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Quelles médiations dans les pratiques d’interprétariat ?

Ada Luz DUQUE - Interprète, ANR Remilas, Orspere-Samdarra – Laboratoire Icar, Lyon

Année de publication : 2020

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, Pédopsychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES

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Parler une autre langue impliquerait de porter en soi tous les systèmes des signifiants qu’elle englobe. Interpréter au-delà de la langue suggère que l’on peut saisir des mots et tisser du sens à partir d’un autre langage. Le métier d’interprète, qui se distingue de celui du traducteur1 par sa présence, et donc par son implication, est loin d’être aussi simple. Quelle part de soi est engagée lorsqu’on se risque à saisir, par les mots, l’univers psychique d’une personne dans l’objectif de retranscrire ses paroles ? C’est dans le cadre de ma pratique d’interprète en milieu social2 depuis de nombreuses années que j’ai pu être confrontée à une grande diversité de situations et de difficultés. J’ai ainsi développé différents regards sur la pratique d’interprète – parfois critiques, amusés, étonnés –, notamment au vu des situations que l’on rencontre, qui ne correspondent pourtant pas spécifiquement aux attentes ni à l’idée que l’on se fait de ce métier.

La question de l’accueil et du suivi des patients allophones en santé et en santé mentale sont des problématiques au centre des préoccupations des personnes qui les accompagnent. La conjoncture géopolitique et la réalité de la précarité des patients issus de la migration « économique », « politique » ou résultante de la traite humaine interpellent les professionnels, qui doivent par conséquent adapter leurs pratiques. Afin de comprendre les personnes qui ne parlent pas la langue du soignant, le recours aux interprètes est une solution évidente, mais pourtant encore très controversée.

En France, très peu de formations spécifiques, destinées aux interprètes, existent dans le cadre de la santé mentale, du social et dans d’autres domaines pour lesquels ils sont sollicités. Ainsi, depuis plusieurs années, des formes de « bricolage » s’inventent entre les professionnels et les interprètes, et créent un savoir presque exclusivement empirique pour remédier à leur manque de ressources. Bien qu’il existe des dispositifs pluridisciplinaires pour le suivi des patients allophones depuis de nombreuses années, les interprètes ont très peu été intégrés à ceux-ci en tant que professionnels à part entière. On remarque donc que le fait de faire appel à un interprète relève d’une nécessité de compréhension linguistique plutôt que d’une réelle volonté de constituer une approche ou un accompagnement pluridisciplinaires. Pourtant, la langue et la compréhension du langage sont centrales, car elles permettent aux professionnels de santé d’établir une « analyse » et de mettre en place un cadre thérapeutique, notamment dans les domaines des soins en santé mentale, par exemple. Alors, quand la langue fait défaut, c’est souvent l’ensemble du dispositif qui est remis en question. Il peut y avoir une résistance du côté de certains professionnels de santé à avoir recours à un interprète, qui vont notamment s’opposer à modifier leur approche et leur méthodologie de travail en sa présence. Le souhait de ces professionnels est que l’interprète réalise une traduction « littérale » et soit d’une « neutralité » à toute épreuve, face à des personnes présentant des troubles psychiques et des pathologies qui interrogent de plus en plus les spécificités du public migrant (Pestre, 2019). En effet, la présence d’un tiers peut modifier la dynamique et les enjeux au sein du processus thérapeutique, mettant en difficulté certains professionnels. L’interprète peut alors être perçu comme un élément gênant, et parfois à juste titre, notamment lorsqu’il ne saisit pas quelle place il occupe et les enjeux de l’entretien.

Il prédomine, autour de la figure de l’interprète, une certaine confusion, voire une certaine tension autour de son rôle et de la définition de sa fonction. Beaucoup des difficultés auxquelles sont confrontés les interprètes dans l’exercice de leur profession montrent à quel point leur présence a une fonction révélatrice, car elle met en exergue les dysfonctionnements dans la manière dont certains professionnels conçoivent le travail avec un tiers. Dans le cas de l’interprète, ce tiers ne serait ni un confrère, ni un patient, ni un professionnel collaborateur. Cela révèle également les problématiques existantes dans la manière de concevoir l’accueil, le lien et l’altérité dans le soin, et celles-ci sont par ailleurs soulevées par le suivi des patients issus de la migration.

