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« On est des (ex-)quelque chose »… De la mobilisation des savoirs expérientiels dans le travail pair

Laëtitia SCHWEITZER - Docteure en sciences de l’information et de la communication, Chargée de mission, plateforme « Promotion et développement du travail pair en Auvergne-Rhône-Alpes », association Le Relais Ozanam, Grenoble

Année de publication : 2020

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°75-76 – Pair-aidance, interprétariat et médiations (mars 2020)

Si la pair-aidance s’institutionnalise petit à petit dans plusieurs champs (santé mentale, accès au droit, précarité, logement, handicap, etc.) à la faveur de lois qui redéfinissent les relations entre les publics et les institutions qui les accompagnent, elle reste un objet nébuleux, polymorphe, difficile à circonscrire. La multiplicité des titres sous lesquels les pairs exercent (« travailleurs pairs », « intervenants pairs », « médiateurs pairs », etc.), la diversité de leurs activités, des contextes organisationnels dans lesquels ils évoluent, de leurs statuts et de leurs conditions de travail n’aide pas à clarifier la question. C’est que le travail pair, version rémunérée (généralement salariée1) de la pair-aidance, est un « drôle de travail », qui repose sur la similitude de vécu, de parcours, de trajectoire de vie entre un professionnel et la personne qu’il accompagne. Celui-ci se situe donc sur la remise en question d’une frontière symbolique : celle qui sépare soignants et patients, sachants et profanes, travailleurs sociaux et personnes accompagnées. Ainsi, à l’envers d’un recrutement classique valorisant diplômes et parcours professionnel, c’est le savoir expérientiel métabolisé à partir d’un parcours de vie « accidenté » qui qualifie a minima les travailleurs-pairs. C’est ce que souligne l’appellation « experts du vécu » utilisée en Belgique pour désigner ces travailleurs. Dans le travail pair, c’est donc ce que l’on cache ordinairement dans un CV qui est pris en considération et recherché : un « vécu de plusieurs formes de domination » (Demailly, 2014), d’une certaine position dans le rapport social constitutif d’une expérience du stigmate que le recrutement « renverse » a priori.

Le travail pair s’inscrit dans la filiation des pratiques de pair-aidance qui se sont élaborées collectivement dans les groupes d’entraide mutuelle (GEM) et les groupes d’« autosupport » autour du vécu d’une maladie, d’une addiction, d’un handicap, d’un trouble en santé mentale, d’une condition douloureuse réelle et symbolique. Cette parité de condition semble opérer comme un levier puissant des processus de déstigmatisation qui accompagnent et rendent possible le rétablissement des personnes. La pair-aidance peut d’ailleurs être appréhendée comme un ensemble de pratiques procédant d’une éthique du rapport social fondée sur la « ré-affiliation » des personnes en « désaffiliation », qui se vivent comme des « surnuméraires » (Castel, 1995). Si les institutions s’emparent aujourd’hui de la pair-aidance2 en reprenant symboliquement à leur compte les mots d’ordre des personnes accompagnées (participation, autodétermination, non-jugement, etc.), c’est parce que se construit depuis plusieurs décennies, depuis la marge, une prise de conscience des effets de réalité du pair-accompagnement qui, en s’appuyant sur la spécularité de la relation entre pairs (effet « miroir »), gage de confiance dans cette relation, favorise le pouvoir d’agir des personnes.

Pour autant, les réalités du déploiement de la pair-aidance dans des structures médico-sociales montrent, s’il en était besoin, à quel point il ne faut pas céder à une vision positiviste du travail pair qui produirait des effets en soi, dans un absolu débarrassé de toute contingence et de toute caractéristique situationnelle. La « plus-value » du travail pair dans l’intervention médico-sociale est toujours fonction des contextes organisationnels, de la marge de manœuvre octroyée aux pairs, de leur condition statutaire ou précaire, de la clarté ou du flou de leurs missions, des outils dont ils disposent, des espaces qu’ils investissent et qu’on leur laisse investir. Bref, de la place, réelle et symbolique, qu’on leur fait et qu’ils se font, dans un dispositif organisationnel donné.

