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La professionnalité et la menace de disqualification

Georges GAILLARD - Maître de conférences, Centre de Recherche en Psychologie et Psychopathologie Clinique CRPPC, Universités de Lyon, Psychanalyste.

Année de publication : 2008

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°33 – Prendre soin de la professionnalité (Décembre 2008)

Les institutions du soin et du travail social ont pour tâche de prendre en compte les inévitables ratés du processus de « civilisation », ce qui de la pulsion, n’est pas parvenu à se lier, à se symboliser de façon suffisante. Elles sont les lieux de traitement du fond de violence mortifère dont l’humanité de l’homme est entachée. Elles prennent le relais des institutions censées instituer les sujets au sein d’une culture et les inscrire sous la férule de la Loi ; elles interviennent là où ces instances premières se sont révélées (partiellement) inopérantes1. Ce fond de violence mortifère représente une menace potentielle de destruction, celle d’un retour au chaos originel de l’archaïque et de l’omnipotence infantile. Les institutions de la mésinscription2 trouvent dès lors de la lisibilité à être pensée à partir du primat de la déliaison mortifère, à partir du primat de Thanatos.

Au sein de ces institutions, cette déliaison œuvre notamment son pouvoir de destruction sous la forme de la disqualification et de l’exclusion des usagers et des professionnels ; la destruction opère dès que les processus de liaisons ne sont plus agissants (au niveau de la « psychisation » du lien aux usagers, des dispositifs, du lien à l’histoire de l’institution, etc.). Considérés sous cet angle, tout événement, tout remaniement qui ébranle l’appareil psychique institutionnel (qui déstabilise les pactes et les contrats) sont autant de moments où la déliaison et la disqualification meurtrière se retrouvent potentialisées.

Dans ces quelques pages, nous allons nous centrer sur les mouvements de disqualification qui menacent les professionnels dans leur exercice, et qui procèdent de l’appareillage intersubjectif qui se met en place entre le professionnel, son groupe d’appartenance professionnel (son équipe) et les « usagers ». Nous mettrons aussi l’accent sur les mutations du contexte socio-historique au sein duquel prennent place de telles disqualifications, et qui les amplifient.

La position professionnelle et la jouissance

Les professionnels qui œuvrent dans ce champ se caractérisent d’être aux prises de façon permanente avec la subjectivité de leur objet professionnel ; « objet » qui en cela, constitue une source permanente d’excitation. Le professionnel est donc en menace constante de se perdre dans la jouissance (narcissique, phallique et mortifère3) qui vient s’actualiser dans le lien :

– la jouissance qu’il tire de la fréquentation de l’archaïque, au travers des symptômes des « usagers ; autrement dit le bénéfice qu’il prélève, de ce lien à l’autre, au titre de sa propre économie psychique,

– et massivement celle que l’usager n’en finit pas de présentifier dans le lien aux professionnels et de jouer sur la scène institutionnelle, à charge pour les professionnels de se déprendre de cette pulsionnalité et de travailler à la liaison de ces parts insuffisamment subjectivées.

L’acte que réalise le professionnel requiert donc d’être marqué du sceau de la professionnalité. Les rencontres qui ont lieu sur la scène professionnelle doivent être référées et donc autorisées par une institution socialement mandatée pour légitimer les actes du professionnel, et ainsi interdire la confusion, faire bordure à cette jouissance qui sans cela menace de faire voler en éclats l’indispensable maillage symbolique.

C’est la référence vécue à l’institution et à l’équipe qui se construit comme instance potentiellement tierce, permettant de lier la violence prédatrice des professionnels (au niveau individuel et dans leur groupalité), en la vectorisant sur le mortifère à transformer chez un autre (l’usager). L’interdit qu’elles présentifient4 porte sur la prédation cannibale (où s’actualisent les figures du meurtre et de l’inceste). Dans les temps où la jouissance déborde, elle donne à croire qu’elle peut subvertir toute limite et délégitimer toute loi. Le spectre de la barbarie refait alors surface.

N’importe quel acte soignant peut ici servir d’exemple : l’emblématique « piqûre » de la pratique infirmière permet ainsi d’entendre comment un tel geste sur le corps de l’autre n’est possible que pour autant que la référence institutionnelle est présentifiée au sein de la rencontre, garantissant que ce geste, s’il est incontestablement intrusif (du corps du patient) et peut donner lieu à d’intenses satisfactions pulsionnelles pour le professionnel, n’est pas qu’un acte de pur sadisme, n’est pas qu’une effraction jouant de la violence mortifère, mais qu’il a aussi pour fonction de soulager, de traiter, de soigner, arrimant la violence de l’archaïque et sa pulsionnalité à la tâche primaire.

