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Trois temps déterminants avec les enfants en danger dans la rue

Eric MESSENS - Psychologue, Administrateur-délégué de Terres Rouges

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°49-50 – Reconnaître l’invisible, gouverner l’imprévisible (Octobre 2013)

À Cotonou, au Bénin et à Saint-Louis au Sénégal, l’association Terres Rouges a mis en place un dispositif en mesure d’apporter une aide spécifique aux enfants se retrouvant dans la rue en situation de vulnérabilité. En discussion avec des partenaires locaux qui étaient déjà actifs dans le domaine de la protection de l’enfance, il est apparu que ce dispositif psycho-social était un volet indispensable des soins à proposer aux enfants en danger dans la rue. On peut facilement imaginer que les parcours de vie de ceux-ci et les expériences vécues ne laissent pas que des traces physiques, mais également des souffrances et des traumatismes sur le plan psychique. Faute d’être prises en considération, ces réalités rendent souvent difficiles leur prise en charge globale et la reconstruction de projets de vie avec eux.

C’est à cette entreprise que les responsables de l’association ont décidé de se consacrer en mettant en place des équipes mobiles de psychologues. Nous faisons le pari que les acquis de cette entreprise sont, au moins pour la problématique temporelle de l’intervention, transférables notamment dans la prise en charge des migrants. Au terme de quatre ans d’expérience, les intervenants de Terres Rouges essaient de favoriser un travail qui tient compte de trois temps. Bien qu’une présentation de la sorte soit un peu schématique, en voici la teneur.

Un temps pour reconnaître

Les premiers moments de rencontre avec le jeune venu de la rue relèvent de l’accueil. Un dispositif peu exigeant fera mieux l’affaire. Il laissera d’autant mieux la place pour recevoir l’enfant avec son bagage: son corps tout d’abord, couvert de traces, de cicatrices, présentant des maladies, tout ce qu’on gagne en dormant à l’air libre dans les ordures et les zones de friche, ses objets ensuite, petits bouts de choses volées ou non qui ont permis de tenir au dehors, de se constituer un environnement minimal, enfin ses mots, bribes et amorces de récits qui vont dire par où il est passé.

La reconnaissance de ce patrimoine d’identité est la première porte par laquelle l’enfant et le travailleur social doivent passer ensemble. On connaît des histoires d’enfants qui ont chuté dans la rue à quatre ou cinq ans, c’est dire le lot d’épreuves et d’expériences en tous genres qu’ils auront accumulé lorsqu’on les rencontrera cinq ou dix ans plus tard. Ils sont quelques fois devenus de véritables petits guerriers, à tout le moins des résistants ou des survivants de la rue. Il faut s’intéresser à leurs prouesses, demander comment ils ont fait pour tenir, savoir saluer le courage et noter les souffrances subies. Le maillage relationnel avec l’intervenant adulte débutera sur ces premiers points d’appui. Ils vont dessiner progressivement les contours d’une nouvelle sécurité propice à laisser l’enfant revenir dans des liens de confiance depuis longtemps rompus avec la communauté des hommes.

Un temps sans trop d’intentions

Les idéaux éducatifs et thérapeutiques des institutions peuvent être envahissants, même et surtout lorsqu’ils sont bien intentionnés. Bien entendu, les progrès de l’enfant sont un encouragement pour les équipes qui y voient la promesse d’autres succès à venir. On attend de lui qu’il se conforme aux valeurs inculquées, qu’il récompense les efforts des éducateurs et progresse en ligne continue sur le chemin de l’apprentissage et de l’autonomie. Le psychanalyste Patrick Declercq a bien décrit cette situation dans son livre « Les Naufragés ». Rien n’est moins supportable qu’une vie dans les marges et dans les fosses de la cité. On peut comprendre que les vécus et les émotions des travailleurs de rue soient ébranlés au contact de la grande exclusion. Confrontés tous les jours aux sans-abris, les intervenants sociaux ne ménagent pas leurs efforts. Chaque évolution de la personne assistée les motive à espérer un peu plus, à vouloir l’étape de réinsertion suivante, à vouloir trop…

Que dire lorsque les enfants de Cotonou mettent ce beau dynamisme en échec ? Le passage des jeunes dans les institutions est émaillé de vols, déprédations, refus, violences et autres passages à l’acte, également de fugues, de régressions, de comportements de repli, d’apparitions de cauchemars, d’épisodes d’énurésie…, en somme de tout ce qui fait signes pour autant qu’on accepte de les lire et d’engager la parole avec les enfants sur ces évènements qui traduisent leur doute et leurs hésitations dans le délicat retour de la survie à la vie. Ménager une place pour les mots à cet endroit se fera d’autant mieux que l’intervenant pourra reculer un peu sur ses intentions propres.

Un temps pour accompagner le futur

Le lien de confiance se tissant au fil du temps, des enfants deviennent des « réguliers ». On les voit souvent, ils reviennent pour de courts moments, puis plus longuement. Leurs passages sont moins furtifs, ils se déposent dans l’institution. Leur installation est perceptible lorsqu’ils commencent à y laisser des objets comme on laisse chez soi ce dont on n’a pas besoin pour vaquer aux occupations du dehors: des vêtements, quelques possessions précieuses, un peu d’argent à protéger, des objets fétiches…

C’est généralement sur ce fond de sécurité reconstituée que des demandes vont apparaître, « je voudrais retrouver mon père », « où sont mes parents, où est ma famille ? », « vont-ils me laisser revenir vivre chez eux ? », « je veux quitter la rue, je veux retourner à l’école », et pour la plupart « j’aimerais apprendre un métier, mettez-moi en apprentissage professionnel ».

Ces demandes témoignent d’une capacité retrouvée à se projeter dans l’avenir, ce qui rompt avec la culture de la rue où l’enfant n’a de lui-même qu’une représentation de survie de jour en jour.

Sur cette phase de l’accompagnement, il y a lieu d’être tout aussi prudent, le risque étant d’y mettre tant d’espoir que l’enfant se dérobe avant même de décevoir. S’il le peut, l’accompagnateur social se montrera soutenant et compréhensif, car il y aura des moments d’ascension et d’autres d’abandon. Ces derniers seront à élaborer, à mettre en lien avec d’autres souvenirs de pertes ou de ruptures dans l’histoire de l’enfant, ceux-là mêmes qui ont pu causer son arrivée ou sa chute dans la rue.

Ces trois temporalités, qui sont des positions de travail, structurent l’intervention des différentes équipes de Terres Rouges. Elles contribuent à fonder une éthique sur laquelle s’organise leur approche clinique et sociale des enfants en situation de vulnérabilité.

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