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Le Goût de vivre et la connaissance chez Teilhard de Chardin : une précompréhension de la clinique psychosociale de notre temps. Conférence faite aux Amis de Teilhard de Chardin.

Jean FURTOS

Année de publication : 2008

Type de ressources : Articles scientifiques - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES MEDICALES

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Le psychiatre que je suis, lorsqu’il s’exprime en tant que tel, n’aime pas trop parler de spiritualité, au nom de la décision hippocratique millénaire de sortir la médecine des temples. Pourtant, même pour un médecin laïque, la spiritualité est là, mais dans le cœur, dans l’implicite de ce qui l’anime. C’est pourquoi, lorsque Jean-Pierre Frésafond m’a demandé cette conférence, j’ai accepté de confiance et je ne le regrette pas.

En effet, le thème énigmatique de la connaissance au goût de vivre pose l’une des questions, cruciales de notre époque : la perte du goût de vivre, qui n’est autre que la dépression, cette plaie atone de la société des individus , serait elle en connexion avec un déficit de connaissance ? Mais alors qu’est-ce que la connaissance ?

La question mérite en tous les cas d’être posée puisque 30% des individus de nos sociétés occidentales ont eu, ont ou auront une dépression sévère dans leur vie, sans compter les pathologies proches ou corrélées.

Pour éviter les ambiguïtés, précisons les mots : la connaissance n’est pas le savoir, n’est pas avoir de l’instruction, n’est pas apprendre des connaissances, ce qui est cependant important mais ne constitue pas la connaissance. Quand au goût de vivre, il n’est pas réductible à l’hédonisme, la recherche du plaisir pour sa propre jouissance.

Le plan que je propose est le suivant :

  • dans une première partie, je donnerai ma lecture de Teilhard, eu égard au thème qui m’a été confié,
  • puis j’en rapprocherai ce qui a croisé mes recherches sur le plan de l’approche psychosociale de notre temps,
  • avant de revenir sur quelques principes destinés à protéger le goût de vivre.

1-La connaissance et le goût de vivre dans l’œuvre de Teilhard de Chardin

Tout se passe comme si Teilhard, paléontologue, avait tiré les conséquences du fait que le qualificatif de l’homo sapiens sapiens, notre état évolutif actuel, portait effectivement dans son étymologie la surprenante équivalence entre sagesse et sensorialité. Du terme sapiens dérive en effet une double lignée sémantique : d’un côté, la sapientia, la sagesse, une forme du savoir intégratif qui est la connaissance et qui permet de vivre…sagement, et de l’autre côté la sapiditas, la sapidité, la saveur. La sagesse, la connaissance, a une mémoire où le corps sensoriel aurait partie liée avec ce qu’il perçoit du monde, ce que l’esprit en fait, comment il s’en nourrit.

Chez Teilhard, en tous les cas, le goût de vivre est quasi équivalant à la joie de vivre, comme s’il y avait un lien entre la matière, le goût des aliments et l’Etre profond, la joie d’être. Une sorte d’unité entre la matière et l’esprit. Si le goût de vivre n’est pas l’hédonisme, il peut être la jouissance, notamment sexuelle, où la sensorialité et la joie d’être peuvent vibrer dans le partage.

Pour préciser les concepts, Teilhard décrit, dans le Phénomène Humain, les 3 grandes phases de l’évolution qui, d’une certaine façon, glorifient l’apparition de l’homme:

1- la Prévie, soit le monde physico-chimique, la géogenése,

2- L’apparition de la Vie, soit la biologie, la biogenèse,

3- Et surtout l’apparition de la pensée chez l’homme, qui de ce fait n’est pas un animal comme les autres. La psychogenèse à l’œuvre dés le début de l’évolution, inscrite dans la matière, marque soudain un saut qualitatif par le pas de la réflexion. Apparaît simultanément la noosphère, lieu collectif et qualitatif de la pensée dans le cosmos, comme on parle ailleurs de la stratosphère. L’homme vit dans la noosphère comme le poisson vit dans l’eau, ce qui vectorise le trajet des préhominiens jusqu’à l’homo sapiens sapiens.