Lorsqu’un acte est « cadré », contextuellement comme soignant, la source pulsionnelle et la composante libidinale sont mises au silence et déniées. Le leurre indispensable à l’exercice professionnel est opérant, et la professionnalité permet d’intriquer sadisme et bienveillance. En ce sens, elle autorise dans le même temps où elle interdit ; elle autorise une satisfaction libidinale partielle, une jouissance légitime, sous le couvert de la tâche primaire, interdisant simultanément que cette jouissance ne bascule (par excès) dans le registre du mortifère, et qu’au contraire, elle soit nouée à la réparation d’un autre, combinant dès lors libido narcissique et libido d’objet.

Être professionnel et se prêter au transfert

Le travail auprès des sujets qui sont « pris en charge » (soignés, accompagnés,…) par la structure, exige que le professionnel se prête aux mouvements transférentiels des « usagers », et qu’il investisse le lien ; soit donc qu’il prenne le risque quotidien de se retrouver entravé dans les rets du mortifère, le risque d’être « utilisé par l’autre », et partant, d’être séduit, dépossédé, effracté, malmené, etc. Investir un « usager », c’est importer le mortifère dans l’intersubjectivité (entre « usager » et professionnel) ; c’est aussi importer ce mortifère dans le groupe des professionnels et en « contaminer » l’équipe (Paul Fustier, 1999). Nombre de malaises groupaux, voire de crises, trouvent à s’apaiser lorsque les violences mortifères qui s’y développent sont entendues et pensées comme des effets de cette « contagion ».

L’appareillage des psychés que suppose la position de soin et/ou d’accompagnement fait donc courir au professionnel le risque constant d’être renvoyé à ses propres failles identitaires, sans qu’il lui soit possible de réfuter un tel cadrage. Engagée subjectivement dans le lien, sa propre économie psychique est partie constitutive des relations qu’il développe dans le cadre de sa position professionnelle. La professionnalité est donc fragile ; susceptible d’être déstabilisée et/ou disqualifiée à tout moment. Elle demande à être cycliquement restaurée, re-légitimée, dans un lien d’appartenance groupal et institutionnel, à partir de la remise en place d’un éprouvé de sécurité suffisante5.

Lorsque se déploient les attaques disqualifiantes de la professionnalité, les passes d’armes se jouent à coup de phrases assassines : »Dans ta relation avec tel « usager », lorsque tu fais ceci, (ou lorsque tu ne fais pas cela), lorsque tu dis ce que tu dis, …, Tu n’es pas professionnel! ». Les attaquants s’érigent alors dans leur superbe, usurpant toute la légitimité, et distribuant qualifications et disqualifications. Les implicites de ces assignations renvoient « l’accusé » à l’ensemble de ses incertitudes, à son insituable « position professionnelle », à ces liens emmêlés que sont les relations éducatives et/ou soignantes. Le professionnel visé par ces attaques peut ainsi ne pas être en mesure de faire face à cette exclusion, et quitter la place, ou s’y effondrer.

Le lien groupal et le retournement

Lors des inévitables périodes de tensions, au moment où le lien groupal ne parvient pas à préserver une bienveillance « suffisante », tout professionnel peut se retrouver en place de cible de la violence mortifère, celle qui n’a pas trouvé à se transformer, à se lier au niveau de la tâche primaire, et qui cherche alors un lieu de décharge, un « bouc émissaire » (R. Girard), un objet à expulser.

Appelée à se constituer dans l’intersubjectivité, la professionnalité peut être définie à partir de ce qui est attendu du professionnel par son groupe professionnel d’appartenance, son équipe, et par son institution : être à même de « se prêter au transfert » avec des « usagers », sans être anéanti par la rencontre, sans être détruit par ce qui de la subjectivité de l’usager est resté en souffrance de liaison, par sa fréquentation des contrées de l’archaïque.

L’arrimage narcissique au sein des groupes institués se joue toutefois précisément dans une tolérance groupale à la déliaison, une tolérance aux échecs répétés de sa transformation et au maillage second qu’il autorise dans une pensée réflexive. Le narcissisme groupal se construit dans la lutte menée contre le triomphe de la déliaison mortifère. C’est à partir de la limite de chacun, du partage de l’éprouvé d’être démuni dans la rencontre avec les « usagers », que la groupalité professionnelle trouve à se constituer, chacun étant amené à témoigner, dans l’après-coup de ses difficultés, voire de ses mises en faillite dans le lien avec l’un ou l’autre des « usagers »6.