L’interprète représente aussi la possibilité de faire face à d’autres paramètres que celui de la seule langue. Les questions entourant les notions de « neutralité », du « culturel » et de la « langue », entre autres, ont mis à l’épreuve une partie des méthodes de travail, le rôle ainsi que la place de l’interprète dans le domaine du soin. Au regard du rôle de l’interprète dans le processus de soin, mais aussi de la place qu’il occupe dans le suivi et des apports qu’il peut suggérer grâce à sa manière d’appréhender diverses situations, des questions se posent sur son rôle de « médiateur ». Toutefois, le terme de « médiateur » ou les pratiques de médiation des interprètes questionnent bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer.

« Interprète en milieu social, en milieu social et médical », « interprète médiateur », « médiateur interprète interculturel », « médiateur culturel, linguistique et culturel ou interculturel »… : de nouvelles terminologies apparaissent et on remarque que les propositions de définition du rôle de l’interprète peuvent être très différentes, notamment au vu des formations proposées communément en Europe. Je propose ici de questionner ce qui est de l’ordre de la médiation dans l’activité d’interprétariat à partir d’une réflexion sur la posture généralement attendue de l’interprète et les nécessaires médiations qui ont cours dans l’activité même, en prenant appui sur ma pratique.

Réflexions sur la posture de l’interprète : attentes, questionnements et réalités de terrain

L’interprète est-il neutre ?

La posture, pourtant antinomique, selon laquelle l’interprète devrait rester neutre, traduire littéralement et ne pas interférer dans le processus de soin est encore pointée par certains professionnels de santé comme idéale. Toutefois, cette injonction de neutralité suggère que les professionnels de santé attendent de l’interprète qu’il se positionne « hors-champ ». Il serait donc attendu qu’il s’efface visuellement, physiquement, et, en tant qu’individu, pour ne laisser place qu’à une retranscription « pure » et « littérale », c’est-à-dire idéale. Comme le souligne Yvan Leanza : « Une majorité de chercheurs, mais aussi de praticiens et autres acteurs institutionnels, verraient l’interprète comme un conduit, invisible dans l’interaction » (Leanza, 2017, p. 289). Pourtant, cette invisibilité de l’interprète a comme conséquence de le déposséder d’éléments essentiels – ses sens, son savoir expérientiel, son individualité – qui lui permettent d’ajuster sa posture, notamment au vu de l’invraisemblable variété de situations auxquelles il est confronté au cours de sa pratique. La réalité veut en effet qu’en tant qu’individu, l’interprète amène aussi, avec ses particularités, son « interprétation », ses affects et qu’il occupe une place. La difficulté serait de comprendre quelle est cette place et comment elle s’intègre dans les processus de soin et de suivi ou dans un cadre thérapeutique. Des interrogations se posent : pourquoi l’espace occupé par l’interprète peut-il être vécu comme inconfortable du côté des professionnels de santé ? Pourquoi l’interprète devrait-il être amené à s’effacer afin d’exercer son métier « correctement » ou de « répondre aux attentes » des professionnels qui le sollicitent ? De plus, cette posture effacée ne serait pas uniquement physique, mais également psychique. En effet, il serait attendu que la présence et même la voix de l’interprète, déjà trop marquée par une personnalité propre, ne laissent idéalement place qu’aux mots, gommant ainsi tout ce qui lui permettrait d’appréhender non seulement le sens, mais également toute la subtilité des différents niveaux de langage qui rentrent en jeu lors d’une interprétation. Dans le cadre de l’interprétariat, la part sensorielle ne serait donc pas perçue comme un élément essentiel, qui permettrait de s’orienter dans la construction du sens de ce qui est formulé par les patients, laissant croire, à tort, que langue et langage se positionnent au même niveau au sein des pratiques sociales. Cela est notamment soulevé par Cécile Canut : « Ni objet ni transparent : le langage est une activité complexe, une praxis qui conditionne les actions de types social, politique, idéologique, psychologique, etc. Pour toutes ces raisons, il est au centre d’une mise en discours permanente, dont la réduction à l’objet «langue» est la plus ancienne et la plus féconde. Il est toutefois temps de s’affranchir de cette idée que c’est par la langue que le sujet se construit : non c’est par le langage, ou ce que d’autres préfèrent aussi nommer le discours » (Canut et al. 2018, p. 2). Pourtant, on entend souvent la même inquiétude, autant de la part des professionnels que de la part des propres interprètes, sur une certaine incapacité qui existerait dans ce métier à savoir composer avec la part de soi-même et sa pratique professionnelle. L’idée serait donc que toute implication de l’interprète représenterait un risque de débordement, alors qu’il peut pourtant sembler si logique que chaque professionnel compose et construise sa pratique avec sa propre part d’identité, sans pour autant que cela soit pointé comme étant problématique.

