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Recours à l’interprétariat dans les services publics de psychiatrie en Seine-Maritime

Carole LEBRUN - Psychiatre, Assistant Spécialisé Régional, Groupement Hospitalier du Havre et C.H.U. Charles Nicolle, Rouen
Sandra GUIGUENO - Psychiatre, Praticien Hospitalier, Unité psychiatrie transculturelle, UMAPP, Pôle Rouen Rive Droite, C.H. du Rouvray, Rouen

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°55 – L’interprétariat en santé mentale (Février 2015)

Une compétence culturelle à acquérir et promouvoir

La diversité culturelle croissante et en mutation rapide est une réalité dans de nombreux pays. Les migrants forment une population hétérogène et présentent un ensemble de facteurs de vulnérabilité sociale, juridique et épidémiologique. Pour être efficaces, les actions de santé destinées à ces populations doivent tenir compte de ces spécificités. La majorité des professionnels de santé mentale sont amenés à traiter des patients d’horizons culturels très variés et sont confrontés à des enjeux de valeurs fondamentales de justice sociale et d’altruisme. La rencontre de ces usagers avec des organisations sanitaires de plus en plus complexes, cloisonnées et spécialisées peut être source d’incompréhensions dans la mise en place d’accompagnement ou de soins. Par exemple, différentes publications indiquent des soins somatiques de qualité moindre chez les migrants, liés à un défaut de compétence culturelle des professionnels et d’accès aux soins de ces populations (Qureshi & Eiroa-Orosa, 2013).

La prise en charge d’un patient migrant implique donc un savoir-faire spécifique. L’état de santé mentale des migrants est affecté par de multiples facteurs de vulnérabilité (figure 1 ci-dessous) qui renforcent les obstacles à la prévention et aux soins, et contribuent parfois directement à l’apparition de pathologies singulières. Les enfants et les Jeunes Isolés Etrangers sont considérés comme les plus vulnérables parmi ce public de migrants, avec les femmes. L’Observation de 2012 de la Permanence Téléphonique Santé mentale du Comité Médical pour les Exilés relève plusieurs obstacles aux prises en charge des exilés associés à leurs facteurs de vulnérabilité : diversité d’origine et de langue, absence d’interprète professionnel (pour 41% des cas), défaut d’alliance thérapeutique (18%), sectorisation (23%) et autres dysfonctionnements des dispositifs de soins (22%). Dans ce sens, l’hôpital public est sollicité en priorité par ces patients démunis où les soins sont souvent différés.

La barrière linguistique et la distance culturelle limitent la communication avec les usagers et sont à l’origine parfois de difficultés ou d’échecs dans les prises en charge proposées malgré la motivation des soignants. La sensibilisation des professionnels aux enjeux de la multiculturalité et aux effets de la discrimination joue un rôle clé dans l’ouverture des institutions à une compétence spécifique.

La psychiatrie transculturelle prend en compte la culture au sens large et la culture d’un patient ou de sa famille dans les soins psychiques. Elle utilise de façon complémentaire en clinique les données anthropologiques et les éléments psychiatriques selon la méthodologie complémentariste de Georges Devereux. Marie-Rose Moro souligne qu’il s’agirait de « transformer les questions transculturelles en une expérience positive». Cette approche se développe de plus en plus en France en lien avec le brassage culturel grandissant de la société et devient un enjeu de santé publique. En France, plusieurs lieux de soins proposent des consultations ou ateliers thérapeutiques transculturels ou interculturels et soulignent le dynamisme d’une «discipline» en plein essor. Une activité importante de formation et de diffusion en émane également.

