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Penser la violence

Laurent Mucchielli - Directeur de recherche — Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (UMR 7064) — CNRS & Aix-Marseille Université

Année de publication : 2021

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°80-81 – Échos de la violence (juillet 2021)

Des faits divers criminels abondamment relayés par les médias et les réseaux sociaux jusqu’aux manifestations de rue, en passant par toutes les formes d’in­sultes et de harcèlements, notre société est satu­rée par l’usage du mot « violence ». Aucun territoire, aucun métier, aucune scène de la vie sociale ne semblent y échapper. Dans le débat public, « la vio­lence » se dit généralement au singulier et elle n’a pas de contenu précis prédéterminé. C’est qu’il ne s’agit pas d’une catégorie d’analyse, mais d’une catégorie morale. Plus qu’une qualification de faits, il s’agit en réalité d’une disqualification de faits. La violence est quelque chose que l’on condamne. C’est de surcroît quelque chose dont on s’inquiète : « l’augmentation de la violence ». L’idée d’une violence envahissante semble ainsi faire partie de la représentation du pré­sent. Au fond, les choses et les gens « ne seraient plus comme avant », ce qui constitue un truisme (le monde ne cesse d’évoluer) traduisant surtout une inquiétude et une absence de projet pour l’avenir.

À distance de ces représentations sociales et de ces catégories normatives, le travail du sociologue consiste à définir un ensemble relativement homo­gène de phénomènes sociaux et à tenter de com­prendre les mécanismes qui régissent leur évolution. On se concentrera ici sur celui des violences phy­siques, sexuelles et verbales, survenant dans les rela­tions interpersonnelles. Ceci exclut les violences de type terroriste, les violences d’État ou encore les violences politiques générées par les révoltes col­lectives, comme les émeutes ou le récent mouvement des Gilets jaunes.

Mesurer les violences interpersonnelles et leurs évolutions

Concernant la catégorie homicides, les données1 indiquent une hausse entre le début des années 1970 et le milieu des années 1980, suivie d’évolutions plus erratiques à un haut niveau, puis une forte baisse du milieu des années 1990 au début des années 2010 et enfin une stagnation depuis. La chronologie suggère que ces variations sont d’abord liées aux violences politico-idéologiques. Ces dernières étaient fortes dans les années 1970, marquées à la fois par la mon­tée de l’extrême droite dans le contexte post-guerre d’Algérie (attentats et homicides racistes) et par celle de l’extrême gauche dans le contexte post-Mai 68. Ces violences politiques déclinent ensuite fortement jusqu’au milieu des années 2010 marquées par le retour des attentats liées à l’idéologie djihadiste. Une deu­xième interprétation générale est à rechercher dans les évolutions du banditisme2.

À côté de ces évolutions subsistent les homicides liés aux conflits interpersonnels privés, au premier rang desquels ceux qui surviennent dans les relations conju­gales et plus largement intrafamiliales. En 2018, ces homicides d’interconnaissance ou « de proximité » ont principalement comme auteurs, mais aussi pour vic­times, des hommes. A contrario, les femmes sont donc beaucoup plus souvent victimes qu’auteures. Plus des deux tiers des auteurs sont âgés de 18 à 45 ans ; les personnes âgées de 60 ans et plus sont aussi nombreuses que celles âgées de moins de 18 ans. Ces répartitions par sexe et âge n’évoluent quasiment pas dans le temps.

Il n’est pas possible de mesurer l’évolution des agres­sions physiques non mortelles à l’aide des statistiques administratives, la définition juridique du délit de coups et blessures volontaires non mortels n’ayant cessé d’évoluer depuis les années 1980. Il faut donc se tourner vers les enquêtes en population générale dites « de victimation » et se limiter à la seule définition stable dans le temps qui concerne les violences physiques graves3. Des données d’enquêtes existent depuis le milieu des années 1990. Le résultat de la sérialisation indique que le pourcentage de personnes agressées sérieuse­ment dans la population au cours d’une année est stable depuis vingt-cinq ans.

Ces enquêtes permettent également de mieux connaître les auteurs et les victimes de l’ensemble des violences physiques déclarées. En 2018, 1,4 % des personnes âgées de 18 à 75 ans interrogées déclarent avoir subi au moins une violence physique en dehors de leur ménage, dont 54 % d’hommes. Les jeunes (moins de 30 ans) sont particulièrement victimes de ces violences, de même que les chômeurs et les personnes au niveau de vie modeste. Au sein de leur ménage, ce sont cette fois 0,8 % des personnes interrogées qui déclarent une violence subie, dont 66 % de femmes. Les auteurs se trouvent être le conjoint dans 56 % des cas, un parent (ou son conjoint) dans 12 % des cas, un enfant (ou son conjoint) dans 7 % des cas, et un autre membre de la famille ou une autre personne cohabitant dans les 20 % restants.

Les agressions sexuelles sont encore plus difficiles à mesurer et comparer dans le temps. Là aussi, les réformes législatives ont transformé le droit et déter­miné des changements de niveaux d’enregistrement sans rapport avec la réalité des comportements. Par ailleurs, l’écart entre les données institutionnelles et la réalité est trop grand pour qu’on retienne des statistiques de police et de gendarmerie autre chose qu’un indica­teur de l’évolution des taux de plainte. Il faut donc là encore se tourner vers les enquêtes de victimation, qui montrent à nouveau une grande stabilité des phéno­mènes. Par exemple, l’enquête menée tous les deux ans dans la région Île-de-France depuis 2001 indique une stabilité autour de 0,8 % de la population interrogée victime d’au moins une agression sexuelle, avec tou­tefois une augmentation inédite en 2017. L’explication réside dans le contexte sociopolitique qui influe sur la tolérance plus ou moins forte dont pâtissent ces victimations (nous pouvons citer pour mémoire l’« affaire Weinstein » puis les mouvements #metoo et #balancetonporc qui lui ont succédé). Globalement, l’évolution historique ne porte pas ici sur la fréquence de ces vio­lences mais sur leur dénonciation croissante.

