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Contre la dénaturation du droit d’asile

Frédérique DROGOUL - Psychiatre, membre du CA de Médecins du Monde

Année de publication : 2005

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Demandeurs d'asile, Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°21 – Demandeurs d’asile, un engagement clinique et citoyen (Décembre 2005)

La question politique, certes très complexe, posée par l’immigration et les difficultés d’intégration des « étrangers » semble occulter, tout en l’organisant, une autre réalité : celle d’une Europe qui se replie derrière ses nouvelles frontières extérieures, qui sont devenues à la fois plus éloignées et plus infranchissables.

En 1951, la Convention de Genève, permettant de garantir asile et protection aux réfugiés, inscrivait de façon emblématique le « plus jamais çà », cri d’une Europe meurtrie par la seconde guerre mondiale et traumatisée par les camps d’extermination.

Qu’en cinquante ans le contexte économique et politique mondial ait radicalement changé est une évidence. Faudrait-il pour autant renoncer à cette fondation symbolique que constitue la convention de Genève, à ce socle d’humanité qui est incontestablement, mais insidieusement, aujourd’hui renié ?

Reposant sur un arsenal législatif -tant européen que français- complexe et excluant, la notion même de demandeur d’asile est devenue une affaire idéologique. Les termes du débat sont en effet imposés, et dominés par les notions de « faux demandeurs d’asile » et de « réfugiés économiques », ce qui permet de banaliser le sort des réfugiés qui fuient leurs pays en guerre et les persécutions politiques. Pourtant, si leur nature a changé, les conflits n’ont pas cessé de se multiplier. L’Europe n’accueille qu’une minorité de réfugiés, moins de 12%, et ce sont les pays du sud qui en supportent le poids économique, social et politique, les réfugiés constituant « une condition humaine qui se forme et se fixe sur les bords du monde, et dont un des fondements les plus tenaces est l’ignorance que nous en avons » (Agier, 2002).

La demande d’asile, le récit d’une vie

Les demandeurs d’asile composent une catégorie floue, définie administrativement par un statut précaire et provisoire, qui n’est que l’attente d’une reconnaissance, celle de la condition de réfugié, la seule qui ouvre droit à une régularisation (avec le regroupement familial). Alors que la logique actuelle s’emploie à réduire drastiquement les conditions de cette reconnaissance, on en vient à oublier ce qui fonde la condition même de réfugié : lorsque partir est une nécessité vitale, que l’exil est imposé par les violences et les destructions, ou par les persécutions politiques. Ce qualificatif ne leur est d’ailleurs pas dénié lorsqu’ils s’entassent dans les camps des pays limitrophes, encadrés par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) et aidés par les organisations humanitaires !

Nul vrai choix donc, hormis celui de fuir. Plus ou moins rapide, plus ou moins hasardeuse et lointaine, la nécessité de la fuite est un dénominateur commun pour caractériser cette population : les demandeurs d’asile sont avant tout des personnes qui fuient la guerre, les conflits et les persécutions. Ils ne courent pas derrière un « Eldorado » mythique, ils tentent seulement de survivre en échappant au cauchemar de la violence, courage et détresse s’entremêlant.

Les récits de vie sont articulés sur l’expression d’une temporalité personnelle, marquée par des périodes distinctes. Celle de la vie d’avant la guerre, dans laquelle se sont ancrées les appartenances et les histoires familiales, le statut social personnel et l’identité culturelle : une vie perdue. Celle de la violence, avec son lot de destructions et de morts, laissant pour certains des séquelles traumatiques majeures : une vie meurtrie. Celle du départ, de la fuite, de l’abandon forcé des lieux et des êtres chers, pour un périple dangereux et incertain, portant sa part de rêves et de peurs : une vie risquée. Celle de l’arrivée en France, où tous sont malvenus, et où bien peu pourront faire reconnaître la légitimité de leur demande, et donc la véracité de leur histoire : une vie suspendue, puis niée.

