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Le rétablissement dans la schizophrénie : une transformation longtemps silenciée

Marie KOENIG - Psychologue clinicienne, Maître de conférences en psychologie clinique, Laboratoire de Psychopathologie et de Neuropsychologie (LPN EA 2027), Université Paris 8, Paris

Année de publication : 2017

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°65-66 – Apprendre le rétablissement (Décembre 2017)

Peut-on « se rétablir » de la schizophrénie ?

Cette question se doit d’être en priorité abordée lorsque l’on parle de rétablissement dans la schizophrénie, tant ce trouble psychique est marqué du sceau de la chronicité, voire de l’incurabilité. Sur un plan rationnel et scientifique, il importe d’étayer la thèse d’un « rétablissement » possible de la schizophrénie sur des données probantes, récentes et internationales. Dans une perspective humaniste et subjective, le rétablissement est davantage compris comme un processus existentiel de transformation de soi, un travail psychique de longue haleine, qui ne se superpose pas à la guérison de la maladie, ni même à la rémission des symptômes ou au retour au fonctionnement antérieur à l’apparition du trouble.

Le rétablissement dans la schizophrénie peut se décliner dans l’une ou l’autre de ces perspectives (objective ou subjective) et revêt alors des significations bien différentes.

Se rétablir de la schizophrénie sur un plan objectif, médical, scientifique

De ce point de vue, le rétablissement est évalué selon des critères médicaux classiques et objectivables tels que la diminution de la symptomatologie du trouble et l’amélioration du fonctionnement de la personne1. L’observance aux traitements et la diminution du taux de rechutes constituent ici des données centrales. Selon ces critères, on estime que 40 à 60 % des personnes diagnostiquées avec une schizophrénie connaissent un rétablissement « partiel » et que 20 à 30 % peuvent être considérées comme « pleinement rétablies2 ». Autrement dit, selon les données de la recherche médicale actuelles, la majorité des personnes connaissent une évolution positive de leur trouble au fil de leur existence. En cela, le rétablissement vient bousculer un ensemble de préjugés encore largement répandus selon lesquels les « schizophrènes » évoluent vers une détérioration inéluctable.

Se rétablir de la schizophrénie sur un plan subjectif, humaniste, expérientiel

Le rétablissement expérientiel est davantage attribué à la perspective des « usagers » qui, historiquement, ont porté ce concept (recovery) dans le champ des troubles psychiques dès la fin des années 90 aux Etats-Unis, afin de mettre l’accent sur les possibilités d’un devenir favorable et d’une reprise de contrôle sur leur existence, malgré la persistance de certaines manifestations du trouble. Les études sur le rétablissement subjectif, essentiellement qualitatives, se sont multipliées ces vingt dernières années, et sont venues mettre en lumière certaines expériences ou ressources clés chez les personnes qui parviennent à se « sortir de la condition de malade psychiatrique3 », c’est-à-dire à retrouver une existence au quotidien qui ne soit pas essentiellement déterminée par le trouble et ses conséquences. Ces facteurs de rétablissement contrastent avec le registre médical et renvoient davantage à des processus psychologiques, des expériences de vie, dont tout un chacun pourrait témoigner. Citons par exemple : l’espoir, l’autodétermination, le soutien par autrui, l’acceptation de sa vulnérabilité, le contrôle des symptômes, la transformation identitaire, etc.

Au-delà des témoignages des personnes, l’intérêt porté à cette perspective du rétablissement est renforcé par plusieurs études internationales qui montrent une absence de corrélation entre le rétablissement médical, mesuré objectivement, et le rétablissement expérientiel, évalué subjectivement4. Cela signifie que les critères d’évaluation subjectifs d’un mieux-être chez les personnes atteintes de schizophrénie diffèrent des critères médicaux dont nos sociétés occidentales disposent pour attester d’une évolution favorable du trouble. Selon une étude récente5, cela est particulièrement vrai concernant les personnes dont l’état clinique n’est ni vraiment amélioré, ni détérioré : ces patients montrent par exemple un bon insight, une symptomatologie psychotique largement atténuée, mais une faible estime de soi, une stigmatisation intériorisée, et la présence d’affects dépressifs. Le rétablissement est qualifié de « paradoxal » par les auteurs dans la mesure où l’évaluation clinique des patients réalisée par des praticiens psychiatres est relativement bonne (atténuation des symptômes, bon insight), alors que l’évaluation subjective de leur état, par les patients eux-mêmes, est plutôt médiocre (mauvaise estime de soi, auto-stigmatisation…). Le paradoxe ici soulevé est que les déterminants du mieux-être pour les personnes atteintes de schizophrénie sont essentiellement non spécifiques à la psychose.