Chaque professionnel est convié à investir le groupe professionnel comme étant à même de maintenir une visée transformationnelle, par-delà les errements, les dédifférenciations, les morcellements et les clivages, dans lesquels individuellement chacun va immanquablement se trouver pris. C’est de savoir sa limite, sa consistance et sa fragilité, et à savoir la limite, la consistance et la fragilité de ses différents collègues que chacun peut consentir à donner de la place aux autres dans un lien d’équipe, auquel il devient possible de faire appel pour le/se restaurer dans sa professionnalité.

Disqualifications et remaniement

À penser la groupalité professionnelle sous le primat de la déliaison mortifère et de l’humanité de chacun, il apparaît que cette alchimie n’est au rendez-vous que dans des temps spécifiques, au cours de périodes où la centration sur la tâche primaire n’est pas chahutée par de trop grands bouleversements.

Dès que du danger se présentifie (à partir de transformations organisationnelles, de modifications législatives, de départ d’un acteur clef, etc.), l’investissement des « usagers » et la centration sur la tâche primaire sont menacés. Dans de tels contextes, on assiste à un bétonnage idéologique  et/ou à la mise en place de défenses externes au travers de procédures fétichisées et de la sacralisation d’anciennes manières de faire (R. Kaës 2003, E. Diet 2008).

Lors de ces périodes de rigidification des modalités défensives, la disqualification prévaut. Le groupe promeut l’un des siens en position de savoir, et/ou de maîtrise (emprise), à moins que ne se mette en place une lutte acharnée pour l’occupation d’une telle place. Quiconque déroge au dogme est alors frappé d’excommunication.

Lorsque la violence de la déliaison accomplit son œuvre de destruction, le climat relationnel se teinte d’un zeste de paranoïa. La temporalité s’en trouve abrasée, le déploiement transférentiel et le temps de l’élaboration court-circuités, la groupalité elle-même devient persécutrice.

Ainsi de cette éducatrice qui se retrouvera aux prises avec l’impossibilité de contenir un enfant en « crise », tout entier rassemblé dans son hurlement. En lieu et place de trouver du soutien auprès des collègues présents, elle se verra elle aussi réduite à son incompétence. Le collègue ne trouvant rien d’autre à faire que de rajouter son propre hurlement à la crise : « Mais qu’est ce que c’est que ce bordel! » donnant à vivre à l’éducatrice un vécu d’une telle violence persécutrice qu’elle sera alors envahie par un désir de meurtre, celui-là même qui, d’y avoir été exposé, affolait et détruisait cet enfant.

Les attaques disqualifiantes

Lorsque, dans un tel contexte, il est question de disqualifications professionnelles, on se trouve bien en présence d’agirs meurtriers de la professionnalité, en présence de la part de la violence dont l’institution ne parvient précisément pas à se saisir et à transformer en un objet de travail, au travers d’une liaison dans la pensée et dans l’histoire.

Les attaques disqualifiantes de la professionnalité disjoignent, délient. Elles portent précisément sur les intrications entre identification professionnelle et identité du sujet, ainsi que sur les étayages entre le sujet et le groupe professionnel d’appartenance. Ces attaques rabattent alors toute dynamique intersubjective sur des dynamiques intrasubjectives ; elles tendent à isoler le professionnel et à le déloger de cette place de professionnel à partir de ce qui est alors épinglé comme ses « incompétences relationnelles « , dans la perpétuation d’un déni portant sur les corrélations de subjectivités.

Restructurations et tentations actuelles

Pour entendre au mieux les mouvements que nous venons de spécifier, (ceux qui ont cours entre « usagers » et professionnels), il convient de souligner que ces mouvements se déploient dans un contexte sociétal en pleine mutation. Les institutions du soin et du travail social traversent en effet une période d’intenses restructurations. La jouissance de la casse, les fantasmes de casses (D. Anzieu, 1996) s’en donnent à cœur joie ; restructurer nécessite de considérables remaniements des formes antérieures, et ne va pas sans jouer la destruction.

Le travail social est ainsi spécifiquement marqué par le départ d’une génération de fondateurs. Imbibés d’idéologie managériale, les « nouveaux » directeurs qui accèdent aux commandes potentialisent les disqualifications des professionnels, en disqualifiant l’histoire et les pratiques antérieures. Ils sont (parfois) explicitement mandatés pour mettre de l’ordre dans ce qui est désigné, pour les besoins de la cause, comme le « chaos antérieur » dans lequel les travailleurs sociaux « faisaient vraiment ce qu’ils voulaient », et autres arguties du même acabit. Les professionnels qui n’ont pas la décence de tenir pour nulles et non avenues leurs pratiques antérieures deviennent dès lors les premières victimes de la disqualification qui se donne libre cours.