Dignité, retenue et résignation (comment dire l’indicible, comment contenir la confusion ?) marquent en général l’échange sur l’histoire vécue. Et c’est pourtant cette histoire de vie qui est au cœur de la procédure de reconnaissance, celle de l’OFPRA, une procédure qui en pervertit l’expression.

L’interrogatoire de l’OFPRA : une dénaturation du droit d’asile

La loi du 10 décembre 2003 sur la réforme du droit d’asile rend à présent très difficile la possibilité même de déposer une demande : la complexification et les exigences accrues, la réduction des délais de dépôt (21 jours), assortie du traitement expéditif des dossiers en attente, ont pour premier et massif résultat une non prise en compte des demandes. Considérées comme « manifestement infondées », la majorité d’entre elles ne bénéficient plus de la procédure, et les dossiers sont rejetés sans que les intéressés soient rencontrés.

Il faut d’abord s’arrêter sur les conséquences premières des accords de Schengen et de Dublin qui externalisent ces procédures, en refusant aux réfugiés (qui s’entassent dans les camps aux frontières lointaines de l’Europe) la recevabilité de leur demande. C’est donc loin de chez nous que se traitent la majorité des refus, avec l’utilisation de la notion de pays sûr (qui peut même être une zone intérieure pacifiée d’un pays en guerre) pour justifier la non recevabilité. Un vaste réseau d’identification a été organisé, qui permet aussi de renvoyer les demandeurs dans le premier pays où ils ont été enregistrés (procédure de Dublin II). C’est dire qu’il leur faut surmonter bien des obstacles avant de pouvoir déposer une demande en France.

Si de nombreux facteurs contribuent à fragiliser le récit des demandeurs d’asile, c’est avant tout la logique institutionnelle de l’OFPRA qu’il faut analyser : une logique que l’on peut qualifier de paranoïaque, qui transforme tous les demandeurs en suspects, et les enferme dans des injonctions paradoxales.

– Le doute systématique sur les déclarations qui ne sont pas assorties de preuves (« faits non établis ») mérite qu’on s’y arrête. Venir d’un pays en guerre n’est pas suffisant, il faut faire la preuve des persécutions vécues. Et cela à titre individuel, car les persécutions collectives sont difficilement prises en compte, surtout lorsqu’elles ne sont pas étatiques.

Cette exigence de la preuve (documents divers attestant de la véracité des faits) disqualifie d’emblée un grand nombre de demandeurs d’asile, dans la mesure ou les conditions mêmes de leur fuite rendent impossible la production de documents, quels qu’ils soient. Parce qu’ils ont été détruits ou perdus, ou qu’ils constituent un danger sur la route de l’exil, voire par ce qu’ils se retournent en preuves à charge, comme les faux passeports achetés pour permettre la fuite.

Et cette exigence de la preuve a aussi un effet pervers, celui de la production de récits et de preuves stéréotypées, voire de faux documents par certains qui sont mal conseillés ; les voilà ensuite piégés, dans l’approximation et la confusion.

– La conduite de l’entretien a toutes les caractéristiques d’un interrogatoire : sans défense et sans témoin (pas d’avocat, ni même d’accompagnateur), bénéficiant de l’aide d’un interprète quand l’officier ne parle pas la langue du demandeur, la conviction personnelle de celui-ci est alors déterminante.

– La question qui se pose surtout, c’est ce qu’un tel dispositif produit sur les personnes qui y sont confrontées, cela à plusieurs niveaux et d’autant plus qu’elles n’y sont pas ou mal préparées. Le fait d’être traité comme un suspect, voire d’entrée de jeu comme un fraudeur, le fait d’être délibérément déstabilisé, ont des effets désastreux sur le plan psychique. Plus encore que l’inversion du statut de victime à celui d’accusé, c’est la négation d’une histoire personnelle, intime et douloureuse, qui est très délétère. La notion de double traumatisme est ici manifeste : à la réactivation liée au récit de vécus traumatiques (bien souvent difficile, voire impossible verbalement dans de telles conditions), répond une sorte de mise en abîme des ressentis émotionnels. Faits de remarques parfois sarcastiques, de raccourcis expéditifs, d’interruptions par des questions brutales, d’attention froide et exclusive apportée aux contradictions, certains entretiens mettent en évidence une dénaturation radicale des missions de l’OFPRA, telles que liées à l’application de la Convention de Genève.

