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La débrouille des familles

Pascale JAMOULLE - Anthropologue, Centre de Santé Mentale du CPAS de Charleroi (Belgique)

Année de publication : 2005

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°18 – Pour-parlers, enfance-psychiatrie (Mars 2005)

Quand l’enfant occupe une place qui ne lui revient pas

Adossés aux friches industrielles des anciens quartiers miniers du Hainaut belge, de vastes complexes de logements sociaux rassemblent les populations les plus précarisées. Les familles monoparentales sont prioritaires pour l’octroi des logements. Beaucoup de pères ont disparu du décor ou sont très discrédités. Certains ont été mis à l’écart à cause de leur violence ou de leur intolérance. D’autres habitent encore la maison familiale, mais y sont comme transparents, effacés par l’intensité des rancœurs de leur femme. Elles sont intarissables sur leurs insatisfactions conjugales, « le manque de discuter » et l’immaturité de ces pères qui ne subviennent pas aux besoins affectifs et économiques de leurs enfants et n’ont pas d’autorité sur eux. Ces pères, ils sont ceux dont on ne sait rien sinon la place immense qu’ils prennent, par défaut, en creux, dans les relations familiales. Les femmes -grands-mères, mères, sœurs- semblent les seules à nommer ce qui se passe dans les familles. Les mères doivent être « le père et la mère à la fois » mais, parfois, elles n’y arrivent pas et l’un des enfants occupe dans la famille une place qui ne lui revient pas. Au côté de mères parfois très envahissantes grandissent de « petits hommes de la maison » (ou des adolescentes) qui veulent soumettre leur famille à leur loi. Lorsque des liens trop serrés lient ces jeunes à leur mère, les relations sont violentes. Pris dans « un trop plein » d’amour maternel, ils se sentent impuissants à s’émanciper et leurs colères sont sans limite. Le sentiment d’injustice et de révolte des fratries, qui se vivent comme les laissées pour compte de l’amour parental, crée des états de guerre familiaux.

Les huis clos domestiques sont d’autant plus oppressants qu’il y a peu de régulations externes.

Dehors, dans les sociabilités de quartier, l’économie souterraine est très implantée. Les réseaux du « business »1 et les conduites liées aux drogues  offrent aux jeunes  un espace ludique où s’associer, une liberté, une émancipation, un accès à la société de consommation. Les circuits d’échanges économiques clandestins tendent à devenir leur lieu de structuration principal. A « l’école de la rue », ils intègrent un  système de normes, de valeurs et de conduites (sociales, économiques et symboliques). La « culture de la rue » subit des transformations rapides. « Les mentalités de maintenant » poussent à l’extrême la compétition entrepreneuriale, « la fièvre de l’argent« , le jeu des réputations et du paraître. Les relations souterraines sont duelles, les positions sont incertaines et les arbitres manquent. La vie quotidienne des quartiers est tissée de défis, d’insécurité et d’affrontements.

Le réseau social de proximité, pour s’en sortir

Pourtant, malgré le poids du passé et l’état de délabrement de la structure sociale, sous la pression des conduites à risques qui les traversent, des familles sortent du mutisme et de l’isolement. Beaucoup ont pu « remettre de l’ordre » dans leurs relations familiales en faisant appel aux représentants institutionnels (le monde scolaire, l’aide, les soins, la justice …) ou parce que des professionnels se sont rapprochés d’elles. Des familles ont trouvé certaines « solutions » dans leur réseau social de proximité. De nombreuses personnes sont intervenues dans les parcours des familles rencontrées et se sont montrées adéquates (pharmacien, médecin généraliste, enseignante, assistante sociale de l’école, patron d’entreprise, responsable communal …). Leur savoir-faire relationnel a eu une action déterminante. Ces gens ont opéré un déplacement vers les familles, leur montrant une attention, une compréhension de leur condition et de leurs contextes de vie. Ils ont été des points d’écoute, de prévention et d’aide. Ils ont souvent été la première marche de l’accès à la diversité des ressources des dispositifs d’aide et de soins.