Ainsi le sujet humain n’est-il pas comme un fétu de paille insignifiant dans le cosmos, il prend une responsabilité particulière dans l’évolution qu’il peut et qu’il doit orienter.

A ce point, il devient intéressant d’interroger Freud, ce rationaliste génial qui a fondé la psychanalyse et toute une anthropologie psychanalytique sur la reconnaissance des lois de l’inconscient. Il a, comme on sait, insisté sur la pensée et l’insight, dans le transfert, pour la maîtrise en l’homme de ce qui lui échappe; mais que faire par rapport à ce lui échappe dans le cosmos, sinon accepter et reconnaître les humiliations et vexations de la conscience moderne qui sont, selon lui :

1- la vexation cosmologique : depuis Copernic, la terre, donc l’homme, n’est plus au centre de l’univers.

2- la vexation phylogénétique : depuis Darwin, l’homme n’est plus l’aboutissement de l’évolution, il en est le stade actuel.

3- la vexation psychologique enfin : depuis Freud, l’homme sait qu’il n’est pas le maître en sa propre maison, l’inconscient et les pulsions le décentrant de sa rationalité consciente.

J’y ai ajouté une quatrième vexation dont je parlerai tout à l’heure.

Le fond commun de ces humiliations repose sur le décentrement de l’homme, l’éjection hors de sa mégalomanie : il n’est pas au centre de tout, pas même de lui-même, et son sentiment de toute puissance doit chuter ; il doit l’accepter et faire de cette désillusion douloureuse une modestie créatrice de civilisation. Le prix à payer est évidemment ce que Max Weber appellera le désenchantement du monde. Par contre, un prix catastrophique à certainement refuser de payer, si possible, est la perte du sens de la vie, ce que Teilhard nomme l’homme fétu de paille insignifiant dans le cosmos, soit le nihilisme.

D’où il s’en suit une exigence de production de sens .

Teilhard ne valide pas d’avantage que Freud la mégalomanie, qu’il appelle le mauvais anthropocentrisme. Mais il propose une double centration : la réflexion, comme le fondateur de la psychanalyse, et surtout la centration sur le point oméga, centre personnalisant d’une cosmologie christique qui appelle une quatrième phase, ultérieure à l’apparition de la noosphère, la Sur-Vie, que je n’envisagerai pas ici. Ce qui est toutefois important à noter, c’est que, selon Teilhard,  la connaissance, c’est avoir des yeux, c’est voir l’histoire du monde vivant, avec des yeux de plus en plus parfaits ; c’est une vision perfectible de l’homme qui se voit dans une entité plus vaste que lui-même, c’est-à-dire qui dépasse ipso facto toute vexation narcissique centrée uniquement sur l’amour de soi. Encore un peu, ajoute Teilhard, et la noosphère aura trouvé ses yeux (sous-entendu : pour le point oméga)1.

Au delà de la finitude et de la mortalité, obsessions de Freud, Teilhard affiche son optimisme vers une perfectibilité continue de l’évolution où le psychisme et l’esprit ont leur rôle. C’est précisément cela qui est perdu dans ce que certains appellent la post modernité, et que je préfère nommer la phase de modernité actuelle, refusant ainsi la perte définitive de la raison et son vécu décadentiste qui est une des formes collectives de dépression, de mélancolie sociale.

An sein de son optimisme, notre auteur est lucide : il insiste souvent sur les diverses modalités de la souffrance, il ne construit pas un monde idéaliste, et il ne fait pas, non plus, l’impasse sur la vie sociale. En effet, il est un point de la pensée de Teilhard, peu remarqué, qui comporte des aspects prémonitoires de l’état actuel du monde, à savoir le rôle du social comme passage obligé entre le sujet humain pensant et le sens englobant de la vie : le social n’est pas un arrangement superficiel mais il marque un progrès essentiel de la réflexion. En amont du point oméga, le social est l’entité englobante qui dépasse le sujet humain. Du coup, si l’homme recule dans sa   pensée devant cette connaissance d’une entité plus vaste que lui, il risque d’être confronté à l’état d’isolement et à l’affect du découragement :

–   une impasse à éviter -écrit Teilhard- : l’isolement2. Et l’individu atomisé se retrouve seul, alors que l’issue est collective.

