Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°25 – Réinventer l’institution (Décembre 2006) // Transgression validée

Transgression validée

Jean FURTOS - Psychiatre, Chef de service au CH le Vinatier, Bron (69)

Année de publication : 2006

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°25 – Réinventer l’institution (Décembre 2006)

L’obéissance aveugle est une forme de bêtise qu’on ne peut conseiller systématiquement. Sur le plan opératoire, on sait que répondre sans décalage aucun à la prescription réglementaire constitue  la définition de la grève du zèle, celle des douaniers, par exemple, dont l’effet est de paralyser le système.

A l’inverse, on ne conseillera pas davantage une désobéissance systématique à ceux qui aiment leur travail au sein d’une organisation même critiquable, car cela aurait des effets désorganisateurs délétères ; ni le passage à l’acte, qui est jouissif mais non lucide, ni la délinquance active ou passive qui font violence sans poser un acte, et qui sont, nous le savons, loin d’être exceptionnels. Reste évidement la « contrebande » ou la résistance, le lot commun de nombre d’actes et de non actes en institution. Ces termes seront repris plus loin sous la catégorie générale d’« adaptation secondaire ».

Pour notre part, sans nous situer sur un registre binaire du style obéir ou pas, nous proposons une réflexion sur l’écart souvent nécessaire entre une position instituée, réglementée, supposée orthodoxe, et l’intelligence de l’action qui ose prendre en compte la singularité d’une situation et la finalité du geste.

Ces pensées ne sont pas spéculatives, elles s’appuient sur des expériences d’audace ordinaire dont je vais donner maintenant un exemple ; son intérêt en est le caractère prosaïque et  la simplicité de la compréhension.

L’exemple de l’ascenseur

Nous sommes dans la phase précédant immédiatement le déménagement provisoire d’un foyer thérapeutique destiné aux patients issus d’une hospitalisation en psychiatrie, et qui ne peuvent encore habiter dans de l’habitat de droit commun. Pour des raisons historiques, le foyer est localisé à l’intérieur d’un centre hospitalier spécialisé, au deuxième étage d’un bâtiment ancien ; les marches sont raides et nécessitent une bonne santé pour les monter et les descendre. Certains patients souffrent d’obésité et d’insuffisance respiratoire. Or, il existe un ascenseur d’époque, en bon état de marche, mobilisable à l’aide d’une clé normalement mise à disposition du seul personnel.

La question se pose néanmoins de savoir si les résidents du foyer pourront utiliser l’ascenseur seuls, sans être accompagnés, ce que le règlement interdit ; n’oublions pas que nous sommes dans un hôpital fait pour des malades, et non pour des patients-résidents allant suffisamment bien pour pouvoir bénéficier d’une autonomie correspondant aux capacités qui leur permettent ensuite de vivre ailleurs et par eux-mêmes ; cependant, on sait que les administratifs vont exceptionnellement contre un règlement, fut-il désuet et contre-productif, d’autant moins que les aspects bureaucratiques ne cessent de gagner du terrain. Pourtant, en l’occurrence, je l’ai déjà mentionné, certains patients-résidents ont un handicap physique qui leur complique beaucoup la montée des deux étages. Il se trouve que le cadre de santé en charge de l’équipe n’a pas une notion rigide et immuable du règlement ; il se débrouille pour avoir une clé par résident, chose en principe interdite, et informe par mail le médecin chef qu’il compte en donner une à chaque résident ; celui-ci lui répond par retour : « transgression validée ». Cela suppose que le responsable médical de la structure reconnaisse la transgression d’une norme définie dans un autre contexte, et qu’il authentifie la possibilité d’une prise de risque légitime en sa qualité de responsable, c’est-à-dire d’avoir à en répondre.

Concrètement, les résidents vont utiliser correctement cette possibilité pendant les deux années de cet hébergement provisoire, sans incident notable. Il a pu arriver qu’une résidente maladroite, partiellement apraxique, casse la clé dans la serrure ; l’ascenseur sera réparé, la clé lui sera retirée après discussion avec le groupe des résidents et les soignants, car elle se mettait en difficulté d’être coincée dans l’ascenseur et elle mettait du même coup en danger l’usage de l’ascenseur par tous. Elle devra ultérieurement faire la preuve de sa capacité à utiliser correctement la clé pour que celle-ci, après une discussion collective, lui soit restituée. Le travail sur l’écart sera ainsi approprié par le groupe des résidents et des soignants. Quant au chef de service, il rendra compte de cet aménagement illicite mais légitime lors du discours pour l’inauguration des nouveaux locaux, suscitant de la part des officiels une compréhension souriante.

L’approche d’Erving Goffman, l’exemple des bouches d’incendie

Le sociologue Erving Goffman a différencié les adaptations primaires (primary adjustments) des adaptations secondaires (secondary adjustments). Les premiers supposent une conformité parfaite aux lois et règlements de l’institution tandis que les seconds consistent à « obtenir des satisfactions interdites ou bien des satisfactions autorisées par des moyens défendus ». L’usage de l’ascenseur se situait dans le cadre de ces « satisfactions autorisées par des moyens défendus ». La « transgression validée » apparaît comme un sous-ensemble particulier des adaptations secondaires.

Goffman envisage le registre des institutions totalitaires, c’est-à-dire celles qui visent à assurer à leurs membres la totalité de leurs besoins en logement, soins, relations humaines, loisirs et éventuellement travail ; cela concerne les hôpitaux psychiatriques étudiés à l’époque, les prisons, les casernes, les monastères… Dans l’analyse d’« Asiles », les adaptations secondaires sont utilisées autant par les patients que par les agents, surtout ceux qui ont une marge d’autonomie faible.