Beaucoup de familles sont entrées dans un processus de changement « en se mélangeant« , parce qu’elles ont fait partie de cercles locaux. Pour faire face aux difficultés qui la traversent, la communauté est inventive, elle s’organise, crée ou utilise des supports adaptés aux traditions et aux évolutions des conditions de vie. Des groupes de formation, d’auto-support, d’épargne collective, ethniques ou spirituels ont souvent joué un rôle de tiers dans les relations familiales. S’insérer dans de nouveaux  échanges sociaux a permis à de nombreuses familles de trouver des lieux d’écoute et d’expression, des protections et des substitutions qui ont fait évoluer leurs scénarios de vie. Elles ont développé leurs centres d’intérêt et leurs compétences symboliques, intellectuelles, techniques et sociales. Elles ont alors pu « desserrer » leurs liens familiaux  et se construire une insertion sociale différente.

La densité de l’expérience des familles éclaire les pratiques et des politiques d’aide adaptées. Pour prévenir les itinéraires de risques et de marginalisation, il faut s’attaquer aux facteurs qui alimentent la précarisation,  l’enclavement et les violences structurelles dans les zones ghettos. Des régulations économiques, politiques et sociales sont indispensables pour restaurer une économie licite et des emplois acceptables dans les quartiers qui regroupent les travailleurs « surnuméraires »  de l’économie de marché.  Pour gagner du terrain sur l’économie souterraine, l’Etat devrait également prendre certaines responsabilités et ouvrir les yeux sur les conséquences concrètes de la prohibition des drogues.

Aller vers les familles les plus exposées

Outre des interventions pragmatiques sur ces différents plans, les secteurs de l’éducation, de l’aide, des soins et de la prévention peuvent offrir de modestes régulations en se rapprochant davantage des familles éprouvées. Il s’agit d’aller vers elles en occupant les espaces où on peut les rencontrer (les relations de quartier, les « cercles locaux », le secteur de la santé, l’école, le monde carcéral ….) et en  leur proposant une première écoute, un dialogue et une aide concrète. Pour capter les familles les plus exposées, nous devons continuer à inventer des modes de relations qui reposent sur d’autres logiques que la demande d’aide.

Quand les familles sont débordées par leurs relations familiales, beaucoup ne savent où s’adresser. Elles ont peur de l’étiquetage public lié à la fréquentation de la psychiatrie ou des centres de cure pour  toxicomanes, mais elles ont besoin de trouver des interlocuteurs.

Un espace de prévention à occuper

Pour rapprocher les services des familles les plus précarisées, il est nécessaire de réfléchir au cas par cas, à partir des réalités locales, à des modes de travail qui permettraient de rencontrer les populations qui ne se rendent pas dans les structures d’aide, notamment les pères en rupture avec leurs enfants et les mères isolées. Il y a là un espace de prévention à occuper et des pratiques à inventer pour aider les mères à sortir de chez elles, à développer des intérêts extra-familiaux et, parfois, à restaurer certains liens avec la famille élargie, le père de leurs enfants et leurs proches.

Le succès et l’impact sur les trajectoires de vie des groupes d’entraide et d’auto-support montre également l’importance de mettre les parents « qui ont vécu ça » au cœur des processus d’aide. Pour franchir le seuil des structures, les familles ont besoin de rencontrer « un familier » à la porte d’entrée.

Il est également indispensable de faire évoluer les représentations sociales des jeunes qui se mettent en danger et de leurs familles. Si elles se sentent « mises à l’écart » et jugées par la communauté, les familles se retranchent dans « le mutisme » et masquent  les mises en danger du jeune. Les situations se dégradent alors, parfois jusqu’au drame,  dans des univers domestiques confinés.

Aider le milieu scolaire à gérer les tensions et les parcours de risques de la jeunesse, à  socialiser et  à qualifier cette même jeunesse est central en prévention. Le réseau de professionnels locaux pourrait d’avantage aller à la rencontre des difficultés et des ressources des écoles, les apprivoiser, établir la confiance et renforcer leurs ressources et potentialités.

De même, les professionnels de l’intervention sanitaire, sociale et éducative gagneraient à « se mélanger » aux pratiques sociales spécifiques existant dans les quartiers. Participer aux cercles d’épargne collective, aller à la rencontre des différents groupes qui sont un support pour de nombreuses familles pourrait permettre de réduire « les écarts » de mentalité et de se rapprocher des familles qui cumulent les difficultés.

Notes de bas de page

1 Activités commerciales souterraines.

Bibliographie

La débrouille des familles. Récits de vie traversés par les drogues et les conduites à risques», Ed. De Boeck, col. Oxalis, 2002

Drogues de rue, récits et styles de vie, Bruxelles-Paris, Ed. De Boeck, col.Oxalis, 2000

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