Interpréter au-delà des mots

Pour pouvoir interpréter au-delà des mots, il faut tout d’abord accepter la simultanéité des comportements différents et des correspondances entre plusieurs « mondes » (Bastide, 1955). Il est par conséquent difficilement concevable de ne pas dialoguer entre et avec les différentes formes de représentations, et cela à plusieurs niveaux. Interpréter implique de courir le risque de se laisser envelopper par l’autre et sans ce risque, la retranscription des mots peut s’avérer inexacte. Il s’agit d’un dialogue constant, un ajustement, un écho, une rencontre, parfois une lutte entre deux environnements psychiques auxquels les mots donnent des directions, des formes, des nuances et des sensations. Par conséquent, en tant qu’interprète, je ne peux traduire sans engager une part de moi-même, ce qui, par définition, est aussi un principe d’interprétation, rendant ainsi les frontières de la pluridisciplinarité de la pratique très poreuses. Nous pouvons citer l’ouvrage de Piera Aulagnier, La Violence de l’interprétation, qui ne traite pas du même domaine, mais aborde plusieurs aspects qui sont très proches des problématiques soulevées par les interprètes : « Le propre de l’être vivant est sa situation de rencontre continue avec le milieu physico-psychique qui l’entoure » (Aulagnier, 1975, p. 20). La posture portée par l’interprète dérange et interroge, car sa fonction de porte-parole l’engage aussi à occuper d’autres fonctions (Kaës, 2005). C’est à partir de cette interrogation que la question de la médiation de l’interprète se pose, puisqu’elle inclut de nouveau l’interprète dans le champ d’action, en lui permettant non seulement d’occuper un espace de manière assumée, mais aussi de laisser une place à une part de lui-même.

Quelle place pour la médiation au sein de la pratique d’interprétariat ?

La problématique des pratiques de médiation au sein de l’interprétariat, qui paraissait pourtant résolue dans la plupart de définitions et des chartes sur l’interprétariat en milieu social proposées depuis les années 1990 dans le but de mettre un cadre à la profession du métier d’interprète3, est revenue sur le devant de la scène. Ainsi, il a été admis par une majorité de structures en Europe proposant un service d’interprétariat que le terme de « médiateur » ne pouvait pas s’appliquer au mandat des interprètes (Delizée, 2015). L’appellation « interprète en milieu social ou communautaire » est alors devenue la plus communément utilisée. Citons l’exemple de la Belgique, mis en lumière par les recherches d’Anne Delizée (2015, p. 17) sur l’interprétation communautaire, où une des structures proposant des services d’interprétariat stipule clairement, dans son code déontologique : « L’interprète n’est pas un accompagnateur culturel dans le sens où il n’intervient pas à la demande du bénéficiaire et n’est ni son avocat ni son défenseur ; il n’est pas davantage un médiateur interculturel, car il ne doit pas gérer les conflits d’origine linguistique et/ou culturelle entre les bénéficiaires et les utilisateurs. L’interprète n’intervient qu’en triade, traduisant les énoncés des intervenants primaires sans s’exprimer de son propre chef. » Malgré des différences importantes dans les postures défendues par les chercheurs et les tentatives de fixer des normes à l’activité d’interprétariat, ce sont les interprètes eux-mêmes, dans la réalité de leur pratique, qui remettent en question les limites de celles-ci, en remettant à l’ordre du jour des questionnements au sujet de leur place et en introduisant de nouveau la notion de médiation au centre des préoccupations.