Voici l’illustration d’un compromis créatif entre le règlement et sa transgression adaptée aux besoins ; il s’agit d’un cas de l’administration urbaine : « A cette époque de l’été, notre police new-yorkaise avec l’aide du corps des pompiers et des services des eaux, du gaz et de l’électricité, doit livrer des escarmouches constantes et dans tous les coins de la ville contre les enfants qui forcent les bouches d’incendie pour s’en faire des douches privées. Cette pratique n’a fait que croître au cours des années et tous les moyens de lutter se sont révélés pratiquement inutiles, aussi bien les punitions que les mesures préventives. En conséquence, police, pompiers et service des eaux essaient de faire admettre un compromis équitable qui leur permettrait de se concilier les bonnes grâces des enfants sans trop compromettre l’approvisionnement en eau de la ville ; n’importe quel groupe ou individus honorables (les demandeurs font l’objet d’une enquête de police approfondie) peut solliciter un bouchon vaporisateur spécial, adaptable sur les bouches d’incendie, semblable à un bouchon ordinaire si ce n’est qu’il est de couleur orange et perforé d’une cinquantaine de trous qui permettent à l’eau de jaillir comme pour une douche, de façon à la fois méthodique, économique et –  du moins l’espère-t-on –  satisfaisante pour les utilisateurs ».

On note que le bon ajustement (contained adjustment, adaptation intégrée et intégrante) est celui qui est satisfaisant pour certains besoins des utilisateurs reconnus légitimes, co-construit par les professionnels et les usagers. Il s’agit là de mettre en œuvre l’art de la négociation et sa validation.

La formule générale du travail intelligent

L’écart entre la norme officielle et la pratique intelligente de terrain ne concerne pas le seul cas des institutions totalitaires au sens de Goffman. Nos collègues médecins du travail universitaires et ergonomes nous ont appris depuis longtemps1 que l’écart entre ce qui est prescrit et ce qui est effectué dans le travail concret ne donne pas de bons résultats s’il n’est pas traité efficacement par « le travailleur » autant pour creuser un trou que pour travailler dans une usine nucléaire ou dans une administration ; en clair, il y a toujours une différence entre ce que l’on doit faire, en principe, et ce à quoi l’on est confronté sur le terrain, si bien que le travailleur, quelle que soit sa compétence et sa responsabilité, se doit, s’il tient à un travail bien fait, de corriger l’écart par une initiative personnelle pour laquelle il pourra être blâmé ou félicité, bien que l’initiative reste le plus souvent ignoré de sa hiérarchie.

La formule générale du travail intelligent est Te = Tp + e, dans laquelle Te est le travail effectué, Tp le travail prescrit, et e l’effort personnel du sujet pour s’adapter au terrain en fonction des besoins, de son implication personnelle, de la mise en œuvre de ce qu’il est, sa chair, en quelque sorte. Selon le niveau des écarts, il convient, lorsque cela est possible, de ne pas être seul pour décider, mais cela n’est pas toujours le cas.

L’équivalence stricte Te = Tp correspond à plusieurs possibilités : une grève du zèle, citée plus haut,  un désinvestissement sérieux de son travail,  une bêtise assumée, une victoire absolue des protocoles sur  l’intelligence interactive de terrain…Il peut aussi arriver que l’obéissance inconditionnelle à la prescription soit ce qu’il faut faire absolument dans certaine situations d’urgence.

Du point de vue de la production de nouvelles normes dans une temporalité non figée, les transgressions peuvent signifier le vieillissement des normes antérieures et/ou leurs inadéquations, et donc la nécessité d’un changement qui ne soit pas que gestionnaire ; c’est certainement le cas en ce qui concerne les hôpitaux psychiatriques où il restent des résidus asilaires conformes aux institutions totalitaires dans le sens goffmanien du terme, souvent à l’insu de ceux qui y sont habitués ; il existe aussi des inadéquations pratiques et réglementaires entre  ce pour quoi un hôpital est fait, et ce pour quoi est fait un secteur de psychiatrie géré par des hôpitaux qui n’ont jamais été conçus pour ça. D’où la nécessité de continuer d’inventer la psychothérapie institutionnelle2.

On doit reconnaître un problème majeur lorsque que, pour bien fonctionner, il faudrait que la transgression devienne la règle : c’est là que l’on observe le maximum de stress au travail par perte de maîtrise et de control suffisant pour assurer un bel ouvrage qui reste l’objectif de ceux qui aiment leur métier et sa finalité. Le rôle des hiérarchies est de défendre les pratiques de terrain en prenant en compte pour de vrai les capacités et les besoins des usagers. En ce sens, il convient de revenir à l’étymologie du mot : trans/gression, l’action d’aller au-delà, de dépasser une certaine configuration pour en instaurer une autre. Cette forme de transgression n’est pas profanation mais respect du vivant.

Notes de bas de page

1 Tout particulièrement, la participation régulière aux travaux de l’Onsmp-Orspere de Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail à l’Université Lyon I.

2 Cf. article de Pierre Delion dans ce numéro.

Publications similaires

L’accompagnement thérapeutique devient-il impossible en psychiatrie ?

management - gouvernance - pédopsychiatrie - psychothérapie

Pierre MORCELLET - Année de publication : 2012

Le travail social missionné à l’accompagnement de réfugiés : partage d’une expérience professionnelle

migration - accompagnement - accompagnement - professionnalité - TRAVAIL SOCIAL - accompagnement

Christine FEUZ - Année de publication : 2013

Communiqué de presse et extrait en libre accès

précarité - hébergement - TRAVAIL SOCIAL - logement - sociologie