C’est notamment pour clarifier les enjeux de l’institutionnalisation du travail pair qu’a été créée, il y a trois ans, la Plateforme pour la promotion et le développement du travail pair, d’abord dans le bassin grenoblois puis en région Auvergne-Rhône-Alpes3, au sein de laquelle je suis chargée de mission. Avec un collègue, nous y « accompagnons ceux qui accompagnent » dans des structures associatives ou institutionnelles, autour de projets de mise en œuvre du travail pair, nous sensibilisons aux enjeux de ce type de médiation, et nous contribuons à la mise en réseau des acteurs qui se lancent dans ces projets, comme des travailleurs pairs entre eux à l’échelle de la région. Notre position nous permet de disposer d’un point de vue surplombant sur le déploiement du travail pair, et d’observer des tendances : le développement tous azimuts de formations autour de la pair-aidance, la répartition des travailleurs pairs dans des secteurs en fonction des territoires – plutôt en psychiatrie à Lyon, dans l’hébergement et l’accès au droit à Grenoble, etc. En outre, notre activité nous plaçant « du côté des organisations » (nous côtoyons essentiellement des travailleurs pairs, leurs équipes, leurs employeurs, et certains financeurs institutionnels ou privés), elle implique un point de vue situé que l’on ne saurait faire l’économie de mettre à jour, dans la mesure où il engendre des « angles morts ». Ainsi, nous ne sommes pas en mesure d’observer la façon dont le travail pair se construit avec les publics, comme nous pourrions le faire avec les méthodes de l’ethnographie ou de la clinique du travail, au-delà des discours tenus sur ce travail. L’organisation en flux tendus de notre activité, au fil des sollicitations que nous recevons sur le territoire régional, nous prive du temps nécessaire à un travail d’observation et de mise à jour de ce que font concrètement les pairs avec les publics qu’ils accompagnent. Nous accédons donc à ce qu’ils font au filtre de ce qu’ils disent4.

Tenter de défaire l’asymétrie des rapports sociaux

Le travail pair s’ancre dans une logique de prise en considération de la condition globale des personnes accompagnées. Il a vocation à devenir la pierre angulaire de la refonte des pratiques d’intervention médico-sociale. C’est ce que laisse entendre la réflexion menée actuellement par des groupes de travail réunissant, dans chaque région, des acteurs de l’intervention et de la formation médico-sociale, travailleurs pairs compris, et des personnes accompagnées dans le cadre du plan Pauvreté. L’objectif étant de repenser, « hybrider » et « métisser » les formations d’intervenant médico-social à venir, en prenant en compte le point de vue des publics concernés. Dans cette perspective, les travailleurs pairs, pourvus de leurs savoirs expérientiels les fondant à poser un regard critique sur les pratiques classiques des intervenants médico-sociaux, sont appréhendés comme la cheville ouvrière du décloisonnement disciplinaire et de l’horizontalisation des relations entre les publics et les professionnels, dans des univers marqués par l’asymétrie de position entre les uns et les autres.

Il y a d’ailleurs souvent, dans les discours que mon collègue et moi entendons sur le travail pair au sein des équipes où nous intervenons, une certaine confusion entre travail pair et participation des personnes accompagnées : les travailleurs-pairs seraient implicitement les représentants de celles-ci, dont ils porteraient la voix dans les instances d’organisation de l’accompagnement médico-social, au nom de leur parité avec elles. Or les travailleurs pairs ne sauraient se substituer à des dispositifs de participation. Cette confusion les installe dans une position paradoxale, où ils sont à la fois « du côté des professionnels » et « du côté des publics ».

« On se perd un peu. On sait plus trop qui est qui, c’est comme si y avait pas de différence entre nous et les personnes accueillies. »

Quoi qu’il en soit, il s’agit désormais de coconstruire avec les personnes leur accompagnement vers le rétablissement, une stabilisation de leur condition, une plus grande autonomie, de sortir de la normativité qui prévaut dans les formes traditionnelles d’accompagnement pour laisser la place à des modes d’intervention moins prescripteurs, moins injonctifs, plus souples et transversaux. Il s’agirait donc, et surtout, que les propositions d’accompagnement soient centrées sur les besoins des personnes, tels qu’elles les expriment et non tels qu’on les diagnostique et les énonce à leur place, depuis un point de vue situé qui ignore et méconnaît souvent leur réalité vécue.