Le préfixe « re » de la seconde chance : une floraison contemporaine ?

« Les « maladies mentales », formes rigides d’une triple fatalité étiologique, pathogénique et évolutive décevaient par avance tout effort et permettaient même aux plus entreprenants thérapeutes, après qu’ils eussent renoncé, d’abriter leur inaction sous le couvert d’une décourageante et jugée inéluctable nécessité. » (Henri Ey, 1966)6

Le rétablissement débarque tout juste en France avec parfois un goût de déjà-vu. La rémission, la réinsertion, la réhabilitation, la remédiation, et même la résilience… tous ces concepts qui portent en eux le préfixe « re » ont eu le vent en poupe ces dernières années, et peuvent nous laisser penser que le rétablissement n’est qu’un nouveau terme à la mode qui vient directement s’inscrire dans la filiation de ses prédécesseurs.

Cette floraison de concepts nous oriente vers l’idée d’une seconde chance, d’une « seconde vie » pour reprendre le titre du dernier livre du philosophe François Jullien7. Frédéric Worms a, quant à lui, intitulé son dernier ouvrage Revivre8. La re-naissance est un thème bien présent dans nos sociétés contemporaines et dans notre idéal de santé, comme de sagesse. Ces concepts psychiatriques ont alors sans doute en commun une volonté de s’affranchir du déterminisme évolutif sur-représenté dans le champ des troubles psychiatriques, et en particulier dans la schizophrénie.  Notons en effet que la schizophrénie est née dans un contexte scientifique particulier, subordonné à la théorie de l’évolutionnisme. Valentin Magnan adapta ce modèle darwiniste à la psychopathologie en concevant un processus inverse d’involution : la détérioration et la dégénérescence observées chez les malades sont alors les résultantes directes de ce « contre-sens du projet normatif9 » (la démence précoce de Kraepelin en est l’exemple paradigmatique).

Tous ces concepts empreints du préfixe de la « seconde chance » ne relèvent donc pas d’une simple allitération, mais procèdent d’un parti pris contre le déterminisme, d’un positionnement clinique voire politique, tant l’idée d’une détérioration inéluctable a puissamment orienté nos concepts et nos pratiques.

Rémission, réinsertion, réhabilitation… rétablissement ?

Mais alors, en quoi le rétablissement se démarque-t-il de ces concepts psychiatriques contemporains ? Non par son pays d’origine : les États-Unis demeurent sans nul doute une terre de contrastes culturels, sociétaux et politiques propice au renouvellement conceptuel, qui traditionnellement infiltre les pratiques françaises 15 à 20 ans plus tard. Néanmoins, les acteurs du changement sont ici bien différents. Le rétablissement n’est pas né d’une culture médicale dominante, mais d’une minorité « d’usagers / survivants de la psychiatrie » venus clamer leur volonté de s’affranchir d’une logique de dépendance et de chronicité.

Le militantisme historiquement lié à la conception expérientielle du rétablissement ne doit néanmoins pas occulter le message essentiel que nous délivrent ces anciens patients : celui d’une transformation possible de soi, depuis l’expérience du trouble psychique, et en dépit de la persistance de limitations qui en résultent. La philosophie du rétablissement expérientiel nous invite dès lors à nous décaler de l’idéal normalisant sous-tendu par des concepts tels que celui de la rémission ou de la réhabilitation, et qui culmine dans la conception objective du rétablissement. La « seconde vie », nous enseignent les patients, n’est pas un décalque modeste de la guérison : elle n’oriente pas vers un retour à l’état antérieur, dénué de symptômes et de déficits ; elle est une transformation plus silencieuse. C’est par déplacements souterrains, se tramant parfois à l’insu du patient, qu’une réorientation s’amorce ; c’est à la suite d’essai-erreurs, de rechutes parfois nombreuses, d’expériences de répétitions ou de vacuité, que la « puissance de la différence » va se manifester. Le rétablissement expérientiel est résultatif, en procédant d’un dépôt et d’une accumulation d’expériences et de petites victoires.

