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L’informel, un espace de rétablissement

L’équipe « Un chez soi d’abord, Marseille »

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SANTE MENTALE, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°49-50 – Reconnaître l’invisible, gouverner l’imprévisible (Octobre 2013)

« Le formel et l’informel (…) sont indissociables (tout comme le sont l’ordre et le désordre, le fonctionnement et le dysfonctionnement) ; ils constituent un « couple notionnel » où l’un ne se conjugue pas sans l’autre1 »

« Un chez-soi d’abord », programme de recherche-action, propose de comparer deux cohortes de patients souffrant de troubles psychiatriques et ayant vécu l’errance. Le groupe témoin poursuit sa trajectoire d’accompagnement sur le territoire tandis que le groupe hébergé est accompagné en appartement individuel avec contrat de bail sans conditions préalables de prise de traitement ou d’abstinence. À Marseille, 90 personnes sont accompagnées à ce jour par une équipe pluridisciplinaire2 sur une modalité de suivi intensif.

L’exercice de nos fonctions au sein de l’équipe « Un chez-soi d’abord » se matérialise, à travers le concept de rétablissement, par une mise en tension permanente entre des pratiques formelles et informelles. Nous ne saurions nous revendiquer en dehors de toute forme puisque c’est bien le protocole de recherche qui entoure et légitime nos pratiques. En revanche, cette nécessité d’expérimentation médicale, en tant qu’elle pose un cadre d’intervention, vient créer un espace de savoirs et de savoir faire. Nous aimons à le nommer « espace d’autorisations » tant il donne des indications sur la direction de notre regard et de nos pratiques, et refuse l’enfermement dans un système clos et par trop normé. D’ailleurs, Gilbert Renaud nous invite à penser l’informel comme « la ruse qui empêche l’enfermement3 ».

Belsunce Breakdown pour libérer l’informel

Les temps d’élaboration collectifs organisés par la recherche ainsi que les séances de supervision nous ont amenés sur le terrain de l’informel par de multiples effets de résonances entre la ville de Marseille, les personnes que l’on accompagne et les parcours des professionnels qui constituent cette équipe. Nos locaux sont situés dans le centre-ville de Marseille qui propose l’ensemble des services informels d’une ville portuaire, vente de médicaments détournés, de cigarettes de contrebande, de drogue, d’amour tarifé… Nombre de nos clients sont des usagers de cette économie qui n’a d’informelle que le fait d’échapper au contrôle de l’État. Porter de l’intérêt à l’informel dans le domaine de l’économie, c’est questionner la société de contrôle. De la même manière, le champ de l’informel dans les pratiques soignantes appartient à une certaine critique des institutions. Il aura fallu Erving Goffman pour repérer les mécanismes des institutions totalitaires et décrire les modalités interstitielles de résistance de ses usagers, soignés ou soignants. La ritualisation morbide de l’asile soutient une lutte de classe figée. L’institution asilaire prescrit les rôles tant des soignants que des soignés jusqu’aux modèles d’inconduites de résistance interstitielle à ce cloisonnement. Ces derniers s’expriment à travers les échanges qui échappent à l’écrit : échanges de biens, de sexualité et de langage, et sont tolérés tant qu’ils ne menacent pas le cadre institutionnel.

Par l’accès à un véritable chez soi, l’usager et le professionnel échappent à cette ritualisation. C’est une libération de l’informel, de sa potentialité d’action (et de nuisance) hors de l’asile. Il nous appartient de l’articuler au mieux avec la cité dans un projet d’autonomisation de l’usager hors des lieux de contrôle coercitif.

Des frontières (in-)formelles

Ainsi, nous revendiquons une part importante d’informel dans l’exercice de nos fonctions, en tant qu’il est ce qui vient nourrir la forme, le formel, la formalisation ; l’informel pourrait être aussi nommé « l’informe » comme ce qui n’a pas de forme a priori. Entendons par là, pas la forme attendue par les pratiques habituelles, puisque là où le travail social parle de difficultés, nous aimons à parler de compétences, là où la psychiatrie parle de symptômes, nous aimons à évoquer les stratégies de survie des personnes ayant une expérience du système de santé mentale. Là où le médicosocial parle de pluridisciplinarité, nous aimons à revendiquer la transdisciplinarité, comme un dépassement – voire une transcendance – des frontières professionnelles.

