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L’accueil des demandeurs d’asile comme épreuve du politique

Dominique BELKIS - Maître de Conférences à l'Université Jean Monnet (Saint Etienne), Chercheur au CRESAL-CNRS
Spyros FRANGUIADAKIS - Maître de Conférences à l'Université Lumière Lyon 2, Chercheur au CRESAL-CNRS

Année de publication : 2005

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, Demandeurs d'asile, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°21 – Demandeurs d’asile, un engagement clinique et citoyen (Décembre 2005)

L’asile met en relation directe un individu touché dans ses droits les plus élémentaires, sa liberté et sa dignité, et la souveraineté d’un Etat dont il n’est pas le citoyen et qui n’entend pas abandonner sa souveraineté nationale.

Partant de la spécificité de la relation qui s’établit entre un Etat souverain et ces exclus de la citoyenneté que sont les demandeurs d’asile, nous nous sommes penchés sur les modalités d’accueil de ces populations car elles nous apparaissent comme symptomatiques de la volonté politique d’établir ou non des relations de solidarité avec d’autres. Cette problématique prend tout son sens si l’on considère que la relation à l’autre est au cœur du débat démocratique. Sous cet angle, interroger ces formes de solidarité conduit à réfléchir sur la qualité de l’espace politique dans lequel nous vivons. C’est pourquoi nous proposons dans cet article un renversement de perspective : considérer la problématique de l’accueil non plus seulement comme un problème social de gestion des flux, mais surtout comme une question éminemment politique.

La demande de protection, telle qu’elle s’exprime à travers la demande d’asile, est à la fois condition de la rencontre et obligation de relation dans un cadre normatif particulier (la procédure juridico-administrative). Nous avons affaire à une figure spécifique de l’étranger : la personne qui demande l’asile est nécessairement un étranger et, surtout, quelqu’un qui sollicite la protection d’un autre Etat que son pays d’origine. Ce qui est exemplaire dans la situation du demandeur d’asile c’est qu’il est le prototype de l’être désaffilié (Castel R., 1990, pp. 152-154 et 1995) c’est-à-dire détaché de ses appartenances, isolé et sans protection, et c’est paradoxalement cette situation qui va produire un espace de relations (Belkis D., Franguiadakis S., Jaillardon E., 2004). Le moment de la rencontre s’ouvre sur une obligation de répondre à la demande exprimée par un individu en danger (menacé en raison de persécutions ou des menaces des persécutions « du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques », article 1A.2 de la Convention de Genève).

La définition du demandeur d’asile ou plutôt du réfugié renvoie donc à une conception politique de la personne humaine. Nous faisons référence ici à la réflexion de Hannah Arendt concernant la condition des apatrides ou des exilés, ces êtres privés de leurs droits nationaux, civiques et juridiques et auxquels il ne reste que leur appartenance à l’humanité “ à l’état pur”. La thèse défendue par cette philosophe est celle du refus de “l’abstraite nudité d’un être humain ” car “ un homme qui n’est rien qu’un homme n’est même plus reconnu comme tel par ces semblables parce qu’il a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable ” (Arendt H., 1984, p. 279). La leçon arendtienne est de considérer que la valeur de la vie tient à son inscription sur la scène politique, sans laquelle elle perd son sens et risque d’être supprimée, car “ être privé de droits, écrit-elle, c’est d’abord et avant tout être privé d’une place dans le monde qui rend les opinions signifiantes et les actions efficaces ” (Ibid., p.281) Aussi, si l’individu est menacé, ce qui est en danger ce n’est pas seulement une composante de son être social, mais son intégrité, sa vie même. Lorsque le pouvoir politique ne garantit plus les droits naturels de l’individu et que, de surcroît, il est l’agent de leur transgression, l’individu n’est plus qu’un homme (fondé sur la seule zoé), un spécimen animal, il perd sa véritable humanité qui relève du bios, c’est-à-dire de son appartenance politique (Arendt H., 1984, Agamben G., 1997, Revault d’Allones M., 1999). On pourrait opposer à cette définition politique de l’humain le fait que les droits de l’Homme visent justement à protéger les individus sur la base de leur humanité « à l’état pur ». Mais là encore, H. Arendt montre bien la contradiction de la fondation naturaliste et individualiste des droits de l’Homme qui établit des droits sans garantir le cadre de leur effectivité. Or c’est bien l’institution politique qui a pour fonction de protéger les individus et de garantir le droit d’avoir des droits.