En moyenne, sur les années 2010, 0,5 % des personnes âgées de 18 à 75 ans interrogées déclarent avoir subi une agression sexuelle, s’agissant une fois sur deux d’un viol ou d’une tentative de viol. Proximité encore : 80 % de ces victimes sont des femmes, qui connaissent le plus souvent les auteurs mais n’ont généralement pas porté plainte. Près d’un viol sur deux est de nature conjugale.

Si elles accaparent le débat public et les politiques publiques, les agressions physiques et sexuelles ne constituent pourtant pas un risque quotidien. Les bles­sures dues aux accidents de la route, du travail, du sport et de la vie domestique sont beaucoup plus fréquentes. Prenons par exemple la hiérarchie des victimations déclarées par les habitants de la ville de Marseille en 2014. Environ 54 % des personnes interrogées déclarent avoir été victimes d’au moins une victimation parmi les treize proposées, mais il s’agit avant tout de ce que l’on appelle parfois les « incivilités », au premier rang desquelles les injures ou menaces verbales qui sont sur­venues dans la ville, le plus souvent en journée, dans les différentes situations de la vie quotidienne (au volant, dans le voisinage, au travail, dans la rue).

Les mécanismes sociaux de la violence

Les formes de la violence étant multiples, leurs évolu­tions et leurs mécanismes de production différents, leur interprétation générale est nécessairement complexe. On s’efforce d’en rendre compte à travers cinq processus.

Pacification

Depuis les années 1980, la tendance générale est plu­tôt à la réduction des grandes violences physiques. Un processus de pacification des mœurs travaille la société et participe du recul continu de l’usage de la violence comme issue aux conflits de la vie sociale. Il a en effet pour conséquence première de délégitimer le recours à la violence. D’où un paradoxe apparent : le sentiment général d’une augmentation des comportements violents accompagne et traduit l’accélération de leur dénonciation malgré la stagnation, voire parfois le recul de leur fréquence. La société ne supporte plus la violence, ne lui accorde plus de légitimité. Du coup, ce qui était regardé jadis comme normal ou tolérable devient anormal et intolérable.

Criminalisation

Dans les années 1990, l’État tente d’imposer un niveau supérieur de contrôle pénal et de discipline. Le légis­lateur ne cesse de créer de nouvelles infractions et de durcir la répression de celles préexistantes. Outre le renforcement continu de la pénalisation des violences sexuelles, des violences visant certaines catégories de personnes (les conjoints, les mineurs), certains lieux (les établissements scolaires) ou certaines circonstances (les manifestations, le fait d’agir « en réunion »), on relève aussi la création des délits de bizutage et de harcèlement. Jamais autant de compor­tements n’ont été interdits et sanctionnés.

Judiciarisation

Favorisé par les précédents, ce processus est lié éga­lement à l’évolution des modes de vie qui réduisent les capacités de régulation des conflits interindividuels. Les modes de vie périurbains séparent toujours plus le lieu d’habitat familial du lieu de travail, des com­merces et parfois des équipements scolaires, des loisirs et des lieux de l’engagement associatif. La vie sociale est toujours plus anonyme. Les contacts de proximité s’amenuisent. Faute d’interconnaissance, de dialogue, de médiation, les individus se retrouvent seuls pour réguler leurs conflits et n’ont d’autre solution, s’ils ne s’entendent pas, que de saisir la puissance publique.

Compétition

Après les incivilités, les principales victimations sont des atteintes aux biens. Les vols surviennent dans les commerces, chez soi (cambriolages) ou dans l’espace public. Et une violence instrumentale peut surgir si d’aventure on tente d’y résister. Depuis plus d’un demi-siècle, le développement constant de la société de consommation s’accompagne ainsi d’une délinquance d’appropriation qui constitue une sorte de redistribu­tion violente. Mais la violence résulte aussi et de plus en plus du management des organisations privées et publiques. L’obligation de rentabilité et/ou de produc­tivité exerce une pression croissante sur les salariés et les usagers. De là l’émergence de la souffrance, puis de la violence au travail.

Ségrégation

Ces différents processus traversent une société par ailleurs de plus en plus inégale depuis la crise industrielle et l’entrée dans l’ère du chômage de masse. La précarité et les ruptures de liens sociaux se concentrent dans certains quartiers. Les enquêtes de victimation signalent que les agressions intrafami­liales y sont un peu plus intenses, certaines formes de délinquance juvénile également. Les tensions à l’école y sont également plus fortes. Et surtout, l’affronte­ment y est récurrent entre les jeunes et la police dans l’espace public.

Pour conclure, insistons sur la complexité du sujet présenté rapidement dans ce texte. Les violences sont plurielles et n’ont pas de signification en soi. Elles sont les symptômes, les techniques ou parfois le der­nier langage pour exprimer en réalité autre chose : des conflits, des compétitions, des dominations, des inégalités… Et c’est bien cet « autre chose » qu’il faut analyser si l’on souhaite ne pas se contenter de plaquer sur des faits que l’on ne comprend pas des lieux com­muns, des imaginaires et des préjugés sans intérêt.

Notes de bas de page

1 Ces données recouvrent les statistiques de police ou médicales, par cause de décès.

2 En particulier la chute des homicides pour vols, de type « braquages de banques ».

3 Les violences physiques graves correspondent aux vio­lences ayant entraîné une interruption de travail supérieure à huit jours).

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