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Une leçon d’humanité

 Pierre Souchon - Romancier et journaliste

Année de publication : 2021

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Gérontologie, SANTE MENTALE, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°80-81 – Échos de la violence (juillet 2021)

Nicolas est un ami infirmier psychiatrique. Il travaille dans un grand hôpital. Il y a quelques années, les services de police le contactent : alertés par des voisins, ils viennent de découvrir le cadavre d’un vieil homme dans son appartement, en compagnie de sa femme, manifestement perdue, qui le veillait depuis plusieurs jours. Pourrait-il rendre visite à cette dame ?

Nicolas le peut.

Nicolas travaille dans un service public.

Il frappe à la porte. Longuement. Éprouvée par la venue des forces de l’ordre, la veuve refuse d’ouvrir. Nicolas parlemente, négocie. La porte s’ouvre.

« Je suis infirmier. Comment allez-vous, madame ?

— Pas très bien. »

Elle est âgée. Nicolas comprend rapidement qu’elle est également schizophrène. La dame ne cesse de parler de fleurs. Elle voudrait des fleurs, des fleurs, il faudrait des fleurs.

« Pour votre mari ?

— Oui.

— Vous voulez qu’on aille en chercher ?

— Oui. »

Nicolas aide la dame à enfiler sa veste.

Ils attendent le bus ensemble, au pied de son immeuble, pour se rendre chez un fleuriste.

La dame est habillée bizarrement, de manière multicolore, avec un grand chapeau à plumes, et marche difficilement. Dans le bus, un passager se lève pour lui proposer son siège.

« Vous m’avez touchée, monsieur !, hurle-t-elle. Vous avez fait un geste très vicieux, espèce de dégueulasse ! »

Doucement, Nicolas l’aide à s’asseoir.

Doucement, il rassure les passagers du bus. La dame n’est pas très bien, il l’accompagne. Les passagers hochent la tête. Durant les quatre stations que dure le trajet, la dame s’emporte très fort contre « les vicieux », « les salauds » et « les dégueulasses ».

Doucement, Nicolas l’aide à descendre.

Il l’aide à composer le bouquet.

De retour chez elle, dans un invraisemblable fouillis, il réussit à trouver un vase, de l’eau. Avant de prendre en charge toutes les formalités administratives liées au décès de son mari, sur la table du salon, car la dame ne parvient pas à comprendre « tous ces papiers ».

Les deux jours suivants, Nicolas passe voir la dame matin et soir. Ensemble, ils discutent, beaucoup de sa vie, un peu du disparu. Comme elle a été actrice, dit-elle, dans les « plus grands théâtres de Paris », elle délivre à Nicolas le titre honorifique d’« assistant ». Nicolas comprend que la dame ne peut pas vivre seule. Il fait une demande d’appartement thérapeutique.

À son assistant, la dame dit que son mari était très croyant, qu’il aurait aimé une messe.

Nicolas contacte la paroisse du quartier. Un prêtre s’engage à assurer la cérémonie religieuse pour le défunt.

« En tant qu’assistant, vous assisterez à la messe », assure l’ancienne actrice.

Nicolas admet que cela fait partie de ses obligations.

Puis la dame se souvient… Cela fait tellement longtemps… Quand est-ce qu’elles se sont vues pour la dernière fois ? Où cela pouvait-il être ?

L’assistant comprend que la dame a une fille.

« Vous voulez la contacter ?

— Oui, mais je ne sais pas où elle est. Il faut qu’elle soit là à la messe, on va chanter. »

Nicolas fait de longues recherches sur Internet.

Il retrouve la trace de la fille, et la contacte, par les réseaux sociaux.

La jeune femme le remercie, et assure qu’elle sera présente à l’enterrement.

La dame est soulagée, même si elle ne parvient pas à retenir le prénom de sa fille.

« Vous êtes son fils ?

— Non, je suis l’assistant… Je… Pardon, l’infirmier de la veuve du défunt.

— Très bien. Suivez-moi », demande le prêtre.

Dans l’église, Nicolas a été chargé par la dame d’installer le matériel pour diffuser les chansons préférées du disparu. Il a amené un poste, des fils, des micros, des clés USB. Il branche, il relie, il câble. La messe débute. Le public est peu nombreux : la dame, et Nicolas. La fille est en retard. Elle ne viendra qu’au cimetière.

Pour le cimetière, sur les ordres de la dame, Nicolas a acheté des pétales de roses. Le mort est enterré dans le carré des indigents. Le prêtre a suivi le cercueil, pour dire une dernière prière. La fille est arrivée. Sa mère la prend dans ses bras. Comme il fait soleil, comme les tilleuls sont verts, comme la lumière caresse les tombes sous le feuillage, la fille s’exclame beaucoup : « C’est magnifique ! », « Qu’est-ce que c’est joli ! », « C’est grandiose ! » Comme elle sourit sans cesse, Nicolas ne pose pas de diagnostic, parce que ce n’est pas le lieu, mais il songe que les troubles pourraient être familiaux. « Filmez-moi ça, filmez tout ! » La fille charge Nicolas d’immortaliser chaque scène : la prière, la descente du cercueil, les pétales de roses dessus, les pelletées de terre pour recouvrir. Elle le charge de la prendre en photo bras dessus bras dessous avec sa mère, avec le prêtre, et avec l’employé municipal des pompes funèbres. Elle poste immédiatement les résultats sur les réseaux sociaux : « C’est splendide ! J’ai déjà des likes ! »

Nicolas redoutait une « décompensation » de la dame après l’enterrement.

