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Le migrant précaire comme nouvelle figure du débordement

Nicolas CHAMBON - sociologue Orspere-Samdarra CH Le Vinatier Centre Max Weber Lyon 2

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°48 – Le migrant précaire entre bordures sociales et frontières mentales (Juillet 2013)

Les catégories utilisées pour désigner le public des étrangers peuvent différer suivant les situations mais surtout suivant les dispositifs qui accueillent ces individus : migrants, demandeurs d’asile, réfugiés, sans papiers… Or, en ce qui concerne la psychiatrie publique, on n’observe pas de cadrage spécifique. Il y a un refus, exprimé par l’autorité publique de travailler sur un registre populationnel ; au contraire, en accord avec l’idéal républicain, l’individu est pensé sans ses attaches communautaires. C’est pourquoi, suivant une démarche pragmatiste respectueuse de la conception des « psys », nous utiliserons la terminologie la plus constative de « migrant précaire1 ».

Les professionnels apparaissent en difficulté face à cette figure, comme ils l’avaient été, dans les années 90 face à celle du précaire. Vingt ans après, les problématiques qui avaient été soulignées notamment par les travaux de l’Orspere sur la figure du SDF restent paradoxalement d’actualité. Les professionnels apparaissent démunis. D’une part parce que les dispositifs destinés aux précaires sont saturés et sont en difficultés pour répondre aux demandes. Aujourd’hui, le public de ces dispositifs est en quasi totalité composé de migrants. D’autre part du fait des caractéristiques spécifiques de leur précarité. Pour un psychiatre, « la première précarité c’est qu’ils ne savent pas dire de quoi ils souffrent ». Comment proposer du soin alors que par moment la demande est inexistante ? Cette problématique avait déjà été caractérisée par Jean Furtos s’agissant du public précaire : « Plus une personne va mal psychiquement, moins elle est en capacité de demander de l’aide2 ». La question des papiers prend de l’importance au détriment du soin. Cette question revient souvent : quelles sont leurs attentes ? À cela peut aussi s’ajouter la problématique de la langue. Un psychiatre de Centre Médico-Psychologique (CMP) témoigne : « là où la parole ne peut pas faire média, qu’est ce qu’on fait ? ».

Pour beaucoup de professionnels de la psychiatrie publique, il y a la sensation de devoir prendre en charge des problèmes qui ne sont pas de leur ressort. Une psychiatre s’interroge ainsi : « on résout les problèmes que le social ne résout pas, pourquoi est-ce que c’est à nous de les prendre en charge ? », un autre affirmait en réunion que « les psys ne veulent pas prendre la charge de la prise en compte de la présence [des étrangers] sur le territoire ». Cette tension s’objective par la difficulté pour les soignants à faire face aux demandes de certificats médicaux de certains étrangers. Des psys se disent « instrumentalisés ».

Qu’est ce qui est du ressort de la psychiatrie ? À chaque fois, ceux qui mettent en avant ces problèmes rappellent leur mission : le soin. Il importe alors, par tous les moyens, de « faire exister le soin », et de le faire perdurer face à un public qui n’accepte pas forcément le cadre du soin, sa temporalité longue, et la rigueur qu’il impose (horaires des rendez-vous, régularité des rencontres…). Sur le même registre prédomine la sensation de ne pas connaître l’autre et d’accueillir un individu dont on ne sait qui il est, d’où il vient, occasionnant une difficulté à se représenter sa situation et son vécu. Inversement, l’usager peut avoir une représentation très déroutante de la psychiatrie. Un infirmier décrit cela dans ces termes : « c’est très intriqué, à un moment on ne sait plus par quel bout il faut traiter les choses, même si on se dit que c’est plus de ce côté là, on est toujours très en difficulté, de bien comprendre le sens profond, je veux dire, de la situation dans laquelle ils sont ».