A Rouen, au sein du Réseau Régional Action Psychiatrie Précarité de Haute-Normandie, une équipe pluridisciplinaire dirigée par le Docteur Sandra Guigueno propose plusieurs types de soins transculturels intersectoriels : une consultation groupale destinée aux familles, une consultation individuelle autour des psycho-traumatismes, une permanence ressources transculturelles destinée aux professionnels en demande d’éclairage devant des situations complexes. Un partenariat avec une association d’interprètes s’est développé profitant ainsi à l’ensemble des professionnels du Centre Hospitalier du Rouvray. Le projet régional de santé 2012-2017 pointe les difficultés d’accès à la prévention et aux soins de santé mentale des populations vulnérables en Haute-Normandie. Y figurent des actions spécifiques et dites prioritaires pour les gens du voyage et les populations étrangères. Environ 1000 demandeurs d’asile arrivent dans la région chaque année avec un défaut remarqué d’accès aux soins. Dans notre étude, nous nous sommes intéressés particulièrement aux obstacles linguistiques car remédiables à l’échelle du département de Seine-Maritime en favorisant l’accès aux soins pour tous et dans toutes les structures.

Les besoins transculturels des professionnels du soin psychique : un concept peu exploré

La littérature internationale recense peu d’articles sur les besoins en soins transculturels des professionnels de santé, et encore moins lorsqu’il s’agit de soins psychiques. Beaucoup d’articles font d’avantage référence aux soins infirmiers. Les questions culturelles commencent à s’infiltrer dans la conscience de la communauté médicale alors que celles des compétences culturelles des autres professionnels de santé s’étendent de plus en plus. Et, rares sont les publications françaises à ce sujet. Une étude qualitative exploratoire des besoins en soins psychiatriques transculturels a été réalisée dans le Loiret auprès de professionnels de santé ne travaillant pas forcément dans des services de santé mentale, mais directement en lien avec un public de migrants (Radjack, 2008).

La compétence culturelle et linguistique est considérée comme une stratégie pour réduire les disparités en matière de santé et de soins de santé mentale (Francis, 2013). D’après une revue de la littérature de 2009, sa définition fait défaut en psychiatrie, ses applications restent floues et non évaluées auprès des utilisateurs de santé (Cowan, 2009). Il est aujourd’hui devenu un terme populaire pour une variété de stratégies relevant le défi de la diversité culturelle dans les soins.

De rares auteurs remettent en question sa nécessité. La plupart vont dans le même sens : améliorer les compétences culturelles des professionnels de santé mentale (Fung et al., 2012 ; Kim, 2013 ; Kirmayer, 2012 ; Nardi et al., 2012 ; Prescott-Clements et al., 2013 ; Qureshi & Eiroa-Orosa, 2013). La littérature insiste sur l’importance de telles compétences dans la qualité des soins, aussi bien pour les médecins, que les autres professions paramédicales, les psychologues, les étudiants. Chez les médecins, il s’agirait notamment de compétence diagnostique complexifiée par les éléments culturels.

Sensibiliser d’avantage les professionnels aux aspects transculturels en clinique pourrait réduire les obstacles institutionnels à l’utilisation des services de santé mentale par les migrants (Keyser, 2012 ; Nardi et al., 2012). Faut-il pour autant favoriser les formations à ce sujet ou valoriser les compétences de chaque soignant ?  La littérature reste discordante à ce sujet.

La compétence culturelle est représentée comme un processus d’auto-introspection plutôt qu’une connaissance acquise (Bemak & Chung, 2014 ; Qureshi & Eiroa-Orosa, 2013). Le pivot central serait l’« intérêt culturel» c’est-à-dire la motivation réelle du soignant à s’engager dans un processus de compréhension culturelle et du contexte psychosocial du patient, qui passerait d’abord par son habilité à lire sa propre expérience pour l’utiliser dans la relation à l’autre. Peu d’outils existent pour mesurer de telles attitudes positives. L’engagement du professionnel semble être en tous cas un élément prédictif (Francis, 2013).