« C’est vrai que les travailleurs sociaux sont un peu dans la toute-puissance. Ça, je l’ai bien vu, souvent. »

« On juge pas. On dit pas “faut faire ci, faut faire ça”. »

« J’essaie de poser des questions qui amènent la personne à réfléchir : “Comment vous vous êtes senti, avez-vous envie d’y aller ?” J’essaie d’amener la personne à avoir un vrai avis forgé sur ce qu’elle veut. »

En réunion d’équipe, un assistant social décrivait ainsi les « effets » du travail pair sur l’accompagnement des publics de la structure : « Sa présence a grandement facilité les liens avec les familles. Sa présence, ça permet d’accélérer la compréhension des choses. Ça accélère aussi le processus vers l’emploi. C’est nous, les référents, mais celui qui voit le plus les familles, c’est lui. Moi, dans mon idée, aujourd’hui, je suis coréférent avec lui. Ça s’est fait tout seul. » Dans une autre structure, un éducateur s’exprimait ainsi : « Le travailleur pair nous permet d’entrer en relation avec les résidents. C’est pas les mêmes rapports qu’on a avec eux. » La distinction entre « relation » et « rapports » est intéressante. Elle semble souligner la façon dont le travail pair opère, en construisant du lien interpersonnel, singulier, qui travaille le rapport social produit par les institutions, abolissant le « nous » et le « eux ». Les travailleurs pairs maîtrisent, par exemple, un bilinguisme qui fait d’eux des « passeurs » entre les uns et les autres : ils disent souvent traduire la langue de l’institution pour la rendre intelligible aux publics, et se présentent comme des « interprètes » ou des « traducteurs » occupant une position qui permet à deux parties de se comprendre.

« On a des mots simples, c’est de l’or pour les psys qui se sont enfermés dans un jargon qu’on ne comprend pas. On est un peu les interprètes de la santé. On est complètement complémentaires du personnel médical. »

Une métis reposant sur une éthique de la communication et de la coopération

Si le travail pair est, lorsqu’il se déploie dans des conditions favorables, un « facilitateur » dans la communication et l’intervention auprès des personnes, c’est parce qu’il en bouscule la normalité et en réinvente les modalités. Les travailleurs pairs ont en commun une éthique professionnelle qui se confond avec leur éthique personnelle. Interrogeant les postures (« bonne distance ») et les registres d’action des intervenants « classiques », elle engage leur morale en tant que sujets et impose la symétrie comme une condition à l’établissement de la relation avec les personnes. Le travail pair, plus encore que le travail social parce qu’il repose exclusivement sur les savoirs expérientiels de ceux qui l’exercent, leur « colle à la peau ». Tous parlent d’engagement, dans des termes qui varient, mais qui traduisent un fort investissement dans un travail qui les mobilise tout entiers. Cet investissement doit éveiller la vigilance, car il expose la santé psychique de ceux qui le cultivent, susceptibles de se retrouver en souffrance si leur travail ne fait plus sens pour eux (Schweitzer, 2008).

« J’ai créé un rapport de confiance. La chose importante pour moi, c’est de pas trahir la confiance. De l’extérieur, ma façon de faire, ça doit ressembler à du copinage, mais on sait avec les résidents qu’on est des pros, on fait pas n’importe quoi. »

« Nous, on lâche pas prise, c’est ça la différence. On va jusqu’au bout. »

« Pour moi, c’est une passion, une vocation. »