Ces remaniements ont lieu sous le couvert de « l’idéologie de la transparence » (Jean-Pierre Pinel 2009). Si confiance était faite antérieurement aux institutions pour penser leurs dispositifs et leurs pratiques, les restructurations en cours détruisent ces contrats de confiances détruisant dans le même temps l’ensemble des appareillages psychiques existants (les contrats narcissiques P. Aulagnier 1975), et démutisant ce qui, des pactes dénégatifs (R. Kaës 1989), se doit de demeurer silencieux et obscur, sous peine de déliaison, et de débordement des angoisses mortifères, qu’ils avaient pour tâche de maintenir liées.

Les injonctions sécuritaires actuelles déclinent une volonté (politique) de parer à tout risque. Elles y travaillent à partir notamment de la constitution de « référentiels de bonnes pratiques ». Dans un tel contexte, ces « bonnes » pratiques font entrevoir le risque majeur d’un désengagement affectif et relationnel des « nouveaux » professionnels, investissement subjectif qui constitue pourtant la condition même du soin et de l’accompagnement. Elles profilent une nouvelle ère, celle des techniciens, n’ayant d’autre rôle que d’appliquer les procédures ad hoc, permettant le déploiement d’un fantasme de « traçabilité » sans faille7.

Nous avons souligné comment l’engagement du professionnel a partie liée avec un éprouvé de sécurité interne et de solidarité groupale qui découlent d’un don de légitimité8. Une telle position se situe aux antipodes du sécurité-sécuritaire et de la déstabilisation constante qui, de procédures d’évaluations en démarches d’accréditation, ne permet plus aux équipes de s’installer dans des liens « suffisamment » ombragés et silencieux. Les « nouvelles » procédures managériales détruisent les cultures locales (les expériences accumulées), et l’histoire où elles se sont tramées, ces bricolages singuliers où se fondent le narcissisme et la créativité des équipes.

Tentation est ainsi faite au professionnel d’une « pensée prête à penser ». Peut-être ne restera-t-il sous peu que l’alternative d’emprunter les sentiers de la résistance. Il importe en effet dans les temps actuels d’être attentif à ce qui peut être préservé (voire fabriqué) des zones de conflictualité9, celles qui permettent que des processus de pensée autoréflexifs, et des mises en sens élaboratives demeurent possibles. C’est à ces conditions que les professionnels seront à même de faire revenir (cycliquement) l’investissement des « usagers » au cœur de leurs préoccupations.

Notes de bas de page

1 Il s’agit de ces institutions qui concernent l’inscription de tout sujet au sein d’une société donnée, celles que les sociologues désignent comme des institutions de « premier niveau », dont l’école est le prototype. Ainsi d’un centre de ré-éducation qui se spécifie de prendre en charge ce qui, du travail de socialisation de pacification des relations entre les sujets, n’a pas trouvé à s’accomplir de façon « suffisante » au sein des institutions de l’éducation, etc.

2 Alain-Noël Henri désigne sous ce terme de façon générique les institutions du soin, du travail social (et quelques autres), qui ont fonction de « remaillage de la trame symbolique ».

3 L’expression est empruntée à Paul Laurent Assoun (1994).

4 Ainsi du « Serment d’Hippocrate » et des différents codes de déontologie dont usent la plupart des professions du soin et du travail social.

5 Paul Fustier définit la « légitimité » comme « avoir le droit de faire et d’être en sécurité ».

6 Georges Gaillard (2008), Restaurer de la professionnalité. Analyse de la pratique et intersubjectivité – Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe, n°50 Groupes de paroles,

7 Il n’est que de penser à l’obligation de la mise en place des cahiers d’incidents au sein des établissements, et du pointage rigoureux dont ils sont le lieu, aux fins de fournir aux tutelles des indicateurs de la montée des violences et des incivilités, justifiant en retour les procédures sécuritaires, ad libitum …

8 Selon la formule précédemment citée de Paul Fustier, à propos de la « légitimité ».

9 Guy Laval, soutient la thèse selon laquelle en l’absence de conflictualité externe (au sein d’une société), la conflictualité, condition du fonctionnement de l’appareil psychique, ne peut se maintenir.

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