–   une impression à surmonter -continue-t-il : le découragement3. Avec le désenchantement du monde et la conscience de la mortalité, l’espérance peut s’éteindre, et le sujet risque de désespérer de l’avenir, avec la décadence annoncée et l’impossibilité de penser le futur.

Une autre prémonition étonnante de Teilhard : lorsque le découragement dépasse un certain seuil critique, (aujourd’hui on dirait : en cas de dépression), il convient de prendre des médicaments appropriés et d’entreprendre une psychothérapie4.

On comprend, dans cette perspective, que la thérapie essentielle de la dépression serait le retour du goût de vivre par la connaissance d’appartenir à une entité plus vaste que soi, vectorisée et qui ait du sens.

Je propose de développer maintenant les pathologies modernes décrites dans certains de mes travaux sur la précarité, et qui croisent, à ma surprise, les prémonitions et l’analyse teilhardienne que je viens de rappeler brièvement : l’isolement et le désespoir sur fond de société des individus.

2- Corrélations avec le syndrome d’autoexclusion en situation de précarité

J’ai dit la fréquence des dépressions sévères dans les pays occidentaux, lesquelles se propagent dans les pays du sud grâce aux contaminations non bactériennes de la mondialisation. J’ai évoqué également les pathologies proches ou corrélées à la dépression, et parmi celles-ci, le syndrome d’autoexclusion que j’ai décrit à partir de 1999.

Pour une bonne exposition du contexte de la question, je rappellerai qu’un jour de 1993, une infirmière de haut niveau est venue me rencontrer pour me dire : « Mr.Furtos, il faut nous aider, les gens ne souffrent plus comme avant ». Elle voulait parler des chômeurs de longue durée, des bénéficiaires du RMI, de certains jeunes des banlieux qui étaient orientés sur les centres médico-psychologiques sans avoir de pathologies explicites, présentant cependant un malaise sérieux, une forme de souffrance psychique d’origine sociale qui les empêchait de vivre et de travailler, rendant toute insertion problématique. J’ai par la suite organisé, avec d’autres, un colloque national sur la question, et j’ai monté un observatoire d’abord régional puis national, soutenu par les ministères de la santé et des affaires sociales. Nous nous sommes attelés aux pathologies corrélées à la précarité, en travaillant avec ceux qui travaillent sur le terrain.

Mais qu’est ce que la précarité, au juste ? Dans sa version sociale, c’est ne pas être certain du lendemain, à différentier de la pauvreté qui est avoir peu. On peut être pauvre et non précaire, et on peut être précaire en gagnant bien sa vie. C’est dire qu’il faut introduire le paramètre psychologique. Dans sa version psychologique, la précarité ordinaire, c’est avoir besoin des autres pour vivre. Le bébé, plus qu’aucun autre âge de la vie, est éminemment précaire ; répondre convenablement à ses détresses psychiques et biologiques crée une triple confiance5: en lui-même, en autrui, en l’avenir. En dehors des catastrophes collectives, la psychopathologie est constituée par les avatars de cette précarité ordinaire, ses dysfonctionnements intrafamiliaux et microcontextuels. A contrario, on peut dire que la confiance est bonne pour la santé, construisant le narcissisme individuel et groupal autour de repaires partagés.

Mais lorsqu’une société se construit sur une mauvaise précarité, lorsque l’incertitude des principes comme des étayages macrosociaux devient la norme, elle produit au contraire une triple perte de confiance : en soi-même, d’où les troubles dit du narcissisme, avec une méfiance en autrui, d’où un isolement généralisé et une paranoïa sociale, et une méfiance en l’avenir, d’où le sentiment collectif de la décadence, cette forme torpide et maligne de mélancolie sociale.