Du fait de la perte de son appartenance politique, le demandeur d’asile a donc une identité altérée, mais il faut ajouter à cela une autre altération de son identité : celle qui est produite par la suspicion permanente qui pèse sur sa demande (ce qui n’était pas tout à fait le cas il y a une trentaine années). Les logiques économique et policière ayant pris le dessus dans les questions relatives aux problèmes de migration, les demandeurs d’asile deviennent de simples migrants parmi d’autres ou sont qualifiés de faux demandeurs d’asile. Ainsi, la scène politique se constitue autour de l’idée de la gestion des problèmes sociaux qui convergent de plus en plus vers un seul et unique problème : la présence dans la société de gens qui posent problème, qui ne devraient pas y être et qui ne doivent plus y être1. C’est ainsi que les mesures politiques mises en œuvre tendent à uniformiser le jeune français d’origine maghrébine, le travailleur kurde sans-papier, le demandeur d’asile tchétchène, la femme somalienne qui demande le regroupement familial… Avec ces nouvelles mesures, on affiche une prétention à séparer “ vrais ” et “ faux ” demandeurs d’asile, donc à combattre l’immigration, les filières. Mais c’est tout le contraire : dès lors que sur n’importe quel demandeur d’asile pèse une suspicion, cela réduit toutes les altérités à la figure d’une clandestinité coupable. Nous assistons à un travail de conversion de phénomènes sociaux et politiques en problèmes d’insécurité, en objet de peur causée par la présence de l’autre. Se prolifère ainsi l’idée que, pour que la société soit sans problème, il faut rejeter l’autre, un autre dont la cause ne peut être considérée que comme dangereuse. Voilà, de manière quelque peu radicalisée, comment l’identité d’une communauté politique s’institue de plus en plus dans le “ à cause de l’autre ”, c’est-à-dire non pas une cause honorable à prendre en compte, mais une cause dommageable et nuisible.

On a affaire à ce que le philosophe Jacques Rancière (2004) nomme l’effondrement de l’hétérologie politique, à savoir la faillite de la forme politique qui prend en compte les altérités, et qui laisse la place à une forme politique unifiée dans laquelle l’autre n’est plus sujet mais objet de haine et de rejet. C’est bien de cette dimension que le traitement réservé aux demandeurs d’asile est le symptôme. Les identités menacées des uns sont considérées comme une menace d’altérité pour les autres. Or, c’est dans la prise en compte de l’autre que se constitue du politique selon Jacques Rancière : “ Il y a de la politique parce qu’il y a une cause de l’autre, une différence de la citoyenneté à elle-même ” (Rancière J., 2004, p.221). La cause de l’autre, écrit-il encore, c’est la désidentification par rapport à un certain soi, c’est « la production d’un peuple qui est différent du peuple qui est vu, dit, compté par l’Etat, un peuple défini par la manifestation d’un tort fait à la constitution du commun, laquelle construit elle-même un autre espace de communauté »2. L’oubli de cette différence est de réduire la société d’accueil à un simple espace de commerce et la communauté politique à une police de contrôle sur le vivant.

En ce sens, les demandeurs d’asile ne peuvent pas être considérés seulement comme une catégorie juridique et administrative, ni évidemment comme un problème de société, ils renvoient à une problématique de la relation à l’autre qui fait que la cause de l’autre est aussi la cause de soi. La sollicitation de protection et de réaffiliation à une communauté politique du demandeur d’asile ne se réduit donc pas à une simple demande d’appartenance : si elle donne à voir la faille qui l’a contraint à fuir son pays d’origine, elle est surtout la condition de l’ouverture d’un espace dans lequel s’élabore du politique en tant que mode de relation à l’autre. Se pose dès lors la question concrète de l’accueil et, plus précisément la question de la responsabilité de l’accueil ou, dit autrement, de « la politique de l’hospitalité ».

La problématique de l’hospitalité, qui est aussi celle de la solidarité, renvoie toujours à la place faite à l’autre dans un espace délimité, qu’il s’agisse de la maison ou de l’Etat-nation. L’hospitalité suppose surtout un dispositif, un cadre, un protocole qui garantit l’arrivée, la rencontre et le séjour. En outre, comme le souligne Anne Gotman (2001), l’hospitalité, loin d’être un absolu, a toujours l’inhospitalité (voire l’hostilité) pour horizon, et la sociologue d’ajouter que la pratique de l’hospitalité n’est pas réductible à celle de l’hébergement. Alors que la question de l’hébergement est généralement posée par rapport aux bénéficiaires et aux besoins des populations (ce en quoi elle représente un “ problème social ”), l’hospitalité se situe du côté du donateur, de celui qui reçoit. Par conséquent, la question n’est plus celle de la gestion publique des besoins, mais celle de notre volonté, pour reprendre l’expression de Anne Gotman, “ de sacrifier une part du chez soi ” (2001, p. 5). Transposée dans le domaine de l’asile, cette volonté d’accueillir prend un caractère éminemment politique car, comme l’écrit Jacques Derrida, “ si je ne reçois que ceux que je suis autorisé à recevoir, ce n’est plus de l’hospitalité. La responsabilité se situe à la croisée des chemins, dans cette tension entre le principe de l’anarchie de l’hospitalité et le principe politique national et transnational” (Derrida J., 2001, p. 149).

Si, pour Jacques Derrida, le principe de l’hospitalité repose sur une triple obligation : celle d’accueillir, d’accueillir au-delà de nos capacités et d’accueillir sans conditions3, la politique d’accueil des Etats, et aujourd’hui de l’Union Européenne, est, elle, toujours une prérogative de ces derniers et soumise à conditions : elle renvoie à un cadre politico-juridique normatif qui repose en premier lieu sur la possibilité d’identifier chaque hôte et en dernière instance sur la volonté politique d’accueillir ou non.