– Certes, la CRR peut offrir une deuxième chance. Mais de nombreuses demandes sont jugées irrecevables, et si les conditions de la « formation de jugement » y sont plus respectueuses et équitables (en particulier grâce à la présence d’un avocat, au délai pour comparaître et au caractère public du jugement), elles restent insuffisamment respectueuses des droits élémentaires, comme le rapporte l’enquête menée par la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), en décembre 2004. Et 80% des recours sont refusés.

Souffrance psychique et facteurs de vulnérabilité

Les demandeurs d’asile sont dans une situation d’existence particulièrement difficile, dans laquelle s’accumulent des facteurs de vulnérabilité et de souffrances psychiques, qui, parfois, vont conduire à des troubles psychologiques avérés, dont les manifestations sont en général discrètes. Et il faut être prudent quand on parle de psychopathologie face à des troubles qui sont directement liés à des injustices et mauvais traitements, qu’ils soient politiques ou sociaux. Et bien plus encore lorsqu’il s’agit de personnes étrangères à notre culture et qui viennent d’un ailleurs irreprésentable pour notre génération, celui de la guerre.

Le propos ici n’est pas tant de rappeler les caractéristiques cliniques spécifiques et ce qu’elles impliquent en termes de prise en charge soignante, mais plutôt de mettre en lumière le fait que cette souffrance ou ces troubles vont desservir les personnes les plus fragilisées.

La guerre et les violences laissent chez tous l’empreinte de souvenirs douloureux, et pour beaucoup, s’installe une dimension traumatique : des troubles dont la clinique est trop souvent méconnue et dont l’expression (la mise en mots) est difficile, même face à un soignant. Car ils ont été témoins et victimes de violences, et pour certains, de séquestrations et de tortures, qui sont des expériences de déshumanisation qui relèvent de l’indicible. Pouvoir faire un récit, c’est pouvoir contenir des reviviscences parfois insupportables, au point que la mémoire s’obscurcisse, que la sidération s’installe. Et pourtant leur sort est très directement lié à la possibilité d’un « récit circonstancié » !

Les deuils multiples sont une problématique centrale, avec le danger des effondrements dépressifs qui réduisent ou font perdre la possibilité de faire face à des exigences administratives complexes dans un environnement souvent hostile. Cette dimension d’hostilité est atténuée pour ceux qui ont la chance d’être accueillis dans des CADA, et qui sont donc soutenus et guidés dans les démarches tout en étant soulagés dans le quotidien. Mais la majorité des demandeurs d’asile ne bénéficie pas de cette possibilité, tandis qu’ils constituent un public mal venu dans les dispositifs d’urgence et d’aides de droit commun, du fait même de leur statut incertain. Et c’est ainsi que même les familles avec enfants se retrouvent dans la rue, et cela de plus en plus souvent.

Les caractéristiques de ce statut sont par elles-mêmes un facteur de vulnérabilité. C’est un temps suspendu, incertain, provisoire : l’attente, on l’a vu, d’une reconnaissance, celle d’un autre statut, celui de réfugié. Avec son lot d’angoisses, de peurs, d’impossibilité de se représenter l’avenir. Le dépôt du dossier de demande d’asile permet le séjour sur le territoire, les conditions d’entrée illégales bénéficiant d’une impunité pénale. C’est cette protection qui paradoxalement, les écarte des dispositifs non spécifiques, alors que ceux qui leurs sont réservés sont en nombre insuffisant. Car leur statut provisoire n’est pas fait pour des structures d’urgence et d’accompagnement vers les droits sociaux, où ils encombrent durablement et pour une issue incertaine, les rares places disponibles. Leur quotidien est donc centré sur la survie (hébergement, nourriture), ce qui ne facilite en rien le respect des contraintes administratives.