Les « arts de faire » (De Certeau, 1990) que les travailleurs pairs ont développés à partir de leur vécu pour eux-mêmes, puis pour et avec les personnes qu’ils aident, procèdent de « trucs » et de « tours de main » qu’on échange dans un entre-soi. Il s’agit de savoirs théoriques et opérationnels concourant à faire advenir une intelligence des situations rencontrées, qui en saisit la singularité et rend possible l’adaptation au réel. Les savoirs expérientiels sont d’une grande plasticité : là où les savoirs académiques engendrent le travail prescrit, toujours en décalage avec le réel, les savoirs expérientiels des travailleurs pairs, élaborés entre l’intime et le social, permettent précisément de combler le décalage entre le réel et les représentations qu’en véhiculent les modes d’accompagnement traditionnels, en puisant dans la palette des situations vécues des manières de faire et d’être éprouvées, ressources empiriquement construites à diverses situations critiques rencontrées. Là où les uns disposent d’une connaissance fine du « territoire » couvert par leurs missions, les autres n’en connaissent a priori que la « carte ».

« Les éducs, ils ont leurs diplômes, pas le passé. »

« Ce qui est différent, c’est le regard. C’est le temps aussi. L’urgence, ça marche pas. Je vois bien au GEM comment les gens changent avec le temps. Y en a, ils parlaient pas, et quand on les voit maintenant, ils pourraient faire la révolution. »

« Quand on est pair, on sait accepter la personne qui se met en échec, pourquoi elle échoue. On sait. »

Lorsqu’ils décrivent ce qu’ils font et la façon dont ils le font, les travailleurs pairs soulignent le primat qu’ils accordent, en toutes circonstances, à leurs ressentis, leurs émotions et leurs sensations pour se positionner et interagir avec les membres de leurs équipes comme avec les personnes qu’ils accompagnent. L’empathie et « l’écoute profonde », la disponibilité et le souci de la contingence qu’ils affichent comme dispositions dans la relation avec ces dernières traduisent une morale de l’action partagée, fondée sur la qualité relationnelle qu’ils évaluent à l’aune de la reconnaissance et de la confiance « palpables » que les personnes accompagnées leur témoignent. Dans le travail pair plus qu’ailleurs, « la validation du travail par la reconnaissance accordée par les autres contribue de façon majeure à la construction du sens du travail » (Dejours et Gernet, 2009, p. 12).

« Si je le sens prêt à entendre ce que je dis, je le fais. Mais s’il est pas prêt j’économise mes mots. »

« On a un gros travail d’écoute, de disponibilité, c’est éprouvant. »

« Tu le sais quand ça marche, tu sens comment vont les personnes, la reconnaissance, tu la sens aussi. »

Des savoirs fondés sur l’expérience du stigmate

Les savoirs expérientiels sur lesquels repose l’intervention des pairs procèdent d’un « sens pratique » (Bourdieu, 1980) qui s’ancre dans la répétition de situations stigmatisantes et de violences vécues. « L’originalité et le caractère précieux de leur expérience de la vie résident dans le fait qu’il s’agit d’une expérience de la situation de domination et des résistances, décalages, subjectivation, empowerment possibles par rapport à celle-ci » (Demailly, 2014) à partir desquelles les sujets élaborent des connaissances théoriques, pratiques, techniques, des habiletés sociales se signalant par la maîtrise de jeux de rôles notamment. Cette expérience est « centrale pour comprendre la spécificité de la construction de leur professionnalité » (Demailly, 2014). Les savoirs expérientiels développés par les pairs procèdent d’une praxis autodidacte que braconnent les dominés au fil des situations qu’ils subissent, sous l’empire d’un rapport social qui les contraint, les infantilise, les incapacités, les stigmatise et les ostracise, les violente.