N’oublions pas que nous sommes en régime d’individualisme, avec un contexte économique particulier : l’étude précise des pathologies de la précarité, en France et ailleurs, montre que la perte de confiance constitue le socle vacillant de phénomènes individuels qui sont constatés sur un grand nombre, de plus en plus sur des masses, et pas seulement sur les plus démunis.

Ainsi, les médecins du travail ont-ils décrit des pathologies qui vont du stress au travail jusqu’au harcèlement moral, et qui sont résolument de l’ordre de la mauvaise précarité. Ainsi, inattendue pour beaucoup, la crise financière actuelle révèle-t-elle une perte de confiance contagieuse et massive : le symptôme décrit d’abord chez les plus démunis, puis dans les classes moyennes, se déploie chez les décideurs financiers et économiques et dans des franges de plus en plus large de la population. Fin 2007, un sondage révélait que 47% des français avaient peur de devenir SDF, ils sont 60% maintenant. Travailler sur les marges avec les plus précaires, c’est donc aussi travailler sur le centre, bien que celui-ci n’en veuille rien savoir. La marge et le centre ont partie liée mais clivée.

On imagine l’effet sur les plus jeunes, sur les adolescents, en particulier, lorsqu’ils comprennent le message de leurs parents et/ou des autres adultes tutélaires : il n’y a plus d’avenir, plus de confiance, et à leur place : de l’isolement, de la paranoïa collective, du chacun pour soi. J’ai évoqué allusivement plus haut ce que, après Freud, j’ai nommée « la quatrième vexation », à savoir : la perte de confiance en ses chefs. Ce que comprennent les gens sur des éléments évidents qui ne sont même plus cachés, c’est que les chefs du macroéconomique, du macropolitique, et quelques autres, ne les aiment pas, qu’ils n’ont aucune identification empathiques avec ceux qui sont sous leur autorité, qu’ils ne portent plus l’idéal collectif comme on l’imaginait6 ; et cela en rajoute à l’individualisme et conforte l’atomisation de l’individu. Le sentiment de l’exclusion, ne plus faire partie de la commune humanité, se construit sur ces bases, c’est le traumatisme le plus térébrant qu’un sujet humain puisse subir.

Dans ce contexte peut apparaître le syndrome d’autoexclusion, qui a d’abord été observé sue les plus démunis, dans des contextes où l’environnement est excluant.

Cela commence par le découragement, l’impression que plus rien n’est possible, et entraîne de la prostration. S’il y a quelqu’un pour simplement encourager à ce moment là, le découragement peut céder et le goût de vivre se réamorcer. Il est capital de ne pas confondre découragement et dépression. En l’absence d’aide appropriée, le découragement évolue vers le désespoir qui peut encore se dire, puis vers le désespoir sans mot ou désespoir absolu.

Alors tout le fonctionnement psychique bascule du principe de plaisir-réalité (demain, ce sera mieux, il faut tenir), à un au delà où la répétition et la destructivité se partagent le terrain. Fait capital, ce basculement se fait malgré tout au nom d’un espoir de survie, quelqu’en soit le prix exorbitant. On entre alors dans des fonctionnements de survie, avec un petit s, et pas au sens de Teilhard, la SurVie vers le mythique point omega.

Quelques mots sur le mécanismes psychiques des logiques du désespoir : on observe un phénomène de congélation d’une partie de la psyché (clivage), ce qui entraîne une grève de fonctionnement dans le corps, dans les émotions et dans la pensée : Teilhard avait évoqué la possibilité d’une grève dans la noosphère7, nous y sommes ! Le sujet, se sentant « lâché » par le social (exclusion), se lâche à son tour, s’abandonne.

Les signes du syndrome d’autoexlusion sont : un ternaire de base, des signes d’isolement sans révolte, des formes de retour du congelé, et la mort8 .

Le ternaire de base :

– une anesthésie partielle du corps, de la peau, des organes, pour ne pas souffrir ; à différentier de signes neurologiques, hystériques ou carenciels.

-un émoussement des émotions, ou, au contraire, un état hypomane ou maniaque (hyper excitabilité).