Des consultations spécialisées et la supervision ont été identifiées comme des moyens d’assurer des services culturellement appropriés selon une analyse par régression logistique des facteurs prédictifs de compétence culturelle (Keyser, 2012). Comme au Royaume-Uni, il paraîtrait opportun dans un premier temps de soutenir la recherche sur la prestation de soins culturellement compétents pour développer ces compétences chez d’avantage de soignants (Dein & Bhui, 2013). Selon une étude rétrospective italienne, l’intervention de médiateur culturel et d’avantage de soutien social amélioreraient les compétences culturelles des thérapeutes et rendraient les soins psychiques proposés aux migrants plus efficaces (Tarricone et al., 2011).

Etude en Seine-Maritime des besoins des psychiatres et psychologues

Devant les offres de soins transculturels proposées au niveau régional émanant d’un seul pôle de psychiatrie sans moyens complémentaires attribués, il paraissait nécessaire d’évaluer au mieux les compétences transculturelles, les ressources et les besoins des autres secteurs de psychiatrie.

Méthode

Nous avons réalisé une enquête auprès de l’ensemble des médecins et des psychologues des services publics psychiatriques du département de Seine-Maritime (Centres Hospitaliers de Rouen, Le Havre, Dieppe et Lillebonne). Un auto-questionnaire a été mis au point et adressé par voie postale et électronique à 223 médecins (dont 73 internes) et 184 psychologues, soit 407 personnes au total. Ce questionnaire permettait d’évaluer quatre dimensions :

  • Connaissances théoriques transculturelles : définition, accès et besoin en formation et en supervision ;
  • Utilisation des ressources transculturelles : connaissance du dispositif en place, focus sur l’orientation de patients (besoins et motifs) ;
  • Recours à l’interprétariat en langue étrangère avec le public migrant : besoins, moyens, connaissance du rôle de médiation culturelle, difficultés et bénéfices rencontrés ;
  • Considérations autour des parcours sociojuridiques des migrants. 

Les enquêtés ont répondu sur la base du volontariat et de l’anonymat. Le recueil des données s’est effectué d’Avril à Juillet 2013. Il n’y pas eu de relance de participation. Nous avons réalisé une analyse descriptive des réponses, en stratifiant selon la profession (psychologue ou médecin) et selon le public accueilli (enfant ou adulte) pour pouvoir cibler ensuite d’éventuelles interventions ultérieures.

Résultats

76 personnes ont répondu, dont 43 médecins et 33 psychologues. Le taux de participation de 19% est relativement faible pour ce type d’enquête mais acceptable. Il a permis une évaluation plus qualitative que quantitative. Dans leurs réponses, les psychologues semblent globalement plus sensibilisés que les médecins.

Etats des connaissances transculturelles

Si un nombre conséquent de répondants appréhende les aspects théoriques de la psychiatrie transculturelle (78% au total), les aspects pratiques sont moins évidents. Seulement 20% connaissent les dispositifs de soins transculturels en place sur la région, accessibles à tous. Par ailleurs, 51% rapportent avoir une idée des parcours socio-administratifs et juridiques des patients en situation de migration, mais ils ressentent, pour la plupart, le besoin de se former à ce sujet (88% dont la totalité des psychologues). Ils perçoivent donc la complexité des parcours de ces patients comme pouvant faire obstacle à l’accès aux soins et à la prise en charge en santé mentale.

26% ont déjà reçu une formation en psychiatrie transculturelle ou interculturelle, avec une grande variabilité des enseignements reçus (de la journée de sensibilisation aux Diplômes Universitaires plus étoffés). 44% ressentent cependant le besoin de se former ou d’approfondir leurs connaissances.

Le manque global de connaissances et le besoin en formation des professionnels de Seine-Maritime ainsi que le manque de promotion du dispositif en place pourraient être expliqués par des difficultés à prendre la mesure de l’impact de la culture en clinique. Avec l’éclairage de la littérature, cela pourrait correspondre à un défaut de compétence culturelle.