Sortir du silence : quelle reconnaissance ?

S’il est un processus de transformation souvent silencieux, le rétablissement expérientiel requiert justement une reconnaissance de soi, par soi et par autrui, afin d’attester de ses conditions de possibilités. Sortir du silence, c’est d’une part favoriser la mise en récit des expériences « délirantes », en considérant que la reconstruction de la personne s’appuie sur la mise en sens de ces vécus effractants. Pourtant, j’ai rencontré une multitude de personnes atteintes de schizophrénie qui me témoignaient pouvoir parler enfin pour la première fois des voix et des croyances qui les hantent, après plusieurs années, voire plusieurs décennies, d’un parcours psychiatrique. Éviter un tel dialogue au prétexte de la protection de la personne revient à considérer que le sujet atteint de schizophrénie a perdu toute capacité d’élaboration et de remaniements psychiques. Reconnaitre les ressources des personnes, c’est ainsi bousculer nos habitus et croyances professionnelles stigmatisantes, que nos patients auront si souvent intériorisés comme faisant partie d’eux-mêmes, comme l’évoque Patricia Deegan. Le rétablissement nous oriente ainsi vers la reconnaissance du vécu subjectif et des valeurs des personnes, afin qu’ils soient replacés au centre de nos préoccupations thérapeutiques, scientifiques et éthiques. Le rétablissement expérientiel apparaît comme un cheminement au fil duquel le sujet modifie son rapport au trouble, à son histoire, aux autres et à son existence. Cette métamorphose est bien le fruit d’une démarche personnelle, mais elle requiert ainsi une reconnaissance collective (sociétale) de l’altérité. La schizophrénie n’est pas une déficience : elle est une manière d’être-au-monde qui porte en elle un potentiel de transformation de soi. La schizophrénie, dès lors, est pensée comme un événement dynamique qui participe à l’histoire personnelle du sujet. L’expérience du rétablissement appelle à la reconnaissance de l’altérité, à accueillir l’autre, jusqu’à faire une place en soi à sa propre vulnérabilité.

Notes de bas de page

1 Liberman, P.R., Kopelowicz, A., Ventura, J. et Gutkind, D. (2002). Operational criteria and factors related to recovery in schizophrenia. International Review of Psychiatry, 14(4), 256-272.

2 Hopper, K., Harrison, G., Janca, A., Sartorius, N. (2007). Recovery from schizophrenia. A report from the WHO collaborative project, The International Study on Schizophrenia. Oxford : Oxford University Press.

3 Davidson, L. (2003). Living Outside Mental Illness. Qualitative studies of recovery in schizophrenia. New York: New York University Press.

4 Roe, D., Mashiach-Eizenberg, M. et Lysaker, P.H. (2011). The relation between objective and subjective domains of recovery among persons with schizophrenia-related disorders. Schizophrenia Research, 131(1-3),133-138.

5 Rossi, A., Amore, M., Galderisi, S., Rocca, P., Bertolino, A., Aguglia, E. et al. (2017). The complex relationship between self-reported ‘personal recovery’ and clinical recovery in schizophrenia, Schizophenia Research, http://dx.doi.org/10.1016/j.schres.2017.04.040

6 Ey, H. (1966). La folie de Don Quichotte. Dans E. Mahieu, Une lecture de Minkowski. Cercle d’études psychiatriques de Henri Ey. Séminaire du 20 avril 2000. Disponible sur : http://eduardo.mahieu.free.fr/Cercle%20Ey/Seminaire/MINKOWSKI.htm

7 Jullien, F. (2017). Une seconde vie. Paris : Grasset.

8 Worms, F. (2012). Revivre. Eprouver nos blessures et nos ressources. Paris : Flammarion.

9 Magnan, 1895. Dans Haupert, J., De Smet, Y. et Spautz, J.-M. (2004). La théorie de la dégénérescence de Bénédict-August Morel (1809-1873) : Inspirateurs et thuriféraires. L’Information Psychiatrique, 80(1), 43-49.

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