L’omelette transdisciplinaire

« André présente actuellement des troubles du comportement à type d’hétéro agressivité sous tendus par des éléments délirants dans un contexte de rupture thérapeutique avec déni total des troubles. La conduite à suivre est donc une hospitalisation sans consentement avec réintroduction d’une chimiothérapie ».

Voici ce que dirait de la situation André la « bonne pratique » transmise dans les manuels. Ici, on tente d’autres réponses : l’hôtel meublé comme refuge, où le gardien de nuit essaie d’apaiser les âmes en peine avec des omelettes, le réseau d’André qui nous offre des réponses inadaptées mais qui a le mérite de ne pas nous laisser seuls, des moments insolites comme la recherche rocambolesque d’un kebab à 10 h du matin… Notre mission : rester au plus près des demandes (farfelues ?) d’André tout en respectant nos limites, nous risquant ainsi à utiliser la crise plutôt qu’à la fuir.

Cela est rendu possible grâce à une série d’outils formalisés qui nous permet de prendre des risques, de faire un pas de côté, de vivre l’informel dans l’espoir, peut-être utopique, de rétablir nos pratiques.

La multiréférence4, couplée à la transdisciplinarité, permet un échange collectif étayé par les différentes formations et sensibilités présentes dans l’équipe sur la façon de voir, d’appréhender et penser les situations. La période de crise que nous avons vécue avec André a duré plusieurs semaines. « Tenir » une si longue période sans céder à une réponse dictée par les risques médico-légaux a été rendu possible par la capacité qu’a la multiréférence à diluer et partager les responsabilités et à permettre à la personne accompagnée de ne pas s’aliéner dans une relation unique avec un professionnel.

Le travail en binôme, outil à la fois formel par son existence et informel par l’interchangeabilité des professionnels, nous permet de nous rapprocher au plus près de la demande des usagers et triangule la relation. Un espace de possibles se crée, permettant à la personne et au professionnel d’inventer ou de se mettre en recul lors de situations complexes, et d’agir l’informel dans un cadre secure, matérialisé par l’existence du binôme. Pendant qu’un membre du binôme partageait des frites froides et le kebab avec André, le second avait toute la latitude pour observer, intervenir s’il le fallait et réfléchir aux alternatives d’action.

L’informel, dans l’équipe du « Un chez-soi d’abord », se caractérise par un certain nombre d’outils formels, construits dans une dynamique praxéologique, mais constitue en premier lieu une posture que nous adoptons tous en acceptant de redéfinir les frontières qui – nous le pensons – peuvent nommer et enfermer les individus dans des identités prédéfinies. Comme nous franchissons les frontières professionnelles – le psychiatre qui passe le balai et l’éduc qui donne un médicament ne sont-ils pas aux limites des frontières formalisées ? Nous imaginons pouvoir rencontrer l’autre en franchissant les frontières entre ceux que nous appelons les usagers et les professionnels.

Notes de bas de page

1 Renaud Gilbert, Le formel et l’informel : une tension créatrice continuelle, in : Théologiques, vol. 3, n°1, 1995, p. 129-152

2 L’équipe du Un chez soi d’abord Marseille s’est étoffée au grès des inclusions des nouveaux patients sur le programme. Nous sommes aujourd’hui 14 personnes plus les stagiaires des différentes disciplines : 1 équivalent temps plein (ETP) chef de service, 1 ETP psychiatre, 0.5 ETP médecin généraliste, 1 ETP médiateur de santé pair, 2 ETP infirmier, 3.8 ETP éducateurs spécialisés, 1 ETP éducateur technique, 0.8 ETP secrétaire

3 Ibidem

4 Que cela soit dans le domaine social comme dans celui du médical la pratique classique veut que nous soyons référent d’usager, de patient, de client. Notre programme fût l’occasion d’expérimenter ce que nous appelons la multiréférence. Cet outil consiste à ce que chaque professionnel de l’équipe participe et soit responsable de l’ensemble des accompagnements des personnes bénéficiaires du programme.

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