Deux jours plus tard, elle a lieu.

La dame est hospitalisée, nourrie, protégée, soignée.

Pendant ce temps, les démarches de Nicolas aboutissent.

Deux mois plus tard, lorsque la dame est remise sur pied, elle est logée dans un appartement thérapeutique. Elle y vit toujours. Elle est soignée. Elle va bien.

C’est simple, le service public.

Aussi simple que les services rendus à cette dame par Nicolas.

Le 12 décembre 1995, Pierre Bourdieu s’adressait ainsi aux cheminots en grève de la gare de Lyon : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public. »

Oui, le service public est une civilisation.

Il a civilisé le chacun pour soi, la loi du plus fort, la domination de l’argent.

Il a permis, et il permet que la solidarité nationale protège cette dame schizophrène, perdue dans son appartement. Il a permis, et il permet de mobiliser un fonctionnaire à plein temps, pendant plusieurs jours, pour que cette dame puisse vivre. Ce fonctionnaire a acheté des roses, discuté, pris un bus, échangé avec un prêtre, retrouvé une fille perdue, cherché des chansons, assisté à une messe, pris des photos. Nous considérons légitime que nos impôts financent cette fraternité. Nous pensons que c’est l’honneur de notre collectivité.

Sans le service public, il est facile d’imaginer ce que cette dame serait devenue.

Seule, sans aucune ressource, sans relations, et gravement malade, elle aurait perdu son logement, puis la vie.

Sans le service public, cette dame serait morte.

C’est cette merveille que certains veulent détruire, en bande organisée.

Car aux yeux de certains, acheter des roses, discuter, prendre un bus, échanger avec un prêtre, retrouver une fille perdue, chercher des chansons, assister à une messe, prendre des photos coûte cher.

Aux yeux de certains, Nicolas est un coût insupportable, qu’il convient de diminuer drastiquement.

Car non content de coûter cher, Nicolas ne rapporte rien : une schizophrène de 75 ans n’est pas rentable. Elle ne produit rien. On ne peut rien en faire. Par conséquent, tous ces gens qui achètent des pétales de roses, discutent et prennent des bus coûtent « un pognon de dingue ».

Qu’on les supprime.

C’est cette violence, de laquelle découlent toutes les autres, qu’il faut désigner et combattre.

Ceux qui détruisent les Nicolas à coups de révision générale des politiques publiques, de lois de financement de la Sécurité sociale, ceux qui abandonnent les plus vulnérables d’entre nous, schizophrènes, bipolaires ou déficitaires à la longue nuit de la rue — tous les gouvernements depuis quinze ans sont des violents fanatisés. C’est qu’ils posséderaient, nous dit-on, « le monopole de la violence légitime ». C’est trop d’honneur : leur violence est seulement, et pauvrement, légale. Sa légitimité à écraser notre civilisation relève de la fable.

Car nous sommes civilisés, nous.

Nous n’acceptons pas que les vieilles dames schizophrènes se retrouvent à la rue.

Nous n’acceptons pas qu’un tiers des détenus souffrent de troubles mentaux non soignés.

Nous n’acceptons pas qu’un enfant malade attende six mois avant de voir un pédopsychiatre.

Nous n’acceptons pas la camisole de force comme recours au manque de soignants.

Nous n’acceptons pas les camisoles chimiques comme antidotes à la raréfaction des infirmiers.

Nous n’acceptons pas les douches pleines de moisissures, les hôpitaux vétustes.

Des dizaines de milliers de malades mentaux sont morts de faim dans les asiles pendant la seconde guerre mondiale. Contre cette « extermination douce », ainsi nommée par les historiens, une poignée de psychiatres révolutionnaires bâtirent à la Libération la psychiatrie de secteur, pour que plus jamais pareille tragédie n’advienne. C’est précisément ce secteur, ce service public que vous vous acharnez à détruire. Et à chaque fait divers sanglant, impliquant un malade en proie au délire, vous désignez les fous à la vindicte publique, remettant même en cause leur intolérable irresponsabilité pénale, en vigueur depuis l’Antiquité romaine. Vous passez sous silence qu’ils sont la partie de la population qui paye le plus lourd tribut, statistiquement de très loin, aux violences de toutes sortes. Les fous sont par conséquent dangereux et inutiles. Nous n’avons pas à payer pour eux.

Je suis atteint d’une grave maladie mentale, diagnostiquée depuis dix-huit ans.

Sans tous les Nicolas, sans le service public de psychiatrie, je serais mort.

Sans la solidarité nationale qui m’a prodigué et me prodigue des soins quotidiens, je serais mort.

C’est votre projet, au fond.

Car une civilisation se mesure aux Nicolas.

Le sort que vous leur faites, et à nous à travers eux, donne l’exacte mesure de votre barbarie.

Dans son appartement thérapeutique, la vieille dame vous regarde. Nicolas ne vient plus. Elle l’attend. Nous souhaitons qu’un peuple entier se lève bientôt pour elle. Celui qui refuse votre barbarie lui offre un peu de pain, et des roses.

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