Pratiques transculturelles

71% rapportent un besoin en supervision transculturelle, mais seulement 24% ont pu y accéder. 51% ont déjà orienté ou imaginé orienter un patient ou une famille migrante en consultation groupale transculturelle. Les motifs de sollicitation d’une consultation spécialisée stipulés par ces 47 professionnels sont des éléments culturels complexes (70%), un psycho-traumatisme grave (68%), des difficultés d’alliance thérapeutique (36%), une impasse thérapeutique (36%), un contre-transfert culturel irrésolu (17%). 34% évoquaient aussi une problématique linguistique ou sociale (demande d’asile, etc.). Les problématiques sociales sont encore trop souvent repérées parmi les demandes de consultations transculturelles or, elles ne sont pas une indication appropriée. D’où la nécessité d’informer d’avantages nos collègues sur les parcours sociojuridiques de ce public et la possibilité de faire appel aux interprètes dans leurs propres consultations. Sur ces 47 personnes, 20 ont pensé au dispositif rouennais, 4 aux dispositifs parisiens, 6 à d’autres lieux de consultations. 17 personnes (36%) n’ont rien renseigné. Ils ont donc probablement ciblé un besoin de soins spécifiques pour leur patient sans savoir où l’adresser.

Interprétariat

Parmi les 76 professionnels ayant répondu au questionnaire, 40% déclarent avoir déjà fait appel à un interprète pour un entretien psychiatrique ou psychologique avec un patient migrant ou d’origine étrangère. Dans leurs motifs de recours à l’interprétariat en langue étrangère, plusieurs rapportent un objectif d’amélioration de la communication avec le patient et de compréhension de ses souffrances. Certains abordent l’établissement d’un diagnostic. Quelques-uns citent des exemples précis tels que la « mise en place d’un groupe de parole pour Albanais du Kosovo ».

Par ailleurs, 60% de nos collègues déclarent ignorer la démarche de demande d’interprétariat. Six personnes indiquent une liste d’interprètes parmi le personnel hospitalier. Un participant souligne l’absence de mise à jour de ces listes et le manque de disponibilité des « soignants-interprètes ». Trois personnes disent interpeler les assistants sociaux afin d’être guidés dans cette démarche. Deux personnes rapportent faire appel à l’administration sans détailler. Une autre parle de l’existence de convention avec les centres hospitaliers. Un professionnel cite l’association Femme Inter-Association qui a signé une convention avec le Centre Hospitalier Du Rouvray. Cette association, interpellée surtout par l’équipe proposant des soins spécifiques transculturels à Rouen, propose un interprétariat-médiation dans des langues variées. Un médecin parle de la possibilité d’interprétariat avec l’Association Havraise pour l’Accueil des Migrants (A.H.A.M), liée par convention avec le Groupement Hospitalier du Havre. Elle a dû il y a quelques années rompre des contrats d’interprétariat-médiation, faute de recours. Aujourd’hui, deux interprètes seulement sont disponibles. Le financement de l’interprétariat manque de clarté pour les consultants (non connu chez 88% d’entre eux), ce qui peut les faire hésiter dans leurs demandes. L’un d’eux précise le bénévolat de certains interprètes. Un autre évoque le « Conseil Général » en s’interrogeant.

La moitié des 30 professionnels ayant déjà travaillé avec un interprète rapportent avoir rencontré des difficultés : lourdeur du processus pour y accéder mais également une fois l’interprète en consultation (traduction pas toujours littérale ou adaptée, réticence du patient,…). Une personne a décrit les problèmes liés à la triangulation « aide à la compréhension mais tierce personne qui interprète justement un langage auquel nous n’avons pas accès ».

En revanche, plus de la moitié des répondants (53%) connaîtrait le rôle potentiel de médiation culturelle des interprètes. 83% des professionnels qui ont introduit un interprète en consultation ont perçu un bénéfice. Les bénéfices mentionnés de l’interprétariat sont : « enrichissement de la clinique donnée par le patient, plus précise et plus nuancée» ; «compréhension des codes sociaux culturels et de la langue » ; «mise en confiance de la famille » ; « meilleure qualité de l’entretien, plus d’échanges, plus d’informations » ; «meilleure alliance thérapeutique » ; « la prise en charge » ;  « amélioration de la prise en charge et surtout le vécu de solitude du patient dans un monde étranger» ; « meilleure approche de la problématique du patient et de ses besoins »; « apaisement par reconnaissance portée au discours du patient ».