Les questions d’interprétariat et de médiation soulèvent un paramètre – déjà souligné par ailleurs par certains chercheurs (Moro, 2004 ; Delizée, 2015 ; Leanza, 2017 ; Collazos et Qureshi, 2015) – qui reste encore difficile à appréhender pour les personnes qui s’intéressent à ces questions. En effet, vivre la situation du point de vue de l’interprète, et non en tant qu’observateur, et se confronter aux réalités de terrain permet de souligner le caractère inconstant, spontané et improvisé régit par la pratique de l’interprète. Cet élément la caractérise bien au-delà de ce que l’on imagine, car il s’agit d’une pratique qui se construit en oscillation constante et qui est analysée parfois de manière trop figée. Chaque interaction a un caractère unique et exceptionnel. La répétition des mots, qui en soi est une retranscription, est souvent confondue avec une répétition de l’action (d’interpréter) et des situations ; laissant croire, à tort, que l’action de retranscription (d’interpréter) se déroulerait de façon mécanique, automatique, formelle, et serait donc facilement transposable d’une situation à l’autre.

Lorsque les interprètes interviennent, les échanges se déroulent communément comme dans la plupart des interactions que nous avons dans notre quotidien, soit sans préparation, ni ajustement, ni protocole convenu. Cet ajustement se fait très souvent au cours de l’échange et est complètement dépendant de la singularité de la situation. Si l’on revient aux problématiques des pratiques de médiation, celles-ci pourraient aussi être considérées comme ayant des perspectives d’agencement, nécessaires tout au long de chaque intervention. La médiation pourrait s’envisager comme l’ouverture d’un espace contenant différentes possibilités, qui ferait pair avec le rythme qui caractérise le propre de chaque situation d’interprétation. Celle-ci permettrait et inclurait toutes les modulations nécessaires à plusieurs niveaux – langue, posture, compréhension, interculturalité entre autres -, sans la limiter à une simple fonction.

Dans ma pratique, j’ai pu remarquer un dysfonctionnement dans la manière dont on permet aux interprètes de se construire et d’exercer leur profession. Il est sous-entendu que les interprètes intervenant en milieu social devraient acquérir une certaine expertise dans les domaines de la santé, de la santé mentale, du social, des services publics, des procédures d’asile et de la justice – pour ne citer que les principaux. Cette expertise viendrait s’additionner à toutes les autres compétences acquises, nécessaires ou attendues. La mise en place de nouvelles formations depuis quelques années soulève non seulement la question de sa place de médiateur, mais aussi le manque de reconnaissance du métier d’interprète, ainsi que la réticence que certains professionnels peuvent avoir en ayant recours à un interprète.

On remarque principalement deux courants dans les nouvelles propositions de définition du mandat de l’interprète et de son rôle de médiateur. L’un définit la médiation comme l’une des compétences de l’interprète et l’autre définit l’interprétation comme l’un des rôles du médiateur. Cette nouvelle tentative de définition du rôle de l’interprète répond aussi aux nouvelles exigences de terrain, qui, peu à peu, ont obligé l’ensemble des professionnels qui accueillent les populations migrantes à adapter leur pratique. Le caractère d’urgence et les conditions d’accueil ont aussi mis à l’épreuve les interprètes, car, avant tout, ce terrain est réservé en grande partie aux interprètes non formés dans les parcours classiques, ayant parfois des trajectoires migratoires semblables à celles des personnes suivies. Ensuite, la précarité des conditions de travail, la mobilité constante, la diversité des domaines dans lesquels ils sont sollicités et la nécessité de faire appel à d’autres ressources que simplement celles de la langue, font partie des autres paramètres qui ont aussi contribué à cette remise en question. Si l’on se penche de manière plus précise sur les domaines de la santé et de la santé mentale, la question de médiation devient pourtant évidente. Nombreux sont les exemples qui démontrent qu’une « simple traduction » s’avère insuffisante.

