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Une catégorie qui gomme les identités

Marie-Odile DUFOUR - Maire-adjointe à la Santé de Champigny-sur-Marne (94), Vice-présidente de l’association Elus, Santé publique et Territoires

Année de publication : 2007

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°26 – Ordonner le réel sans stigmatiser (Mars 2007)

Cachan – Mercredi 23 août 2006  – Il y a 6 jours, les 650 occupants du bâtiment F de la résidence universitaire ont été expulsés du squat qu’ils occupaient depuis 3 ans. En l’espace de quelques heures, tous – hommes, femmes, enfants, personnes âgées –grossièrement groupés sous le terme « sans-papiers », se sont retrouvés dans la rue.

Comment la catégorisation de ces personnes a-t-elle influé sur leurs conditions d’existence et sur la perception de l’opinion sur ces évènements ?

Ce jour là, je suis à Cachan pour participer à la manifestation en faveur des « squatteurs », pour apporter mon soutien d’élue et de citoyenne à ceux qui ont été  bafoués dans leur dignité. A proximité du gymnase où les « expulsés » ont été installés, j’avoue appréhender ce que je vais trouver. Mes réflexes d’élue à la Santé reprennent le dessus : comment ces personnes survivent-elles dans de telles conditions ? Quelles incidences cela engendrera-t-il sur leur équilibre psychique et leur santé mentale? Avoir classé sommairement ces personnes dans une « catégorie fourre-tout » n’a-t-il pas contribué à renforcer leur exclusion ?

Il fait très chaud, comme si le temps pesait sur cette situation déjà extrêmement lourde. Beaucoup de personnes bavardent à l’extérieur et la presse gravite autour du bâtiment. Dans l’effervescence de cette vie de quartier, les enfants jouent, les évènements ne semblant pas avoir prise sur eux. Pourtant, comment imaginer qu’ils n’aient de graves conséquences sur leur avenir ? L’humiliation subie par leurs familles sera-t-elle génératrice de violence ?

En situation régulière ou non, certains habitants du gymnase ont un emploi. Certes, tous subissent des conditions de vie similaires, mais chacun a une histoire, un parcours familial et professionnel bien particulier. Ceux que la presse a regroupés sous les termes « squatteurs », « expulsés », ont perdu toute singularité, toute spécificité qui fait de chacun un être humain unique. La catégorisation a gommé les identités.

Je discute avec plusieurs d’entre eux et constate que tous sont profondément blessés et choqués. Je sens monter leur colère car, humiliés, ils ont le sentiment de n’avoir été expulsés qu’en raison de leurs origines et de leur condition sociale. Ils n’existent plus qu’à travers le groupe. Nombreux Cachanais sont postés aux fenêtres. Ils ne se montrent pas hostiles mais restent en retrait, craignant que la situation ne s’enlise encore davantage, ne perdure (la rentrée scolaire est pour bientôt) et que la présence de ces « sans-papiers » n’en attire d’autres.

Parallèlement, les occupants du gymnase ont paradoxalement fait de leur catégorisation une force. Comme si le phénomène avait consolidé leur sentiment d’appartenance à un groupe uni et mobilisé dans un même combat, cela  a contribué à développer une grande solidarité entre les familles. En effet, dans le gymnase « équipé » de lits de fortune et de couvertures, une véritable vie en communauté s’organise. Au bout de 6 jours, les conditions sanitaires sont évidemment déplorables, la promiscuité totale. Curieusement, au milieu de l’agitation ambiante, règne une certaine organisation. Déjà, durant la période de squat du bâtiment du CROUS, les résidents avaient prouvé leur capacité à prendre en charge collectivement leurs conditions de vie matérielles, réparant et consolidant les installations sanitaires ou électriques lorsque cela s’avérait nécessaire. L’entraide s’est largement développée. Les mamans s’occupent des enfants dont la plupart n’ont pas 2 ans. Il est évident que les occupants du gymnase sont déterminés à se battre et à faire valoir leurs droits. La résignation n’est pas d’actualité, d’autant qu’aujourd’hui, d’autres (élus, associations, particuliers…) sont venus massivement les soutenir. Dans un premier temps, leur principal souci est de « tenir au jour le jour ». Au-delà, ils espèrent pouvoir être tous relogés. Comment leur dire que cela paraît malheureusement bien utopique ? Ils craignent qu’on ne leur propose que des hébergements dans des hôtels éparpillés et éloignés de leur lieu de travail. Ils ont peur d’être séparés parce qu’ils considèrent qu’unis en un même lieu, ils sont plus forts. Curieuse dualité entre cette volonté de rester soudés, groupés et l’espoir d’accéder individuellement à des conditions de vie humainement acceptables. Ceux qui n’ont pas de papiers sont persuadés qu’ils seront expulsés du territoire français. A cette angoisse s’ajoute la crainte que durant la manifestation, la police ne profite de leur absence pour fermer le gymnase. De cette peur naît la colère. Pour apaiser la tension, des élus de Cachan décident d’aller sur le site pour se porter garants. Finalement, quelques policiers pénètreront dans le bâtiment, mais sans l’évacuer. La manifestation se déroule finalement dans le calme, sans incident. Je quitte les lieux, éprouvée par ce que j’ai vu et entendu.

Alors que j’imaginais trouver des personnes totalement abattues, brisées par la violence de ce qu’elles vivent quotidiennement, j’ai surtout rencontré des individus solidaires, prenant soin les uns des autres, déterminés à se battre pour leur dignité et portés par l’espoir de connaître un jour des conditions de vie meilleures.

Un échec manifeste pour tous ceux qui, consciemment ou non, ont enfermé ces personnes dans une catégorie unique et donc nécessairement réductrice.

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