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Le droit à l’alimentation durable en démocratie

Dominique Paturel - HDR Sciences de gestion – Cofondatrice du collectif Démocratie alimentaire
Patrice Ndiaye - HDR Droit Public Cofondateur du Collectif Démocratie alimentaire

Année de publication : 2022

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°82 – Vivre la nature (janvier 2022)

Le concept de « démocratie alimentaire » élaboré en 19961 repose sur le constat suivant : le système alimentaire est mondialisé et le pouvoir des États s’en trouve affaibli du fait de la force des multinationales de l’industrie agroalimentaire. Il s’agit alors de reprendre la main sur nos systèmes alimentaires par des actions concrètes : relocalisation de filières de production, initiatives issues de la société civile (potagers, groupements achats…), mais également des collectivités territoriales, comme les régies agricoles ou de restauration. Notre hypothèse centrale se fonde sur le fait que la démocratie alimentaire2 améliore la sécurité alimentaire. En outre, dans le cadre de la réflexion sur le changement climatique et le poids de notre alimentation sur celui-ci, la démocratie alimentaire permet de repenser les questions d’accès égalitaire et libre à l’alimentation ainsi qu’à la durabilité3 de celle-ci.

Depuis une douzaine d’années, nos travaux4 ont participé à rendre visible la façon dont les politiques sociales françaises ont soutenu (et continuent de soutenir) l’accès à l’alimentation pour les plus vulnérables par l’aide alimentaire. Cette filière de l’aide alimentaire, enfouie dans un discours moral sur un « droit à nourrir », a masqué le fait qu’elle s’appuyait sur le système agro-industriel et qu’il s’agissait de choix politiques quant à la lutte contre la pauvreté. En effet, cette aide alimentaire se traduit de façon majoritaire sous la forme de distribution de denrées alimentaires récupérées des circuits longs via la grande distribution, les coopératives agricoles ou la restauration hors foyer. Le nombre de bénéficiaires a plus que doublé en dix ans, passant de 2,5 millions en 2009 à 5,5 millions juste avant le premier confinement lié à la COVID-19. Cette aide alimentaire est prescrite par les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux, et est prévue dans le déploiement de ces politiques sociales sous-traitées en grande partie au secteur caritatif et inscrites dans les missions du travail social.

Le travail social et ses professionnel.le.s se trouvent ainsi dans le paradoxe suivant : en soutenant l’accès à une alimentation via l’aide alimentaire, 5,5 millions de personnes deviennent captives de ce mode alimentaire faute de revenus. De plus, un tiers des salarié.e.s du secteur agricole, des agriculteurs et agricultrices, sont eux et elles-mêmes en situation de précarité – liée au système agro-industriel mondialisé – dont certain.e.s sont usager.ère.s de cette aide alimentaire. Il s’agit bien ici d’une rupture d’égalité dans l’accès à une alimentation durable, c’est-à-dire reconnectée aux conditions de sa production et nutritionnellement adéquate.

Toutefois, le plus important est probablement l’invisibilité du système qui ne permet pas aux professionnel.le.s de l’action sociale de reprendre la main sur leurs pratiques d’accompagnement social concernant les besoins alimentaires des personnes subissant la précarité économique. En effet, leur formation et leurs missions sont encastrées dans une approche de l’alimentation vue avant tout comme un moyen d’accompagnement et non comme un objectif inscrit dans la transition écologique. Le lien social mis en avant dans la justification5 s’appuie sur un impensé au coeur d’une des quatre fonctions de l’alimentation6 : la fonction sociale, à savoir le fait de manger ensemble comme façon de se sentir relier aux autres et faire société. En outre, le cadre de pensée est celui de la grande précarité où l’on peut comprendre que les personnes à la rue ou vivant dans des conditions d’habitat ne permettant pas de faire la cuisine n’aient d’autre recours que celui de l’assistance alimentaire. Pour tous les autres, c’est-à-dire la grande majorité, leur problème n’est pas de ne pas savoir cuisiner ou de ne pas pouvoir cuisiner, mais de disposer de revenus leur permettant d’accéder à des denrées alimentaires durables.

L’analyse de la réalité française (largement commune aux pays du Nord) est que le droit à l’alimentation promu par l’Organisation des Nations unies (ONU) n’est pas effectif. Lors de la sollicitation du comité du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc7) auprès de la France, la réponse a concerné la répartition des financements de la filière de l’aide alimentaire entre les crédits européens et français8. Cette réponse indique la non-effectivité du droit à l’alimentation en regard de sa définition dans les textes internationaux. D’ailleurs, selon la base de données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture9 (Food and Agriculture Organisation — FAO), il n’existe en France aucune protection constitutionnelle du droit à l’alimentation. Certes, la garantie de la protection de la santé et de l’obligation de la collectivité d’assurer des « moyens convenables d’existence » est présente dans le préambule de la Constitution d’octobre 1947. Cette protection de la santé sous-entend que l’alimentation serait incluse et que, par conséquent, il reste juste à assurer l’alimentation des familles et des personnes à petits budgets. Or il s’agit davantage d’une déclaration énonçant des valeurs qui n’ont jamais fait l’objet d’interprétations permettant de reconnaître un droit à l’alimentation en France contrairement, par exemple, au droit au logement. Il n’y a donc dans notre pays aucun élément législatif qui serait du ressort d’un droit à l’alimentation ou d’un droit à être à l’abri de la faim.