On comprend mieux, dès lors, en quoi une politique de l’hospitalité fait défaut en ce qui concerne l’accueil des demandeurs d’asile : cet accueil est, en effet, réduit à un “ problème social ” à résoudre, notamment en termes d’hébergement, masquant ainsi un refus d’hospitalité, c’est-à-dire un refus d’une véritable prise de responsabilité politique. Cette dernière consisterait à établir des relations de solidarité avec des personnes qui ne sont pas seulement des individus menacés mais surtout des sujets politiques anéantis sans appartenance ni protection qui demandent leur réintégration à une communauté politique.

Hier considérés comme « indésirables », aujourd’hui très souvent qualifiés de « faux demandeurs d’asile », d’« imposteurs », ou encore d’« hommes superflus », si l’on reprend l’expression de H. Arendt, les demandeurs d’asile correspondent de moins en moins à la figure emblématique du réfugié politique des années 70. Tout indique le chemin considérable parsemé d’épreuves qu’ils doivent traverser et la tension constante qui existe entre les mouvements de l’homme, ses déplacements et les exigences de la société. Malgré et à cause de cela, le demandeur d’asile peut être considéré comme une manifestation, un symptôme, où mieux encore, une scène où se règle la question du politique. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à G. Agamben (2002, pp. 32-33) que le réfugié est « la figure centrale de notre histoire politique » car en cassant l’identité entre homme et citoyen, entre nativité et nationalité, il met en crise la fiction de la souveraineté, le fondement de l’Etat-nation. C’est en cela qu’il obligerait à penser sans cesse le politique comme lieu où s’accomplit la relation à l’autre.

En fin de compte, le problème est de savoir comment se réalise cet espace politique aujourd’hui. Le caractère insupportable et intolérable de cette question est de considérer que le travail est déjà achevé. Alors comment prend-on la mesure des tâches à venir et à accomplir pour le produire ? Comment, avec la question de l’accès à l’asile et celle du traitement de l’accueil des personnes, (re)créer l’espace des altérités porteur du caractère politique d’un ensemble ? Comment l’hospitalité est-elle un référentiel politique majeur pour autant qu’elle est mise en acte ? Car elle ne doit pas être un référentiel que l’on invoque pour acheter une bonne conscience, c’est un principe qui doit être présupposé, vérifié et démontré chaque fois que quelqu’un frappe à notre porte.

Notes de bas de page

1 Cette logique prévaut dans toutes les récentes réformes ou mesures concernant l’asile, aussi bien au niveau national que communautaire, avec la mise en place, notamment, de formes de protection subsidiaire et temporaire, réduisant la question de l’accueil et celle de l’hospitalité à une politique de gestion des flux migratoires.

2 C’est la place que Jacques Rancière donne à l’excédentaire dans la distinction qu’il opère entre « politique » et « police ». Il écrit : “ Il y a deux manières de compter les parties de la communauté. La première ne compte que des parties réelles, des groupes effectifs définis par les différences dans la naissance, les fonctions, les places et les intérêts qui constituent le corps social, à l’exception de tout supplément. La seconde  compte « en plus » une part des sans-part. On appellera la première police, la seconde politique », (Galilée, 1995, p. 176).

3 « Dans l’hospitalité sans condition, l’hôte qui reçoit devrait, en principe, recevoir avant même de savoir quoi que ce soit de l’hôte qu’il accueille. L’accueil pur consiste non seulement à ne pas savoir ou à faire comme si on ne savait pas mais à éviter toute question au sujet de l’identité de l’autre, son désir, ses règles, sa langue, ses capacités de travail, d’insertion, d’adaptation… » (op. cit., p. 116).

Bibliographie

Arendt H., L’impérialisme, Paris, Le Seuil, coll. Point Politique, 1984.

Arendt H., La condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, 1993.

Agamben G., Moyens sans fins. Notes sur la politique, Ed. Rivages, 2002, pp. 32-33

Agamben G., Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, le seuil, 1997.

Belkis D., Franguiadakis S., Jaillardon E., En quête d’asile. Aide associative et accès au(x) droit(s), Paris, LGDJ, Collection « Droit et Société », n°41, 2004.

Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, (réédition, Folio Essais, 1999)

Castel R., “ Le roman de la désaffiliation, à propos de Tristan et Iseut ”, Le débat, Gallimard, n°61, sept.-oct. 1990.

Derrida J., “ Responsabilité et hospitalité ”, in De l’hospitalité (sous la dir. de M. Seffahi), La passe du vent, 2001.

Gotman A., Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, PUF, 2001.

Rancière J., Aux bords du politique, Gallimard, Folio Essais, 2004.

Rancière J., La mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995.

Revault d’Allonnes M., « Droits politiques et droits à la vie », Esprit, n° 10, 1999.

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