La connaissance de l’autre devient alors primordiale. C’est aussi une manière de reconnaître cet autre, de le considérer, dans ce que l’on pourrait qualifier comme un mouvement de modernité thérapeutique3, en remplacement d’une tradition clinique plus classique qui pouvait plus facilement faire l’économie de cette connaissance. Ici le migrant précaire serait une figure du débordement pour autant qu’il fait exploser les cadres traditionnels cliniques, d’où le recours pour certains centres de soins spécialisés à des cliniques particulières (ethno-psychanalyse, clinique transculturelle, de l’exil…). Cette problématique de l’accueil du migrant interroge aussi la posture du professionnel de soin, dans la psychiatrie de secteur, en remettant en cause la position soignante. Si le modèle asilaire était associé à un psychiatre-chef4 la place du professionnel psy est aujourd’hui moins évidente et se négocie en situation, que ce soit dans le soin, ou dans l’institution. La figure du migrant précaire représenterait une altérité radicale, différente, sans représentativité, qui inciterait les professionnels à poser la question du sens (de leur profession, du soin, de l’accompagnement…).

Le débordement dont on parle est aussi pratique et organisationnel. C’est l’inscription sur le territoire géographique qui permet d’accéder à une modalité de soin déterminée. C’est la logique de proximité et d’accessibilité qui prévaut, associée à un idéal égalitaire des traitements des problèmes. Mais qu’en est-il quand le « migrant précaire » n’a qu’une adresse administrative ? Ici la domiciliation que proposent certaines structures pose problème à la psychiatrie publique car elle ne correspond pas à une adresse d’habitation effective, et donc ne répond plus de la prétention à l’égale distribution de la territorialisation. Selon les mots d’une psychiatre de CMP les demandeurs d’asile sont alors à « la marge du secteur, ils ne rentrent pas dans le secteur ». Ce problème n’est pas uniquement pratique, il est aussi théorique, et nourrit la tension entre « tout venant » et « public spécifique ». Sur le terrain, on note un contraste entre le refus qui est celui de beaucoup de psys de faire des migrants une population spécifique, et la conviction, du côté des travailleurs sociaux qu’il importe de « travailler différemment » pour reprendre les mots d’une assistante sociale ; ce qui signifie que le travail d’accompagnement ne vise plus forcément à l’émancipation par rapport à la communauté d’appartenance mais cherchera au contraire désormais à prendre appui sur les liens d’attachement, y compris communautaires5. Cette tension se matérialise par exemple dans la problématique relative à la présence ou non d’un interprète dans le soin.

Si la volonté d’accueillir le « tout venant », d’être dans un accueil inconditionnel, s’entend, elle peut être en contradiction avec celle de l’usager à être reconnue dans sa singularité. Se pose en effet pour le professionnel, la question de la (re)subjectivation, faire de l’usager un sujet de quoi ? Quelles sont les qualifications qui peuvent rendre opérante une intervention ? À quoi rattache-t-on les individus ? Quelles sont les modes d’existence que l’on juge primordiaux au sein de leurs collectifs d’appartenance ? Quelle ontologie du social ? Si, a priori, l’individu est un sujet de soin, il importerait de s’émanciper des catégories administratives, qui risqueraient de redoubler la violence de la procédure sur l’individu. Tout du moins, il est important de s’accorder sur « de quoi on parle ». Considérer le migrant précaire comme une figure à soigner parmi d’autres, comme nous le proposons dans cet article, pourrait justement être une manière, pour la psychiatrie publique, d’être en accord avec l’idéal égalitaire de la santé publique. Qu’est ce qui s’expérimente au front du travail avec les migrants précaires qui puisse concerner « n’importe qui » ?

Notes de bas de page

1 Migrant et non étranger car cela met en exergue le caractère migratoire qui semble être important pour le soignant

2 Furtos Jean (dir.) Les cliniques de la précarité – Contexte social, psychopathologie et dispositifs, Masson, 2008, p.125

3 Dodier Nicolas, Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris : Editions de
l’école des hautes études en sciences sociales, 2003

4 Dodier Nicolas et Rabeharisoa Vololona, « Les transformations croisées du monde « psy » et des discours du social », Politix, n° 73, 2006, p. 9-22

5 Ravon Bertand, « Vers une clinique du lien défait ? » in Ion Jacques, Ravon Bertrand, Pichon Pascale, Laval Christian, Juliani Frédérique et Pommier Jean-Baptiste, Travail social et « souffrance psychique », Paris-Dunod, 2005, p.9

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