placement en Centre d’Education Fermé (CEF) ; le juge des enfants nous impose de chercher un placement en foyer…La détention est impossible en raison de son âge (15 ans), cela semble décevoir l’ensemble des magistrats.

Je dois alors chercher une solution qui ne semble pas souhaitable dans l’intérêt de ce mineur. Les 4 CEF ouverts en France à cette époque sont tous en province et complets. Mais personne ne comprend l’impossibilité pour nous de faire une telle proposition… Les foyers contactés sont eux aussi complets (nous sommes en été et la grande majorité des foyers sont fermés ou en transfert) sauf un : le seul foyer PJJ2 ouvert du département (qui mutualise trois foyers). Problème : Pierre a déjà été placé dans l’un deux et refuse de le reprendre. Je suis donc amené, sur demande du juge des enfants, à faire du “ forcing ” auprès de nos collègues pour avoir une place. Je sais que Pierre refusera de s’y rendre ou, s’il s’y rend, il risque de poser de gros problèmes…

Tout ceci se fait alors que je suis le seul à avoir rencontré Pierre…

Audience de mise en examen, décision du juge des enfants : placement au foyer PJJ. Notre argumentaire, les rapports des travailleurs sociaux joints et l’explication de Pierre lui-même n’auront jamais réussi à faire changer l’avis du juge des enfants. Pierre doit être placé au foyer PJJ pour une durée de huit jours renouvelable une fois.

Je suis donc chargé avec une collègue d’emmener Pierre au foyer. Je suis en désaccord profond avec cette décision de justice que je dois exécuter et ne pas commenter…

Je pars avec ma collègue, Pierre refuse de nous accompagner, nous discutons, nous avançons vers le parking où se trouve la voiture, sa mère nous accompagne. Nous essayons de convaincre la mère de l’intérêt de ce placement pour qu’elle essaie aussi de convaincre son fils ! ! ! Plus d’une demi-heure de discussion sur le trottoir et Pierre nous quitte calmement, nous ne le reverrons pas…Il est 19h30…

Appel au foyer, information du juge des enfants, et quelques autres démarches, 20h00 passé. Je me sens en même temps coupable, responsable et particulièrement impuissant. Que fallait-il faire dans l’intérêt de Pierre ?

En deux heures (temps entre l’entretien avec le mineur et le rendu du rapport au juge), nous devons faire NOTRE travail d’éducateur donc réfléchir à l’intérêt éducatif du mineur mais aussi essayer de répondre aux demandes des magistrats et des collègues. Les juges et substituts nous demandent : placement en foyer, en CEF, en CER3 ou qu’une mesure soit prise en urgence… Si nous ne trouvons pas, ils savent nous dire que NOUS sommes responsables. Nous ne donnons, certes, qu’un avis mais par la suite l’exécution de la mesure nous revient et nous n’avons aucun pouvoir pour convaincre nos collègues ou partenaires.

L’éducateur au SEAT est à la charnière du dispositif de protection des mineurs. Il est le seul interlocuteur direct avec l’ensemble des intervenants. Il se doit de répondre à toutes les demandes et faire des démarches auxquelles il ne croit pas. Finalement il cristallise l’ensemble des mécontentements et se retrouve responsable de décisions qu’il ne prend pas. Comment peut-il ne pas être dans une situation complexe de mal-être ?

Protéger un mineur, travailler dans l’intérêt de celui-ci, voilà l’unique mission d’un éducateur. Pourtant l’ensemble des dysfonctionnements m’amènent à me poser la question de ma réelle mission : dois-je répondre systématiquement positivement à un juge ou à un procureur ? Dois-je défendre, au risque d’être en incohérence avec mes valeurs professionnelles, des décisions prises par un magistrat ? Et finalement dois-je être responsable de ce qui se passe pour le mineur ? Ces questions sont récurrentes, il n’y a pas un jour de permanence où je ne me les pose pas, pas un jour où je n’essaie pas de me convaincre que, quoi qu’il arrive, je ne suis pas responsable (des faits commis ou des décisions de justice). Quand un mineur est incarcéré, quel éducateur en poste au SEAT ne s’est pas posé cette question : “ ai-je tout fait pour qu’il n’aille pas en détention ? ” et aussitôt une autre apparaît “ faut-il toujours qu’un mineur évite d’aller en prison ? ”. Notre mission est pourtant de proposer systématiquement (comme le précise la loi) une “ alternative à l’incarcération ”.

Je n’ai pas aujourd’hui de réponses à ces nombreuses questions, je ne peux qu’illustrer le mal-être que nous (éducateur du SEAT) portons chaque jour dans notre travail avec les mineurs. Ce mal-être est avant tout lié à l’incompréhension de nos partenaires sur notre métier et sur les dysfonctionnements des différentes structures chargées de la protection des mineurs. Chacun revoit ses responsabilités sur l’autre : le juge sur l’éducateur, l’éducateur sur le juge, l’ASE4 sur la PJJ, la PJJ sur l’ASE, la prévention sur la mission locale, etc., la liste pourrait être longue. Aujourd’hui étant au cœur du dispositif, j’ai l’impression de porter (seul) l’ensemble de ces problèmes, d’être le seul et unique responsable. Pourtant je ne suis qu’un simple éducateur, les grosses difficultés (que nous soulevons très souvent) ne sont que peu ou pas entendues, et elles me dépassent largement.

Je pourrais résumer tout cela par une dernière question : “ quel est mon métier ? ”.

Notes de bas de page

1 Liberté Surveillée Préjudicielle

2 Protection Judiciaire de la Jeunesse

3 Centre d’Education Renforcé

4 Aide Sociale à l’Enfance

Publications similaires

Des psychologues au front de l’insertion. La part des professionnels dans la construction d’un problème public.

pouvoir d'agir - politique publique - insertion - autonomie - professionnalité - professionnalité

Christian LAVAL - Année de publication : 2009

Le travail social missionné à l’accompagnement de réfugiés : partage d’une expérience professionnelle

migration - TRAVAIL SOCIAL

Christine FEUZ - Année de publication : 2013

Les rites d’hospitalité auprès d’un public migrant vieillissant dans un foyer de la région lyonnaise.

accompagnement - vieillissement - TRAVAIL SOCIAL - accompagnement - accompagnement - migration - accueil