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Au Rwanda, redevenir le fils de son père

Serge BAQUÉ - Psychologue clinicien

Année de publication : 2003

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°12 – La victimologie en excès ? (Juillet 2003)

Des enfants orphelins mais surtout hors génération

Une ONG humanitaire déclarait peu après le génocide : « Il faudrait envoyer des bataillons de psychologues pour soigner tous les enfants traumatisés au Rwanda … ». Cette allusion me semble ressortir à la fois d’un mépris (pour les ressources psycho-dynamiques locales) et d’une méprise sur ce qui est en jeu dans la souffrance des victimes de violences collectives majeures. La référence systématique au « trauma » a certes rendu des services mais elle a aussi occulté une partie des souffrances des victimes. Ainsi, ce qui m’a personnellement le plus touché1, ce ne sont pas d’abord les actes d’une violence extrême tant de fois rapportés par ces jeunes rescapés, mais c’est pour des communautés entières l’expérience de l’effondrement du seul monde habitable par l’homme, le monde de la confiance et du sens, des lois et des liens. Au Rwanda, un de ces liens fondateurs de toute communauté humaine, le lien entre les générations, a été particulièrement attaqué. Au cœur de toute entreprise génocidaire se retrouve l’attaque de la génération. Celle-ci se réalise au cours de viols utilisés sciemment comme une arme au service du brouillage de la filiation mais aussi par la destruction des monuments de la culture et la disparition d’un grand nombre d’adultes hypothéquant gravement la transmission. Beaucoup d’adultes n’ont pas seulement « disparus », ils ont été tués de manière horrible, humiliante et souvent sous les yeux mêmes de leurs proches réduits à l’ impuissance « j’ai supplié les militaires, raconte Fils, mais ils ont découpé mon père à la machette et ils l’ont jeté dans les toilettes ». L’inhibition des souvenirs relatifs à la famille, observée dans un premier temps chez beaucoup de ces enfants, est à comprendre comme  une défense contre une douleur « inendiguable ».

Nous nous trouvions en face d’enfants non seulement orphelins mais «  hors génération ». Or, s’il est possible à un enfant de surmonter le drame que constitue la mort de ses parents, aucun enfant ne peut se développer sans être inscrit dans le pacte générationnel…

Le ré-enterrement dans la dignité des victimes du génocide : rites du deuil et travail de deuil

Un dispositif a paradoxalement peu attiré l’attention des soignants mais a cependant joué un rôle important : il s’agit des cérémonies de ré-enterrement dans la dignité des victimes du génocide. Peu après ce génocide, les rescapés ont commencé à aller sur les collines pour retrouver les corps de leurs proches. Quand ils les retrouvaient, ils les déterraient et les ré-enterraient eux-mêmes ou bien ils plantaient une croix pour marquer l’endroit. Dès 1995, le gouvernement a décidé d’organiser et de généraliser ces pratiques d’exhumation/inhumation, en annonçant, par la radio, la date et le lieu de ces célébrations. Les corps sont alors déterrés et exposés pour permettre éventuellement leur identification par les familles qui nettoient alors les ossements. Les ré-enterrements se déroulent le plus souvent au cours de cérémonies collectives en présence d’un représentant du gouvernement et sont accompagnés de nombreuses prises de paroles. Ces cérémonies sont poignantes. Les larmes longtemps empêchées, les colères prématurément refoulées, les regrets jamais exprimés, les attachements secrètement portés, tout peut enfin venir à l’expression. Les rwandais ont eu recours très massivement à ces rites  : 200 000 personnes ont été ainsi ré-enterrées pour la seule préfecture de Kigali.

L’importance des rites funéraires dans la facilitation du travail de deuil est partout reconnue, particulièrement dans la situation de l’après génocide, car ils ont favorisé une ré-humanisation des victimes et donc l’accès à une mémoire un peu apaisée. Les relations avec les disparus qui avaient été brouillées par les circonstances horribles et humiliantes de leur mort, ont commencé de se retisser peu à peu, atténuant les effets dévastateurs de la rupture générationnelle induite par ce génocide.

Recueillir l’héritage

Permettre à ces enfants, bien qu’orphelins, de redevenir « fils de leurs pères », leur rendre possible de « recueillir l’héritage », tel est bien l’un des enjeux majeurs du travail des « soignants » au Rwanda. Et si les rites de ré-enterrement dans la dignité ont constitué un outil précieux, ils ne sont, comme tous les dispositifs culturels, ni magiquement efficaces ni exclusifs d’autres approches (de type plus psychothérapeutiques par exemple).

Ainsi, Béata, après un parcours au sein d’un atelier de médiation par le dessin et avoir exprimé durant plusieurs mois le désir de mourir (toute sa famille a été décimée), dessine une immense fleur colorée sous laquelle elle est comme suspendue : « J’ai vécu tellement de choses. Je suis immortelle. Je vais retourner vivre sous l’avocatier que mon père a planté. Plus tard, je planterai des graines ». Béata, malgré le drame traversé, témoigne ainsi d’une possible réinscription dans la chaîne des générations avec la double problématique de la dette et du don que l’arbre et la graine viennent ici si poétiquement symboliser.

Notes de bas de page

1 J’ai travaillé au Rwanda avec Handicap International de 1996 à 1999

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