La présence de l’alimentation comme objet politique dans les différentes arènes publiques depuis quelque temps rend compte des limites auxquelles se heurte la démocratie alimentaire.

La première des limites est celle de la participation des habitants et des habitantes qui devrait pourtant être remise au coeur des projets. La participation des acteurs et actrices (du secteur social, associatif et territorial) et des publics aux diagnostics et aux projets alimentaires territoriaux (PAT) est un bon exemple de cette ignorance réciproque et de cette difficulté à installer cette participation dans le temps. La deuxième des limites est ensuite politique ; elle tient en la prégnance de l’idéal de la démocratie du consommateur où le marché détermine les limites de l’action publique et son critère d’efficacité. Enfin, la troisième des limites est celle de genre, qui, plus encore avec la crise sanitaire que nous traversons, fait peser principalement sur les femmes10 la multitude des tâches et activités liées à l’alimentation.

Cependant, une diversité d’initiatives citoyennes parfois appuyées par les collectivités territoriales fleurit depuis une dizaine d’années. Toutes cherchent à se réapproprier de la question de l’alimentation. Là encore, ces initiatives citoyennes et celles portées par des pouvoirs locaux ne sont pas à elles seules suffisantes pour instaurer une démocratie alimentaire. Malgré leur multiplication, elles ne font pas système et une « sorte » de plafond de verre empêche un changement d’échelle. En effet, le statut de l’alimentation reste celui de produits, de marchandises comme les autres, pris dans les rets des accords commerciaux à l’échelle de la planète. En d’autres termes, il s’agit du rapport entre le droit de l’alimentation – soit le droit commercial des produits – par rapport au droit à l’alimentation, c’est-à-dire un accès égalitaire et dans la durée pour les êtres humains.

À partir de ces constats, nous proposons l’élaboration11 d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Préalablement devra être posé, par la norme juridique d’une valeur constitutionnelle ou a minima législative, le droit à une alimentation durable pour tous et toutes intégrant les conditions de production, de transformation, de distribution et de consommation des produits alimentaires. Puis les « déjà-là », tels que le service public de la restauration collective, les marchés d’intérêt national ou les épiceries solidaires doivent prendre leur place dans les systèmes alimentaires, en étant décidé et choisi par les habitants et habitantes.

À l’image du régime général de la Sécurité sociale, la SSA serait financée par un système de cotisations sociales qui permettrait à tous et toutes d’accéder à des produits alimentaires ou à des services de restauration auprès de producteurs et productrices, de transformateurs et transformatrices, de distributeurs et distributrices conventionné.e.s ainsi que de faire sortir l’alimentation du marché libéral. Ainsi, la transition écologique du système alimentaire, la juste rémunération des acteurs et actrices travaillant dans les activités nécessaires à notre alimentation, la relocalisation de la production agricole et l’amélioration de la santé de la population sont rendues possibles et concrètes. Dans ce contexte, un élément crucial sera la prise de conscience des professionnel.le.s et des bénévoles du travail social, du nécessaire changement de leur rôle. Celui-ci devra accompagner, d’une part, l’urgence alimentaire par le biais d’une assistance en direction de la population en grande précarité en les respectant dans leurs besoins alimentaires et, d’autre part, participera à l’élaboration de dispositifs de prévention de l’aide alimentaire favorisant une accessibilité égalitaire et libre. Ainsi, ces professionnel.le.s et leurs diverses institutions se reconnecteraient eux.elles aussi au fondement du travail social12 en reprenant la main sur un accompagnement social situé dans les enjeux de transition écologique, aux côtés des familles et des personnes à petits budgets.

Bibliographie

1 Lang, T. (1998). Towards a food democracy. Dans S. Griffiths et J. Wallace (eds.), Consuming passions. Food in the age of anxiety. Manchester University Press.

2 Actions permettant à tous les habitants de reprendre la main sur leur alimentation pour avoir accès à une alimentation décente, abordable et bénéfique pour la santé, produite, transformée et distribuée dans des conditions en lesquelles ils peuvent avoir confiance, tout en garantissant leur participation et leur pouvoir d’agir.

3 Alimentation durable définie par l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization of the United Nations — FAO) en 2010 : fao.org

4 hal.inrae.fr

5 Boltanski, L. et Thevenot, L. (1991) De la justification. Les économies de la grandeur. Gallimard.

6 Les quatre fonctions de l’alimentation (sociale, culturelle, biologique et hédonique) forment la vision politique du système alimentaire d’une société. Ariès, P. (2016). Une histoire politique de l’alimentation. Max Milo.

7 Le Pides est un traité international multilatéral adopté en décembre 1966 par l’ONU. Les États signataires s’engagent à agir pour que les droits économiques, sociaux et culturels inscrits dans le Pacte soient assurés dans leur pays : le droit à l’alimentation en fait partie. La France en est signataire en 2012.

8 Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR) (2016). Liste des points concernant le quatrième rapport périodique de la France. Réponses de la France à la liste des points. E/C.12/FRA/Q/4/Add.1, § 102-105.

9 FAO. Le droit à l’alimentation autour du globe. Reconnaissance constitutionnelle du droit à une alimentation adéquate [Internet]. fao.org/right-to-food-around-the-globe/fr

10 Paturel, D. (2020). Manger. Plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation. Éditions Arcanes 17.

11 Un collectif national réunissant plusieurs collectifs, associations et organisations. securite-sociale-alimentation.org

12 Définition internationale adoptée à Melbourne en juillet 2014. ifsw.org/what-is-social-work/global-definition-of-social-work

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