-une inhibition de la pensée (grève dans la noosphère), sans anomalie du cours de la pensée.

Signes d’isolement sans révolte (l’impasse de l’isolement décrite par Teilhard) :

-une rupture activement entretenue des liens sociaux : famille, amis, aidants

-des signes paradoxaux :

-plus on va mal, moins on demande de l’aide,

-plus on vous aide, plus ça va mal,

-avec une inversion séméiologique des demandes : par exemple, on demande une aide psy à un travailleur social, et un logement ou un emploi à un psy.

-une diminution de la bonne honte, de la vergogne.

-de l’errance et de l’incurie : un monde en soi, qu’il faudrait beaucoup de lignes pour décrire…

Les retours paroxystiques ou permanent du congelé (du clivé)

A l’occasion d’une alcoolisation ou d’usage d’autres drogues, ou à l’occasion d’un retour trop rapide de confiance, la décongélation soudaine des affects et des pensées immobilisées peut aboutir à des troubles du comportement, avec ou sans violence. Souvent problèmes en urgence du fait d’états paroxystiques.

Mais le retour le plus ordinaire, chez ces personnes qui ne peuvent s’approprier leur souffrance, c’est le retour de la souffrance dans les personnes aidantes. Le sujet humain est ainsi fait que ce qui est refusé par un humain revient chez un autre, comme si la charge était commune…C’est effectivement à partir du malaise des professionnels et des divers intervenants que toute la clinique psychosociale a été décrite, dont le syndrome d’autoexclusion. La souffrance en l’autre est ce qui reste de plus vivant chez des sujets anesthésiés.

La mort prématurée : un sujet qui a perdu la capacité de demander de l’aide quand ça va mal, qui a rompu les liens sociaux activement, qui ne sent plus ou mal son corps, qui peut vivre dans des situations déplorables en terme de soucis de soi-même et d’hygiène, aura toutes les « chances » d’avoir des pathologies non soignées et d’en mourir, comme sous l’ancien régime ou dans les pays les plus pauvres du monde.

Le « traitement » du syndrome d’autoexclusion

Nous les énumérons en vrac.

-Eviter de favoriser les situations d’exclusion par mépris de sujets non reconnus dignes d’appartenir, via leur groupe d’appartenance, à la commune humanité. C’est la responsabilité de ceux qui sont en charge, mais aussi de tout un chacun

-Reconnaître le découragement avant son évolution vers le désespoir sans mots.

-Respecter les sujets même s’ils utilisent des mécanismes de survie qui intègrent la destructivité paradoxale qui consiste à se détruire pour vivre. Ne pas confondre l’autoexclusion avec la schizophrénie ou d’autres entités morbides. Mais, par ailleurs, les sujets schizophrènes peuvent présenter des mécanismes de désespoir proche de l’autoexclusion, à considérer et à traiter comme tels.

-Utiliser et favoriser toutes formes de groupalité qui constituent l’antidote de l’atomisation des individus.

-Garder l’espoir, pour les aidants, sans le forçage d’une bonne volonté impatiente, c’est-à-dire en fait incapable de supporter des logiques non normatives (se détruire pour vivre).

-garder à l’esprit l’appartenance de l’esprit à des entités plus vastes que l’individu isolé, travailler la philosophie (Aristote, Spinoza et bien d’autres ont parlé du goût de vivre), l’histoire, les sciences, dont la paléontologie, la politique, les religions…

Nous allons reprendre certaines ouvertures déjà amorcées sur les implications concrètes que peuvent nous apporter la lecture de Teilhard, du moins celle que nous avons privilégiée dans cette présentation.

3- Quelques principes pour tenir le goût de vivre

1°-la perte du goût de vivre ne doit pas être confondue avec les difficultés natives d’une vie psychique saine qui n’est pas un long fleuve tranquille. Teilhard parle, dans nombre d’endroits, des modalités normales de la souffrance ; la joie de vivre qu’il appelle n’est pas celle d’un « imbécile heureux » !

