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Interview d’un artisan musicien

Mustapha BOUKOUAR

Année de publication : 2007

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°26 – Ordonner le réel sans stigmatiser (Mars 2007)

Depuis début novembre 2005, je suis « passager1 » à l’accueil de Notre Dame des Sans Abris.

Ce qui m’a plus ici, c’est une ambiance calme ; la sécurité et la discipline sont prises en charge par les passagers. Les bénévoles sont disponibles pour parler avec les passagers.

Je suis devenu bénévole.

C’est très important de revivre à travers le regard et les propos que l’Autre vous adresse.

J’ai organisé un atelier d’écrivain public ; je suis musicien et j’ai créé une petite chorale ; chanter, c’est se mettre à nu ; cela procure beaucoup de bonheur, le corps revit.

Avez-vous arrêté d’être « écrivain public » ?

Non, je continue. Mais il y peu de demandes, moins que l’année dernière, car il y a la présence des assistantes sociales maintenant.

Je continue toujours la chorale. Pour la fête de la musique, j’ai organisé une petite chorale ; l’ambiance était forte et les gens heureux de chanter là, dans une aile de l’accueil St Vincent.

S’il fallait vous catégoriser, comment peut-on-vous présenter ?

Je suis un artisan musicien.

Pourquoi artisan?

Je ne me prends pas pour un artiste, mais je maîtrise mon métier comme un artisan.

Je fais aussi du théâtre. J’ai le projet de monter une pièce sur les Sans Domicile qui relate les difficultés de certaines personnes en errance, des difficultés économiques…

On n’est pas uniquement sans abri. On s’investit pour dire qu’on existe. Cette activité nous fait exister. J’arrive à être connu et suis même devenu un repère pour certains algériens.

Je viens en temps que « passager » pour boire un café, et ce qui est important c’est d’être toujours avec eux. Je prends toujours l’entrée des « passagers », et non celle des bénévoles.

Il est difficile de tenir son rôle « d’être humain » (faire attention à l’hygiène…). Au-delà de ça, il faut s’investir dans quelque chose.

Etes-vous toujours logé à Notre Dame des Sans Abris ?

Aujourd’hui, j’ai un logement à Oullins. Je suis très bien; le 1er jour, j’ai contemplé la solitude et le silence. C’est toute une vie à organiser.

Lorsque nous avions discuté lors du colloque des Sans Abris, vous m’aviez dit que vous étiez un homme libre ?2

Oui.

Cela ouvre sur quoi ?

C’est un travail sur moi et ce qui est important, c’est d’être le plus parfait possible pour aller à la rencontre du « moi ». C’est un pèlerinage vers soi. La liberté, c’est de vivre pleinement ce qu’on a à vivre. Il faut ouvrir les yeux sur sa vie et le travail qu’on a à faire.

Peut-on dire que vous êtes un homme libre et un artisan musicien?

Ce sont des croisements.

Je me sentais libre avant d’avoir un logement. Aujourd’hui, j’ai des responsabilités par rapport à ce logement.

Je suis libre sans contrainte de jugement. Ce qui est important, c’est l’acte.

J’ai fait de la musicologie à Paris, et cela m’a beaucoup ennuyé. Ensuite j’ai pratiqué et cela m’a intéressé. L’artisan est d’abord un pratiquant. Cela m’a donné la liberté de faire les choses, de développer des types de communication infra verbales (pour les enfants).

Ce qui m’a intéressé en musique, c’est l’émotion dans la pratique et ensuite la pédagogie pour transmettre la musique. J’ai aussi écrit des musiques pour le festival du conte à Grenoble.

C’est une liberté d’aller au bout de ce qu’on a à faire.

C’est une idée du bonheur, faire vivre en soi ; la liberté est liée au bonheur. Il s’agit de choses simples : admirer une jolie façade de cathédrale, regarder couler la Saône…la simplicité.

Plus vous développez, plus je comprends pourquoi ma question était trop étroite (être un passager ou un bénévole ?)

Je voulais continuer avec les « passagers ». Quand on prend du « galon », on sort d’une catégorie et on ne voit plus les choses de la même manière. A l’intérieur de la catégorie, on se comprend plus facilement. Il y a un souci de fraternité aussi. Je n’ai pas le désir de m’octroyer un titre, ce serait trop de travail.

Vous ne vous êtes jamais senti « enfermé » dans une catégorie ?

Non, je ne crois pas. Je suis un solitaire qui aime contempler. J’ai longtemps vécu dans des campagnes isolées. Là, on faisait ce qu’on voulait.

A un moment, on peut être inclus dans un groupe.

Pourquoi ?

Par exemple, j’ai complètement arrêté de regarder la télé à 10 ans. Beaucoup de gens me disait que j’étais bizarre, particulier, imprévisible…Les filles et garçons n’arrivaient pas à me classer. J’ai travaillé pour assumer mon logement, mes cours de musique…

Une question était omniprésente pour moi: travailler pour avancer…

J’avais des élèves qui n’étaient plus libres (par rapport aux temps de respiration, toujours au même endroit… ; ils s’arrêtaient au même endroit) : c’est un choix de liberté d’accepter le morceau de musique et de le restituer comme une prière.

Et votre famille ?

J’ai divorcé.

Pour la liberté ?

Non, mes beaux-parents ne m’ont jamais accepté. Je suis assez silencieux.

La situation a été difficile à accepter. Les enfants sont grands aujourd’hui et font des études.

La liberté, c’est aussi de cultiver aucun attachement, rien du tout (J’ai arrêté de fumer et de boire pendant deux ans).

Êtes-vous né en Algérie ou en France ?

Je suis né à Alger en France3. Je me sens très français.

Mais je n’ai pas de problème avec mes origines. Si on veut être heureux, il ne faut pas se poser de question.

Mustapha Boukouar qui était venu avec sa guitare nous propose de jouer une sonate en la mineur de Bach.

Propos recueillis par Claudine Bassini et Jean Furtos

Notes de bas de page

1 « Passager » est le terme qui désigne les personnes qui font usage des structures d’accueil du Foyer Notre Dame des Sans Abris à Lyon.

2 NDLR : Plus précisément, un des interviewers avait demandé à Monsieur Mustapha Békouar si son statut était celui d’un bénévole ou d’un passager et il avait répondu « je suis un homme libre », refusant en quelque sorte l’une et l’autre de ces catégories, d’où la proposition de l’interviewer.

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