Ces résultats permettent de constater que l’interprétariat est peu utilisé et mal connu dans les services publics de santé mentale de Seine-Maritime.

L’interprétariat premier outil transculturel à développer

Cette étude présente plusieurs limites méthodologiques. Par exemple, l’intérêt probable des répondants aux questions transculturelles a dû surestimer les résultats. Aussi, loin de refléter l’intégralité des avis concernant la clinique transculturelle, elle donne des tendances sur les pratiques des professionnels dans le contexte seino-marin.

Nous sommes confrontés à un paradoxe : une perception améliorée de la prise en charge des migrants grâce au recours à l’interprétariat (à travers une alliance thérapeutique plus solide et l’acquisition de compétences culturelles) mais une sous-utilisation de cet « outil  transculturel ». En effet, l’interprétariat joue un rôle primordial en consultation avec les migrants et leurs enfants en terme de traduction, de communication mais aussi de médiation culturelle (Aranguri et al., 2006 ; Hsieh, 2007 ; Tribe & Lane, 2009). En plus d’améliorer la communication et d’aider le patient à verbaliser d’avantage, il peut agir comme un « levier thérapeutique » : l’interprétariat-médiation vient étayer la relation thérapeutique fragilisée par la situation transculturelle et le contre-transfert culturel du thérapeute (Aubert, 2008). La langue en tant que telle et les éléments anthropologiques proposés par le médiateur apportent un cadre culturel psychique externe contenant pour le patient. L’interaction thérapeute-interprète favorise la dynamique d’un processus thérapeutique renforcé par l’attention à la langue et ses enjeux. Le changement apporté dans la psyché du patient est conditionné par un changement préalable dans la psyché du thérapeute, pris en charge par le groupe d’interprètes.

Cependant, il existe de multiples freins à son recours. La littérature souligne la complexité du travail d’interprétariat en santé mentale (Aranguri et al., 2006, Jackson et al., 2008 ; Searight, 2013) à travers les multiples rôles de l’interprète et l’impact de ces rôles sur le processus thérapeutique et l’interprète lui-même. La présence d’un tiers influence les interactions avec le patient, la teneur des propos et les informations transmises. Certains auteurs détaillent l’influence de l’interprétariat, d’autres l’entrave à la relation soignant-soigné et à l’engagement dans le traitement (Aranguri et al., 2006) : communication compliquée par un tiers, traduction non maîtrisée par le consultant, discours réduit et révisé par l’interprète, modification du contenu voire du sens des propos, difficultés pour recueillir des informations cliniquement pertinentes. Les réponses émotionnelles transférentielles et contre-transférentielles peuvent être plus difficiles à gérer de part cette triangulation. La modification importante de la relation thérapeutique traditionnelle dyadique par la présence d’un interprète a fait l’objet de discussions cliniques considérables (Jackson et al., 2008). Du côté du thérapeute, se décentrer culturellement pour prendre en compte l’importance de langue maternelle du patient et élaborer son contre-transfert culturel en présence d’un interprète n’est pas simple. Chronophage, la demande d’interprétariat nécessite souplesse dans l’organisation et un travail de secrétariat supplémentaire. Une telle consultation demande en outre plus de temps puisqu’il faut tout retranscrire. Le dilemme éthique et légal du partage du secret professionnel avec un non-soignant est aussi soulevé. Du côté du patient, il peut refuser ou être réticent à s’y prêter, par exemple, par peur d’une mauvaise traduction ou de représailles de la communauté. Enfin, du côté des interprètes, peu d’attention a été accordée à l’impact de l’interprétariat sur leur bien-être malgré l’exposition à une détresse significative de certains patients (Doherty, 2010). Leurs avis sont d’ailleurs largement exclus. Les interprètes travaillant avec des réfugiés ou des patients surexposés à la violence sont souvent impliqués dans des processus thérapeutiques émotionnellement très intenses où leurs propres expériences peuvent résonner.