J’évoquerai la « bonne » dépressivité, normale, qui creuse ce à partir de quoi un désir de vie se déploie, à ne pas confondre avec la maladie dépressive. Depuis Aristote, on sait que le génie créateur passe souvent par la mélancolie, et pas seulement chez les grands hommes.

J’évoquerai aussi une saine ignorance, voire même la docte ignorance de Nicolas de Cues, ou le non savoir de Jaspers, à l’origine de toute connaissance qui ne soit ni de l’érudition pure, ni de l’apprentissage dressage, ni des préjugés. Je ferai allusion à la saine blessure de celui ou de celle qui reconnaît son incomplétude, source de son désir de savoir et d’aimer. Il est vital de reconnaître l’écart entre l’idéal et la réalité, écart moteur qui est perdu en tant que moteur dans le syndrome d’autoexclusion. Il est enfin important d’avoir la capacité de l’entre-deux, de la transitionalité entre deux états, qui permet de ne pas avoir (trop) peur des séparations et des transformations.

2°le malaise dans la civilisation, dans la culture.

Il n’est pas à vivre seulement du côté du renoncement pulsionnel et de la mortalité (Freud), mais aussi d’une intégration de l’espérance. En matière d’écologie humaine, on ne peut pas faire des sacrifices seulement « pour pas crever », il faut avoir le goût de vivre dans un monde qui dépasse le narcissisme personnel de l’individu, qui intègre une dimension plus vaste, plus vaste même que la planète terre en tant qu’individu cosmique. A cet égard, ce qui vient d’être rappelé du côté du malaise assumé est effectivement moteur pour la création de liens sociaux dans le cadre d’un temps long, le temps long du transgénérationnel et de l’évolution, à différentier du temps de l’urgence permanente du court terme. S’il est vrai que nous venons tout juste de sortir du néolithique, c’est-à-dire d’une forme particulière d’attachement à la terre et au vivant, comment penser les transformations, les négociations pour une transitionnalité à inventer entre deux états dont l’un est inconnu et à venir ?

Le malaise dans la civilisation passe aussi par la conflictualité, la capacité de révolte, soit de dire non à ce qui attaque l’appartenance à la commune humanité.

3°-La communauté des vivants et des morts.

Deux éléments invisibles à l’IRM et au scanner constituent pour moi des réalité aussi concrètes que cette table : la noosphère, d’une part, le monde de la pensée dans lequel nous sommes à la fois immergés et émergeant, comme des poissons dans l’eau, tout au moins si nous l’expérimentons ainsi, et la communauté des vivants et des morts, d’autre part. J’en parle à un niveau métapsychique mais non fictif, ou alors il s’agit d’une fiction efficace. Je prends un exemple : j’ai travaillé avec Valérie Colin sur la mort des sujets SDF. Certains foyers devaient nous appeler à la mort de l’un deux, et nous venions effectuer une enquête de mémoire sur les derniers mois de vie de ces personnes. Nous avons découvert beaucoup de choses, grâce à des discussions approfondies avec les intervenants sociaux qui les avaient suivies jusqu’au bout, jusqu’à leur mort. Toujours, à un moment donné (sauf une fois), l’évocation de personnes à la vie socialement marquée du sceau de la déchéance était suivi d’un silence : un silence plein de cette personne qui n’était plus, à ce moment là, un « SDF », mais un membre digne de la communauté des vivants et des morts, à sa place de mort. C’est ainsi que les travailleurs sociaux n’étaient plus hantés par ces morts souvent tragiques, et redevenait, grâce au souvenir vivant, disponibles pour d’autres personnes à accompagner.

C’est ce qui se passe ordinairement à partir des rituels funéraires, s’ils sont faits correctement, puis dans le deuil. Qu’est-ce que cette communauté des vivants et des morts sinon l’évolution elle-même, non dans l’ordre du biologique mais de la noosphère vivante?

4°- nécessité d’une vision mystique ordinaire.

