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Fragilités dans le travail au féminin et au masculin

Pacale MOLINIER - Maître de conférences en psychologie du travail, CNAM, Paris

Année de publication : 2003

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°11 – La souffrance est-elle sexuée ? (Avril 2003)

La division sexuelle du travail est structurée par un principe hiérarchique : le travail masculin a toujours une valeur supérieure au travail féminin.

Les femmes n’accèdent jamais aisément aux postes les plus élevés et c’est quand une profession perd en prestige que les femmes peuvent y accéder massivement.

Nombres d’emplois féminins combinent, avec la précarité, les horaires atypiques, la taylorisation des tâches et la pression du contrôle hiérarchique, un bas niveau de rémunération et une faible amplitude de carrière.

D’une manière générale, l’organisation du travail productif est pensée au masculin-neutre, en partant du principe que les problèmes inhérents à « la double tâche » doivent faire l’objet d’ajustements personnels. Lorsqu’il existe des marges de régulations (travail à temps partiel, horaires aménagés), celles-ci sont surtout utilisées par les employeurs pour flexibiliser la main d’œuvre féminine en émiettant le temps de travail en fonction de la pression de la clientèle. Ou bien, lorsque les conditions de travail sont moins iniques, les femmes ne bénéficient de ces régulations qu’au détriment de leur salaire et progression de carrière.

Bref, entre hommes et femmes, on constate une grande inégalité dans les conditions d’accès à la psychodynamique de la reconnaissance comme médiateur de l’accomplissement de soi.

Plus largement, on constate que les femmes ont moins de chance que les hommes d’être reconnues pour ce qu’elles font, car ce que les femmes font est souvent confondu avec ce qu’elles sont.

1. L’apprentissage des tâches qui sont confiées aux femmes s’effectue pour un certain nombre d’entre elles dans l’espace domestique, c’est-à-dire hors des systèmes qualifiants. Il en résulte que les savoir-faire ainsi acquis sont perçus comme des dons naturels ou des qualités intrinsèques à la féminité.

2. Une grande partie de la créativité féminine est vouée à la discrétion. A chaque fois qu’il s’agit de rendre service à autrui (chef, collègues, usagers), bien travailler implique d’anticiper sur la demande d’autrui et de dissimuler les efforts et le travail accompli pour parvenir au résultat souhaité : préparer, les documents dont le patron risque d’avoir besoin, proposer au chirurgien le bon instrument au bon moment, etc. De même, les soucis et les problèmes personnels devront être laissés « au vestiaire » pour réussir le travail d’être patiente, disponible, à l’écoute de l’autre et compatissante envers sa souffrance, ses peurs, ses doutes.

Qu’une partie du travail doivent son efficacité à sa discrétion apparaît comme un véritable paradoxe au regard de la reconnaissance qui implique au contraire des épreuves de monstration et de discussion du travail. Une part essentielle du travail féminin semble ainsi être condamnée à rester en souffrance. Cependant, il serait faux de penser que l’accès à la reconnaissance des savoir-faire discrets soit totalement barré : le travail réellement accompli peut être discuté et reconnu entre femmes exerçant la même activité au sein d’un collectif de travail.

Lutter contre le déficit chronique de reconnaissance du travail féminin consisterait à le rendre visible hors du cercle restreint des collectifs de femmes. Mais on se heurte à un obstacle, celui de la résistance opposée par les stratégies défensives des hommes.

Pour les hommes, la maîtrise symbolique de la souffrance repose sur la démonstration d’un conformisme, d’une soumission, aux valeurs de la virilité qui s’articulent en un système idéologique centré sur le courage, la force et l’idéal de la maîtrise du monde. La vulnérabilité étant systématiquement déniée ou tournée en dérision par les défenses viriles, le vécu de la souffrance, de la maladie ou de l’injustice sociale est comme frappé d’un tabou. Précisément, on attend, sans le dire, que les femmes s’en débrouillent : dans l’espace domestique où beaucoup de femmes assument presque seules les soins aux enfants (les hommes participant plutôt sur le mode du «coup de main»), et dans le champ social où leur sont dévolues les tâches de soins et d’assistance aux plus fragiles. L’absence de discussion sur les difficultés concrètes rencontrées par les femmes (dans les hôpitaux, les écoles, les services sociaux) se traduit par un manque de moyen croissant. Le risque psychique est alors de s’aliéner dans le surmenage et le sacrifice de la vie privée (et de se l’entendre reprocher en un véritable cercle vicieux), jusqu’aux limites de ses forces ou de celles des enfants et des conjoints. Pour tenir dans de telles situations, les femmes n’ont guère d’autre choix que d’idéaliser «le don de soi» et «l’amour» (des élèves, des malades, etc.), jusqu’à se culpabiliser collectivement de ne pas en faire assez. Ou bien, au terme d’un retournement redoutable, la confrontation impuissante avec la souffrance d’autrui ne peut plus être endurée qu’au prix d’une perte de la sensibilité (burn out syndrom).

Les hommes se défendent de la peur en opposant un déni de réalité à la perception de leur propre vulnérabilité. La proximité avec la souffrance d’autrui ne leur permet pas de se protéger de leur propre souffrance par le déni. Du côté des défenses comme du côté de la reconnaissance, l’existence d’espace de discussion dans les collectifs de femmes s’avère une condition sociale essentielle de la santé. Ainsi les infirmières (les assistantes sociales) se racontent entre elles les mêmes histoires que celles qu’elles tendent à faire connaître aux décideurs. Mais ces drames vécus trouvent ici un véritable écho. Enchaînements, rebondissements et péripéties constituent une mise en intrigue de la souffrance dans le travail grâce à laquelle les femmes conjurent la folie en partageant un même rapport de vérité avec le réel (entendu ici comme ce qui met en échec les techniques et les moyens conventionnels). En outre, ces récits ont comme particularité d’être construits de manière à être à la fois émouvants et drôles. Grâce à ces récits les souffrances ne sont pas niées mais élaborées et insérées dans un réseau de sens. Ce processus d’élaboration de la souffrance par le collectif féminin n’a pas à être encouragé ou encadré, il s’instaure spontanément dans les interstices de l’organisation du travail, du moins lorsque les temps consacrés à la discussion (lors des pauses café par exemple) ne sont pas sanctionnés comme d’inutiles instants de paresse et de «bavardage» ou réduits à néant par l’intensification du travail.

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