« Je connais bien les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Quand on me mettait dans un CHRS, c’était un internement. Quand je rentrais, on me faisait passer un éthylotest et s’il était positif, je dormais dehors. »

« Il y a une grande violence à l’hôpital. Il faut avoir vécu une hospit’ sous contrainte. On a juste envie de mourir. »

« Le point commun avec les publics, c’est ce qu’on a subi, qu’on subit les mêmes formes d’accompagnement. Voilà, on subit. »

Les savoirs construits à partir de l’expérience de la maladie mentale, par exemple, concernent autant le vécu de la maladie elle-même et son « apprivoisement », que la façon dont les stigmates de la maladie impactent les relations sociales. De la même façon, les travailleurs pairs issus « de la rue » font état de savoirs qui portent à la fois sur la « débrouille » nécessaire face à la « galère » quotidienne et sur les rapports sociaux appréhendés au prisme de leur condition discriminée. Certains stigmates visibles apparaissent d’ailleurs comme des sortes de « stigmates passerelles » rendant possible l’appréhension du vécu d’autres stigmates, tant ils surdéterminent, par leur caractère manifeste, le traitement dégradant dont les personnes font l’objet : c’est ce que suggèrent les propos des travailleurs pairs qui ont connu, par exemple, le racisme.

« Tu vois, j’ai toujours connu le racisme, les regards. Je vois comment on me regarde, comment on me parle. […] Je connais trop bien la précarité. La misère, quoi. Ça aide avec les personnes du dispositif. Le nombre de fois où j’ai vécu l’humiliation… Des comportements inadmissibles, infantilisants, insultants. Je sais comment on n’a pas le droit de parler aux gens ».

« Je suis une femme arabe, je connais la pauvreté et l’addiction… »

On peut formuler l’hypothèse que les savoirs expérientiels des dominés procèdent d’abord d’une « expertise des autres » (Dorlin, 2017) dont la production est rendue nécessaire pour survivre. La dépendance aux autres, le fait d’être à leur merci dans le rapport social et de subir sa condition semble engendrer avec ou malgré soi une disposition spécifique : un « souci de l’autre », générateur de connaissances et d’habiletés vis-à-vis de l’autre, parce qu’on n’a pas le choix d’y être attentif ou pas, il faut composer avec et s’en protéger si besoin. « Il faut être sur le qui-vive en quasi-permanence, ce qui produit un épuisement qui empêche une quelconque attention à soi […] Le dirty care désigne le sale soin que l’on se porte à soi-même, ou plutôt à sa puissance d’agir, en devenant, pour sauver sa peau, les expert.e.s des autres » (Dorlin, 2017, p. 177).

« Quand j’étais à la rue, j’étais un peu tout le temps parano. Tout le temps sur le qui-vive, à faire attention à tout, à me demander ce qui allait m’arriver. Ça cultive la parano, la rue, surtout quand t’es une femme. Je l’ai encore, ça reste, c’est fatigant. J’arrive pas à avoir confiance, à me sentir tranquille, à pas anticiper tout ce qui peut m’arriver. C’est plus fort que moi… En même temps, c’est cette vigilance qui fait que je vois plein de choses venir. »

C’est l’impérieuse nécessité qu’à un moment de leur vie, les travailleurs pairs ont, disent-ils, ressentie, de tenter de « reprendre la main », qui a rendu possible leur prise de conscience d’un « jeu » possible, d’une marge de manœuvre face aux institutions, aux autres, à eux-mêmes. Lorsqu’ils évoquent « ce [qu’ils ont] traversé », comment ils sont parvenus à « transformer de la merde en engrais » et la fierté qu’ils en tirent, les travailleurs pairs expriment souvent une conscience dialectique du rapport social qu’ils ont subi, et de la relation qu’ils entretiennent avec eux-mêmes, susceptible de reconduire sur eux les effets de ce rapport social en les privant de leur pouvoir d’agir, ou à l’inverse, de leur permettre de se sentir « acteurs de [leurs] vies ». Ils parlent du regard qu’ils ont longtemps porté sur eux-mêmes, en lien avec celui que d’autres portaient sur eux, du « jugement », de la façon dont ils ont tenté de s’en affranchir, dont ils ont « renversé le stigmate ». Ils restituent pour la plupart une vision dialectique de leur condition, appréhendée dans ses dimensions structurelles et individuelles, dans laquelle le rétablissement ou la stabilisation d’une situation favorable est fonction d’un rapport au monde, aux autres et à soi-même. Le pouvoir d’agir qu’ils s’attribuent repose en outre souvent sur la « conscience » qu’ils disent mobiliser. À « l’expertise des autres » qu’engendrent l’expérience et le point de vue situé des pairs, semble s’articuler une « expertise de soi », condition sine qua non d’un certain degré de rétablissement ou d’amélioration de sa condition vécue. Le terrain que mon collègue et moi effectuons auprès des pairs montre que leur travail les amène, pour la plupart d’entre eux, à continuellement réinterroger leurs réactions, comportements, positionnements, avis, diagnostics, manières de faire, à l’épreuve des réalités qu’ils rencontrent et, ce faisant, à cultiver un regard critique sur eux-mêmes, développant au fil des situations une meilleure « connaissance de soi ».