De plus, l’interprétariat en langue étrangère nécessite des considérations particulières en santé mentale (Searight, 2013). Les modèles d’enseignements destinés aux interprètes sont aujourd’hui médicaux ou juridiques mais ne sont pas fléchés en santé mentale. Dans l’idéal, en sus d’une supervision, il faudrait dispenser une formation psychiatrique aux interprètes. S’assurer de leur compréhension du système de soins psychiques permettrait une meilleure retranscription au patient et éviter peut-être certains clivages. Car, en l’absence d’une telle formation, le taux d’erreur d’interprétariat serait non négligeable soulevant d’autres préoccupations éthiques. Du fait des exigences légales, il conviendrait aussi de veiller à leur neutralité, au respect du secret professionnel et de demander une traduction littérale.

Nos résultats vont dans le même sens que les publications internationales : l’interprétariat-médiation complexifie la relation et l’organisation des soins en santé mentale mais il maximise l’effet thérapeutique (Hsieh, 2007). Au delà de sa vertu de traduction, la compétence linguistique peut être considérée comme une compétence culturelle à acquérir, simplement, par tous les soignants car elle peut dénouer bien des situations. L’interprétariat ne sert pas uniquement à conduire la langue. Il permet aussi une médiation culturelle.

Perspectives

Les résultats de cette enquête donnent plusieurs perspectives pour le département de Seine-Maritime. L’extension du dispositif actuel de soins transculturels paraît compliquée du fait de la démographie médicale largement appauvrie. En revanche, la promotion de tels soins semble indispensable auprès de nos collègues dans tous ces services de psychiatrie. Elle mériterait de clarifier les indications des soins spécifiques (la consultation groupale surtout), proposer des formations théoriques en psychiatrie transculturelle et sur les parcours socio-administratifs des migrants, favoriser l’accès à la supervision, faciliter le recours à l’interprétariat-médiation en consultation classique.

Aussi centrale et accessible la question de l’interprétariat en langue étrangère semble le premier point à promouvoir auprès des professionnels de santé mentale du département pour développer des compétences culturelles sans pour autant solliciter une consultation spécialisée transculturelle. Soignants et interprètes pourraient se former aux processus de communication et d’interprétariat en santé mentale afin de minimiser la perte d’informations, améliorer la qualité des échanges et assurer l’égalité des prestations de soins.

De futures recherches pourraient inclure une évaluation de son impact sur la relation thérapeutique, sur l’alliance du patient dans les soins et étudier l’impact de la formation de l’interprète. Il faudrait pouvoir identifier d’avantage les caractéristiques et les pratiques qui facilitent ou au contraire entravent le travail psychothérapeutique, élaborer des programmes de formation aussi bien pour les soignants que les interprètes, élaborer des recommandations pour leur recrutement et leur supervision. Il serait également intéressant de développer les conventions entre directions hospitalières et associations d’interprètes.

En dépit des biais qu’il peut présenter, notre travail rend compte de l’approche transculturelle en psychiatrie en Seine-Maritime, approche qui souligne le dynamisme et le caractère métisse des cultures. Pouvons-nous considérer la prise en charge de la santé psychique des migrants comme une spécialité, la psychiatrie transculturelle comme une discipline à part? D’après sa définition basée sur le complémentarisme, elle viendrait compléter une prise en charge existante et ne peut se substituer à une prise en charge classique. C’est pourquoi, selon nous, tous les professionnels de santé mentale peuvent faire valoir leurs compétences transculturelles avec un patient ou une famille. A chacun de les développer puisque nous sommes tous des êtres de culture.

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