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Une psychiatrie de l’ex-compagnement ? Regard sur le travail infirmier

Frédéric MOUGEOT - doctorant en sociologie, Université Lyon 2 Lyon

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°44 – Ambiguïté de l’accompagnement, précarité de la transmission (Juillet 2012)

La ritournelle de l’accompagnement a fait son entrée en psychiatrie. Aujourd’hui chantée par un grand nombre d’acteurs, elle tend à construire les territoires et les mythes de leur professionnalité. Questionner ce terme permet de considérer l’abyme le séparant de l’activité infirmière en psychiatrie et d’en entendre la nécessité morale tant son usage vient au secours d’une définition trouble du travail en santé mentale.

Deux lieux communs du quotidien psychiatrique permettent au sociologue d’explorer l’activité infirmière et ses liens avec la ritournelle de l’accompagnement : le(s) repas et la réunion d’équipe.

Repas1

Les patients sont appelés à rejoindre la salle à manger, c’est le repas. Ils s’installent aux tables de quatre. Pendant que la nourriture est servie, les infirmier(e)s distribuent les traitements. Depuis le buffet, l’infirmière consulte l’ordonnance d’un premier patient, lui apporte son traitement et vérifie son absorption. Elle revient alors, engage la même procédure pour le second, et continue pour venir ensuite s’asseoir avec ses collègues sur le buffet. Les patients mangent sous les regards de l’équipe qui en profite pour « prendre la tension de l’unité », « recadrer » les patients qui durant le repas auraient tendance à se montrer « opposants », « adhésifs » ou « agressifs ».

Le repas pourrait constituer le temps premier de l’accompagnement. En effet, l’accompagnement (« compain ») est, par son étymologie, le partage du pain et est associé à l’idée de compagnonnage mettant en avant ce même rapport de fraternité. Pourtant ce repas est en psychiatrie un temps transformant par un « cadre » symbolique des actions quotidiennes en signifiants que le groupe infirmier peut analyser et restituer. Le repas comme institution se mue en travail d’incorporation de l’institution psychiatrique et de ses places assignées : les soignés y prennent part pendant que les soignants en rappellent les règles.

Ce rapport d’accompagnement est marqué par une relation asymétrique. Les soignants distribuent les traitements et en vérifient l’absorption, ils sont attentifs au comportement des patient(e)s pour repérer les traits saillants de leur personnalité et l’évolution de leur état psychique. Ils mettent également en œuvre des techniques du corps (garder ses distances d’un « patient hétéro agressif », se faire parfois « maternant », etc.) et mobilisent un langage à visée performative. Les soignants prennent également le repas à l’hôpital. Une fois les patients retournés dans leur chambre ou le couloir, ils mangeront le reste des barquettes distribuées malgré les réticences du personnel d’encadrement. A l’office, ils reprendront le récit du jour, fabriqueront les « historiettes » au principe d’une culture orale de la clinique faisant des fragments ordinaires de leur relation avec les patients autant de récits d’aventures.

Ces repas soulignent un paradoxe de l’activité infirmière en psychiatrie. Pour mettre en oeuvre la dimension clinique de son activité, l’infirmier introduit entre lui et le patient une distance physique, temporelle et symbolique. Distance physique qui se traduit dans des lieux, des gestes ou des manières de faire ; séquences temporelles qui décalent les rythmes ; savoirs et symboles induisant le façonnement de deux groupes séparés et permettant la régulation du trouble lié à l’écoute de la souffrance dans le cadre d’une relation d’intersubjectivité.

Cet ex-compagnement en psychiatrie se traduit dans le fait qu’infirmier(e)s et patient(e)s partagent la même ration de pain sans prendre ensemble le repas. Depuis quelques années, les infirmier(e)s font part de leur malaise au travail. La pratique psychiatrique prend selon eux la figure d’un « raccompagnement » accéléré des patient(e)s vers la sortie, d’où le terme d’excompagnement.

Subsistants2

La réunion d’équipe débute par le rappel du nombre de lits disponibles, entrées et sorties de la semaine, des places en chambre d’isolement et du nombre de « subsistants3 ».

La « pression des lits » est le quotidien des unités de soins psychiatriques et la question des « subsistants » tend à ajouter au conflit entre les équipes des différents secteurs. En 1991, l’ouvrage Emptying beds de l’anthropologue Lhorna Rhoddes met en lumière les difficultés du personnel d’un service d’urgences psychiatriques disant être face à un « mandat impossible » – ceux-ci devant à la fois « se décharger rapidement des patients et les traiter correctement »4. Si la situation des hôpitaux français diffère, « libérer » le lit de la chambre d’isolement pour accueillir un patient en crise, appeler le collègue d’une autre unité pour se « dépanner », entendre le rappel des « subsistants » pris en charge par un autre secteur mettent en évidence que le souci des soignants désormais est ici de « faire sortir » les patients et de considérer la « durée de (leur) séjour ».

Les frontières du soin sont le témoignage des paradoxes d’une institution psychiatrique cherchant à faire avec les injonctions contemporaines du travail sur l’humain. L’activité infirmière se lit donc comme une série d’oxymores qui s’éloignent de la simplicité de l’image de l’accompagnement. Parler d’ex-compagnement permettrait de donner à voir une autre facette de l’activité infirmière en psychiatrie.

Notes de bas de page

1-2 Extrait de journal de terrain

3 Patients appartenant à la « file active » du secteur qui n’ayant pu, faute de place, être accueillis dans le service sont pris en charge au sein du service d’un autre secteur

4 RHODES L.A., Emptying beds. The work of an emergency psychiatric unit, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1991

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