« Faut que j’analyse ce que je ressens, faut que je le note. Y a des trucs, c’est de l’ego, mais faut comprendre ce qu’on ressent. Je me suis fait mes petits outils pour faire ce boulot, pour gérer les conflits, pour pas péter un plomb, pour pas tout prendre pour moi. Pas subir… Je me connais bien, je crois. »

Si le travail pair peut « soutenir le rétablissement des personnes », il est, en raison du sens critique investi par les pairs dans leur travail et de la spécularité des relations qui le sous-tend, opérant dans les deux sens. Les pairs représentent « ceux qui s’en sortent (à peu près) » pour les personnes, l’espoir d’un certain degré de « rétablissement », et en retour, les personnes accompagnées peuvent, avec ou malgré elles s’avérer « aidantes » pour les pairs, dont l’identité est travaillée par l’activité quotidienne qui les « engage à 100 % » en tant que « sujets » et « acteurs » plutôt qu’« agents » (Schweitzer, 2008).

« En face des personnes, à la fois je comprends des choses, et en même temps, ça déclenche une espèce de rébellion interne où je peux pas m’esquiver face à moi-même. C’est l’effet miroir, quand je les vois fonctionner, je me vois. C’est un boulot où je peux pas être dans l’esquive de moi. Le travail pair, il est vraiment aidant. »

« C’est magique d’aider les gens, ça aide d’aider, en fait. »

« Avec ce travail, mon expérience, elle fait sens, elle fait partie de mon identité. J’ai jamais eu la légitimité de mon existence. »

Une légitimité difficile à conquérir

Le tableau que livre le déploiement du travail pair dans la région est traversé par un trait saillant : la majorité des travailleurs pairs que nous rencontrons sont en difficulté, voire en souffrance, au sens défini par Yves Clot d’« amputation du pouvoir d’agir » (1999), affectant l’identité des sujets. « Je me sens amputé de mon travail », nous confiait dans ces termes un travailleur pair. Car si le travail pair se développe, c’est trop rarement dans des conditions qui en favorisent l’efficience et la reconnaissance : statuts précaires, salaires peu élevés, fortes résistances des équipes à l’irruption de nouveaux professionnels non qualifiés (perçus, dans un contexte de gestion budgétaire contrainte, comme une menace pour les travailleurs qualifiés auxquels ils pourraient se substituer), cadres de mission flous, injonctions paradoxales en cascade, reconnaissance conditionnée à la démonstration d’un professionnalisme imitant celui des intervenants traditionnels… Les impensés sont légion, et l’injonction à la formation garantissant la « bonne distance » et l’orthodoxie de métier, par exemple, est fréquente, au risque de « formater » les pairs en standardisant leurs pratiques et de se priver, du même coup, de ce qui fait la spécificité de leur intervention.