Le rendez-vous à l’OFPRA lui-même est marqué par cette réalité d’extrême précarité, sociale d’abord, puisqu’il faut venir à Paris sans argent pour le transport et l’hôtel, et psychique surtout. Impressionné, souvent mal informé sur les attentes supposées, le demandeur sait seulement que « tout » dépend de cette rencontre.

Autres facteurs de vulnérabilité, les difficultés en rapport avec le « saut » culturel (perte des repères, difficultés de communication, méconnaissance des démarches) et l’isolement accentuent la fragilisation et le handicap face aux exigences administratives. Surtout lorsque s’accumule la dureté des conditions de vie et les humiliations liées ici aux différentes manifestations du racisme et de la discrimination, alors que la nouvelle situation de vie implique un réaménagement identitaire douloureux et difficile1. Parmi les réfugiés, il n’est pas surprenant de constater que ceux qui peuvent partir le plus loin sont souvent issus des classes moyennes et intellectuelles, qui ont réussi à rassembler l’argent du voyage. Ici, du fait de leur misère et de leur désocialisation, ils ont à faire le deuil d’un statut social, et l’expérience de conditions de vie misérables auxquelles ils n’étaient pas préparés.

Un dernier point mérite qu’on s’y arrête : le fait que le retour soit impossible. Les demandeurs d’asile sont des réfugiés qui partent pour un exil sans retour. Ces gens sont enfermés dans un mécanisme très déstructurant sur le plan psychique : celui de ne plus avoir de place nulle part, dans l’attente d’un statut qui sera pourtant très souvent refusé.

Pour conclure …

La misère et la précarité, chez nous, sont des réalités que nous côtoyons au quotidien. La vie des « clandestins » se réduit souvent à la peur et à l’exploitation, et le seul droit qui leur est concédé, et qui est sans cesse remis en question, est l’accès aux soins médicaux. C’est dans cette absence de statut, de droits et de reconnaissance -donc d’existence, que vont basculer la grande majorité des demandeurs d’asile.

Le débat politique sur l’immigration est en partie dominé par une justification qui peut se résumer à « excluons les uns pour mieux nous occuper des autres ». Or, force est de constater que tel n’est pas le cas : les troubles récents dans les banlieues révèlent sur la scène publique une réalité occultée, celle de la ségrégation dont sont victimes les jeunes français issus de l’immigration (en particulier l’emploi et le logement, alors qu’ils sont de la troisième génération…). Les limites des réponses sécuritaires et désocialisantes sont posées mais les problèmes restent complexes, et peuvent même sembler insolubles, tant on assiste, dans tous les champs du politique et du social, à une rétractation sur des valeurs non solidaires, dans lesquelles la figure de l’autre, l’étranger, devient porteuse de tous les désordres.

Ancré dans une expérience des pays dévastés par la guerre et les violences, et dans un travail avec des réfugiés, notre propos tient à rappeler simplement que l’étranger peut (et doit) être reconnu dans son humanité singulière, qui n’exclue pas ses différences, mais donne une place à son histoire.

Les atteintes graves portées au droit d’asile sont une contribution insidieuse aux violences déployées là-bas, dés lors qu’est refusée, ici, la reconnaissance des dangers encourus et des violences subies.

Elles sont un renoncement à des valeurs fondamentales pour nos démocraties modernes qu’on pensait plus solides, et ouvrent donc au risque de favoriser d’autres renoncements et d’autres violences.

Notes de bas de page

1 Voir la thèse en cours de Grégory Beltran, sous la direction de Michel Agier

Bibliographie

Agier M., « Aux bords du monde, les réfugiés », Ed. Flammarion, Paris, 2002.

Julien-Laferrière F., « Le droit d’asile en question », in revue Problèmes politiques et sociaux, n°880, sept 2002.

Baubet T. et col, « Traumas psychiques chez les demandeurs d’asile en France : des spécificités cliniques et thérapeutiques », in Le journal international de victimologie, Année2, n°2, avril 2004.

Quelle santé pour les migrants en Europe ?, Revue Humanitaire, Hors série n°2, été 2005.

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