Il est plus que probable que Teilhard a vécu des moments mystiques intenses, si nous le lisons bien dans certains de ses ouvrages, comme l’Hymne à l’univers, ou selon certains témoignages. Il avait une vision, c’est-à-dire une perspective expérientielle qui s’appuyait sur ce qui constituait sa vie : une foi christique en mouvement vers le point oméga, une vision scientifique de l’évolution de la vie et de l’homme, un sens dynamique du cosmos. Quand je parle de mystique ordinaire, je n’évoque pas en premier lieu Saint Jean de la Croix, Aminavagupta, Ramakrisna, ou même Teilhard, mais cette possibilité de l’esprit humain d’utiliser l’imagination créatrice (et décréatrice) comme une expérience intime de l’âme et de l’intelligence, une expérience qui lui donne le sentiment d’être vivant dans une entité englobante qui fait sens d’une manière sensorielle, vectorisée et désirante.

5°-le concret du don.

Permettez moi de terminer sur une expérience personnelle très banale. J’ai récemment rendu visite à mes vieux parents. Grâce à Dieu, ils vont bien. Ma mère m’a donné les dernière tomates de la saison, après les avoir cueillies juste avant les premières gelées, pour ses enfants, ses petits enfants, ses arrières petits enfants : elle les cultive elle-même en serres, à 90 ans.

Que puis-je dire sur ces tomates ? Elles étaient savoureuses au goût, le vrai goût des tomates, pas comme celles qui n’en n’ont que l’apparence. Elles m’étaient données par ma mère, à mon âge, avec la douceur de pouvoir les goûter comme un don d’amour, et de les donner à mon tour. Elles proviennent de la nature généreuse de la terre, de l’eau, de l’air, du soleil, elles émanent du cosmos, cette vaste entité. Elles participent du désir de continuer de donner de bonnes choses, des choses de vie.

Et pour ceux qui n’ont pas de tomates et pas de mères qui leur donne des tomates ? Pour ceux là, comment prendre soin d’eux, quelle dépressivité ou quelle révolte accepter ? Comment accepter le goût de vivre, quand il est amer, quand c’est parfois le goût de l’horreur et non de la joie ? Il est des breuvages brûlants ou gelés qui anesthésient les papilles gustatives, au moins un temps. Ce qui était implicite chez Teilhard, c’est que le goût de vivre inclut les bons et les mauvais goûts, la joie et la souffrance, le sens d’appartenir à une entité plus vaste que soi, ou parfois, non exceptionnellement, se sentir à la limite de lâcher la commune humanité

qui nous relie. C’est pourquoi il convient de soutenir le goût de vivre, de prévenir si possible l’autoexclusion de soi-même et des autres, de garder le sens du combat, et surtout d’éviter le pire : l’anesthésie. Car le goût de vivre est le ressort ultime de l’évolution9.

Notes de bas de page

1 In : Le phénomène humain, coll. de poche Essais, page 282. sauf exception notifiée, la quasi-totalité des citations sont issues du Phénomène Humain, bien que nous ayons lus ou relu d’autres ouvrages de l’auteur pour cette conférence.

2 op.cité page 237

3 op.cité page 255

4 in :Pierre Teilhard de Chardin, Activation de l’énergie , cité in : Jean-Pierre Frésafond, manuel d’étude sur la pensée de Pierre Teilhard de Chardin, tome II , page 96.

5 pour approfondir ces notions, lire le chapitre L’apparition du sujet sur la scène sociale et sa fragilité : la précarité de la confiance, in : Furtos.J., les cliniques de la précarité, Masson, 2008, 2° ed, pages 11-22

6 cela n’exclut en aucune manière l’implication personnelle de tel ou tel responsable, bien entendu.

7-in : le Phénomène Humain, page 230, et in : JP Frésafond, op. cité, page 95

8 pour aborder la logique précise de ces signes et leurs développements, on lira le chapitre 11, pages 118-133, sur le syndrome d’autoexclusion, in : Jean Furtos, opus cité.

9 in : Activation de l’Energie, cité in :Jean-Pierre Frésafond, manuel d’étude sur la pensée de Pierre Teilhard de Chardin (tome2), page 94.

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