En tant qu’interprète, nous sommes dans la plupart des cas face à des situations hors cadre au regard des conditions de départ, d’accueil et de résidence des personnes migrantes, souvent embarquées dans des procédures complexes. Celles-ci sont en majorité causées par des situations de détresse liées aux problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels sont confrontées les populations avec lesquelles on travaille, nous obligeant à envisager la traduction au-delà des « normes ». Nous rencontrons des difficultés lorsque notre place, souvent mal définie, est avantageuse – je sous-entends ici ce que nous représentons aux yeux des patients –, ou alors est accueillie avec méfiance, car les représentations des professionnels pour qui nous intervenons sont parfois difficiles à saisir. La langue peut autant représenter une forme rassurante de mise en lien qu’une menace. L’interprète est malheureusement porteur de projections qui tendent souvent à tomber du côté de la méfiance. Dans ma pratique, j’ai été forcée de constater qu’au sein de cette triangularité – patient, soignant, interprète –, tous se sentent extrêmement démunis, au même titre, pensant à tort que l’interprète détient toutes les clés ou le « pouvoir », comme on l’entend souvent. Cette triangularité prend alors fréquemment une forme pyramidale, en tension ou en négociation permanente, changeant d’axe selon les configurations, et permettant ainsi très peu de libre circulation des savoirs et des compétences de chacun. Toutefois, cela participe peut-être à créer d’autres enjeux qui rajoutent de la complexité au travail de soin avec interprète. La possibilité de construire ensemble, et de manière non homogénéisée, nos pratiques et le soin est rarement considérée. Pour cela, il serait évidemment nécessaire que les places de chacun soient respectées, tout en mettant en commun nos différentes compétences. Les patients détiennent aussi l’une des clés principales dans cette configuration et devraient être tout autant acteurs du soin. Toutefois, ils sont eux aussi rarement inclus et invités à faire part de cette triangularité à part entière.

En ce qui concerne les personnes en demande d’asile, la question de la langue engage d’autres éléments de grande importance. Le langage devient ici une question de survie psychique, sociale et administrative, car l’avenir de ces personnes dépend malheureusement de leur victimisation. La constitution du récit de demande d’asile devient une clé de leur survie. Dans une situation d’urgence qui ne tient pas compte du temps qui serait nécessaire pour relater le traumatisme, l’interprète représente l’un des seuls moyens que les personnes ont pour réussir. Toutefois, les conflits racontés peuvent être exacerbés par l’origine de l’interprète. De plus, celui-ci peut parler une langue pouvant être identifiée comme celle de l’oppresseur. Je peux citer le cas d’une de mes collègues interprètes en langue russe, qui a des difficultés à traduire les personnes d’origine tchétchène, car cela les place dans une situation très complexe. Concernant mes collègues parlant le serbo-croate, la même difficulté se pose en cas de traduction pour les Serbes, les Croates ou les Bosniaques, bien que le contexte de conflit ne soit plus d’actualité. Les stigmates restent et la méfiance est difficile à surpasser.

Parfois, l’interprète doit formuler, dire à la place de, sans que la personne puisse elle-même faire le choix de mots ou sans disposer du temps nécessaire, avec toutes les conséquences que cela induit professionnellement et émotionnellement du côté de l’interprète et du patient. Je me souviens d’un patient Angolais qui, en arrivant chez un psychologue, et lassé de raconter son histoire, m’a demandé de la raconter à sa place. Face à mon refus de le faire, le dialogue avec le thérapeute n’a pas pu être établi et la thérapie n’a pas pu être engagée. Par ailleurs, la majorité des femmes que je suis dans le cadre de l’asile ont été victimes de violences sexuelles et souvent les tournures, prises avec pudeur, pour expliquer leur agression perdent tout leur sens lors de la traduction. Lors d’un entretien par téléphone, je traduis ce qu’une patiente me dit : « Puis, je suis sorti avec… » J’avais saisi, grâce au contexte de son histoire, l’intonation et d’autres détails du récit, qu’il s’agissait d’une agression. Cependant, je me devais de traduire ce qu’elle avait dit. Comment relater ce qu’elle-même ne pouvait nommer ? Comment sous-entendre ce qu’elle avait voulu dire par téléphone ?

Souvent, on oublie que l’interprète est le premier auditeur, qu’il retranscrit toujours en double et que cette place d’intermédiaire n’est pas simple, car finalement, il porte à tour de rôle – au sens littéral et imagé – les « mots » de chacun. Les phrases que les praticiens nous demandent couramment de traduire, notamment afin d’annoncer le diagnostic à leur patient à leur place, illustrent bien cette difficulté. Je citerai un professionnel de santé qui a dit à une collègue interprète : « Dites-lui qu’il aura plusieurs opérations et qu’il me semble difficile qu’il s’en sorte, en attendant je vais aller prendre un café4. » Souvent, dans ce type de circonstances, peu d’espace est laissé aux échanges autour de situations qui nous mettent en difficulté. De plus, sans construction ou accord commun, nous restons souvent suspendus entre des confusions de sens et de place, entre autres. La confusion de cette place ne serait pas uniquement à l’origine du manque de définition ou de cadre, mais plutôt de l’incompréhension de différents niveaux qui se superposent et rentrent en jeu lors d’une interprétation.