Le caractère profane et individuel des savoirs expérientiels mobilisés par les pairs ne facilite pas leur légitimation dans un monde dominé par les savoirs académiques. L’injustice épistémique qui leur est faite se manifeste notamment dans leur réduction au statut de « simple témoignage » qui en minimise la portée politique, enjoints que sont les pairs à « raconter [leur] vie » (« On est un peu des singes savants » ; « On est les bons exemples, faut les montrer, les faire parler »). Beaucoup se sentent toujours stigmatisés (« On mettait en avant nos actions, mais nous, on nous cachait »), et certains vivent, à l’envers de ce que remarque Lise Demailly (2014), leur travail comme une « délégation de sale boulot » (« on est de la chair à canon. On est l’infanterie du social, c’est nous qu’on met en première ligne, et on n’est jamais légitimes » ; « Ils nous demandent d’être les agents de leur bonne conscience »). Si la plupart des pairs dépensent une énergie colossale à démontrer leurs compétences et à tenter de rendre visible leur travail, ils se heurtent au paradoxe structurel de certaines activités, dont l’efficacité est dépendante de l’invisibilité… Enfin, lorsque les institutions reprennent à leur compte l’appellation « pair » en estampillant ainsi des travailleurs dont la parité avec les publics est décrétée par elles, et non par les publics eux-mêmes5, elles placent ces travailleurs dans une position paradoxale qui ne les aide à se sentir légitimes ni aux yeux de leurs collègues professionnels (soupçonnés en tant que « pairs » des publics d’être « de leur côté »), ni aux yeux des personnes accompagnées (« On a toujours l’impression d’être l’espion d’un côté ou de l’autre » ; « On a le cul entre deux chaises »).

Les pairs apparaissent dans bien des cas comme des « greffons » dans des organisations acquises à des fonctionnements bien rodés qui font système, funambulant entre deux mondes (les « pros » et les publics). Faute de place à part entière, il leur est demandé de se loger « dans les interstices » de l’intervention médico-sociale. Il leur appartient donc de se construire tant bien que mal une légitimité professionnelle : les travailleurs pairs qui invoquent l’histoire de la pair-aidance situent leurs pratiques dans un continuum de techniques qui leur confère un sentiment de filiation et une identité, des « cercles métier » et des collectifs de pairs émergent afin de construire par le bas une communauté d’appartenance susceptible de constituer un nouveau « corps professionnel » face aux corps institués… Ces espaces d’autosupport et de coformation ont vocation à consolider la position des pairs et à permettre au travail pair de ne pas être vidé de sa substance en s’institutionnalisant (« Les formations, c’est des logiques de pouvoir, et c’est très politique. La question, c’est qui va contrôler la pair-aidance ? »). Car la multiplication de formations dédiées aux pairs, qui signale un marché en train de se constituer, met en exergue l’un des nombreux paradoxes dans lequel le travail pair se trouve enferré : alors qu’on attend de lui qu’il transforme les institutions en y instillant de nouvelles manières de voir et de faire, on s’attelle d’emblée à le normaliser.

Notes de bas de page

1 Il existe aussi des travailleurs pairs rémunérés en chèques emploi service universel dans des associations comme des autoentrepreneurs prestataires de services.

2 Le dispositif « Un chez soi d’abord » prescrit, par exemple, dans son cahier des charges, l’embauche de médiateurs de santé-pairs.

3 Initialement financée par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), cette plateforme l’est actuellement par l’Agence régionale de santé (ARS), la Direction régionale et départementale jeunesse et sport cohésion sociale (DRDJSCS), la Métro grenobloise et le Grand Lyon.

Les propos cités entre guillemets dans cet article sont ceux de travailleurs pairs salariés dans des institutions et des associations de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Il s’agit d’extraits d’entretiens individuels, d’interventions publiques de pairs, de réunions d’équipe ou de réunions de travailleurs pairs en 2018 et 2019.

Bibliographie

Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris : Éditions de Minuit.

Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Paris : Gallimard.

Clot, Y. (1999). La fonction psychologique au travail. Paris : Presses universitaires de France.

De Certeau, M. (1990). L’invention du quotidien, tome I. Arts de faire. Paris : Gallimard.

Dejours, C. et Gernet, I. (2009). Évaluation du travail et reconnaissance. Nouvelle revue de psychosociologie, 2(8), 27-36.

Demailly, L. (2014). Les médiateurs pairs en santé mentale. Une professionnalisation incertaine. La Nouvelle Revue du travail, (5). Repéré à https://journals.openedition.org/nrt/1952

Dorlin, E. (2017). Se défendre. Paris : La Découverte.

Schweitzer, L. (2008). Technologie, politique et psychisme. L’espace du contrôle social dans les organisations (Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication). Université Grenoble 3.

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