On retrouve aussi derrière le mot « médiation » beaucoup d’amalgames et de craintes sur les débordements, comme cité auparavant. On pourrait se demander si ce n’est pas la manière dont nous envisageons la médiation au sein de la pratique d’interprétariat qu’il serait nécessaire de remettre en question. Doit-on alors la concevoir comme une fonction en soi, ou comme un moyen, un outil, une ressource ou encore simplement un cadre ? Ou est-elle tout cela à la fois ? Pourquoi nous semble-t-il si difficile de concevoir que les compétences de l’interprète vont bien au-delà des simples questions linguistiques ? Faire le lien entre deux langues est une pratique de médiation en soi, et comme le constatent la plupart des interprètes, dans la majorité des situations, il est rare que ça soit la seule fonction qu’on nous demande d’occuper.

Du côté des interprètes, et malgré la volonté de mettre en place des pratiques plus professionnelles et de construire des formations réfléchies et adaptées, des difficultés existent encore sur le terrain. Certes, on pourrait penser que le manque de formation des interprètes occasionne des débordements dans sa pratique. Néanmoins, cette attente de neutralité et cette injonction à se tenir à l’interstice ou « hors champ » du cadre de l’entretien, ainsi que le fait de ne pas avoir la possibilité d’endosser un rôle de médiateur, ont des conséquences réelles pour les interprètes. J’ai été très fortement marquée par les différents commentaires de mes collègues à propos de leur posture. Nombre d’entre eux relatent que ces remarques peuvent avoir des conséquences directes sur leur confiance en eux et sur leur professionnalisme, comme l’illustrent ces différents extraits : « Je me tiens assis sans bouger et je regarde par terre » ; « J’essaye de détourner mon regard le plus possible pour ne pas gêner, pour m’effacer » ; « Mais finalement, après dix-sept ans de pratique, j’aimerais enfin savoir ce que l’on attend de moi une fois pour toutes. »

À propos de cet effacement, certains de mes collègues expliquent qu’ils ont du mal à garder cette posture d’éloignement dans la mesure où ils sont régulièrement sollicités pour créer du lien. Ils rapportent à quel point cela peut être source de maltraitance et d’isolement. Cependant, ils témoignent du fait que c’est finalement ce lien qui leur permet de se sentir mieux et d’appréhender leur pratique dans une posture plus juste, leur permettant aussi d’avoir recours à leurs propres ressources, sans devoir remettre constamment celles-ci en question. Parmi les nombreux incompréhensions et amalgames que suscite notre pratique, on sous-entend très souvent que l’interprète doit avoir une posture qui doit être figée et détachée de ce qui le caractérise en tant qu’individu. Par posture, une notion corporelle de rigidité est aussi induite. Cette rigidité s’amalgame au champ de l’action, puis à celui de l’interprétation, faisant de l’interprète un « interprète-objet » et non un « interprète-sujet ».

Parler de médiation au sein des pratiques d’interprétariat questionne le statut, mais aussi les notions de liens, d’ouverture, d’espace de circulation qui, par conséquent, feraient réellement écho dans notre profession et pourraient être perçues comme des moyens de donner une place à part entière à l’interprète lors de son intervention, en tant que professionnel. Et c’est peut-être un des enjeux les plus importants, que de spécifier et de reconnaître cette activité de médiation dans le métier d’interprète, notamment à travers la formation et la formalisation du métier auxquels les interprètes doivent prendre part.

Notes de bas de page

Des amalgames sont souvent fait entre le terme de traducteur et celui d’interprète. En ce qui concerne le terme de traducteur, la définition la plus commune serait une personne qui traduit, transpose un texte d’une langue à une autre. L’interprète serait défini comme une personne qui transpose oralement d’une langue à une autre ou qui sert d’intermédiaire, dans une conversation, entre des personnes parlant des langues différentes.

2 Dénomination la plus couramment utilisée en France pour désigner les interprètes travaillant pour les services publics.

3 La « Charte de l’interprétariat médical et social professionnel en France », a été signée à Strasbourg par différentes associations en 2012.

4 Cet épisode a été vécu par une de mes collègues lors d’une mission d’interprétariat à l’hôpital. Il a été source d’une longue discussion et de partage des mêmes expériences lors d’une de nos séances d’analyse de la pratique.

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