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Les dimensions obscures de l’activité, obstacles ou ressources ?

Philippe DAVEZIES - Enseignant chercheur en médecine du travail

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES

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La question du statut à accorder aux dimensions informelles de l’activité dans le travail est de plus en plus perçue comme un enjeu. Cette préoccupation est suscitée par les dégâts liés à la façon dont les organisations actuelles traitent l’investissement subjectif au travail. Elle devrait conduire à développer des dispositifs qui permettent de faire de l’informel une ressource pour le développement individuel et collectif.

Une sollicitation accrue de la subjectivité au travail…

C’est un fait connu depuis longtemps : même sur les postes de travail à la chaîne, les salariés doivent faire bien autre chose que ce qui leur est prescrit par la hiérarchie. En effet, le travail impose toujours d’affronter une variabilité des situations dont l’ampleur dépasse les capacités d’anticipation de celui qui prescrit le travail. Avec les évolutions des organisations du travail, cet espace d’indétermination s’est largement accru. L’arrivée à saturation des marchés de premier équipement, dans les pays industrialisés, a entraîné un déplacement des ressorts de la performance, depuis les économies d’échelle que permettait la production de masse d’objets standardisés, vers la capacité à s’adapter au plus près aux variations quantitatives et qualitatives de la demande. Les conséquences en termes de travail ont été impressionnantes.

Au début des années 80, moins d’un tiers des salariés français voyaient leur rythme de travail déterminé par la nécessité de répondre à une demande extérieure (clients, patients, usagers). En 2010, cette proportion était passée à 67 % pour l’ensemble des travailleurs de l’Union européenne. Le monde du travail, y compris dans les secteurs les plus industriels, a évolué vers les modalités d’organisation des services. Or, dans une position de service, le travail est négocié et co-construit avec le destinataire. La part de travail déterminée par la hiérarchie a donc reculé.

De façon beaucoup plus générale qu’auparavant, le travail sollicite l’intelligence, la sensibilité et les valeurs de celui qui l’assure. Cette évolution est néanmoins contradictoire car si l’engagement de la subjectivité est requis, il est en même temps attaqué au nom d’une accentuation de la pression des logiques financières.

… dans un cadre beaucoup plus contraint…

Le rapport de la hiérarchie au travail s’est, lui aussi, profondément modifié. L’encadrement s’est désengagé vis-à-vis des modalités concrètes d’exécution du travail. Les salariés ont constaté avec étonnement qu’ils étaient de plus en plus souvent dirigés par des chefs qui ne connaissaient pas leur travail. Dans le même temps, la montée en puissance des logiques financières s’est traduite par une focalisation de la hiérarchie sur les coûts à partir d’une vision du travail réduite à des indicateurs statistiques et comptables.

Ces évolutions contradictoires ont exacerbé la tension entre les normes de l’activité et les normes de la gestion. Le développement de l’activité conduit en effet à rechercher des modes de réponse de plus en plus adaptés aux particularités des situations rencontrées, alors que les normes de gestion valorisent l’accélération et la standardisation des réponses.

Cependant, ce n’est pas tant l’existence d’une tension entre normes de l’activité et normes de la gestion qui pose problème – elle est inévitable – que la façon dont elle est traitée. Et c’est bien là que se situe la difficulté : les salariés l’affrontent dans l’isolement.

…et dans l’isolement

L’intensification du travail est un puissant facteur d’individualisation. Dans l’urgence, chacun doit faire le tri, dans la masse de tout ce qu’il faudrait faire pour travailler correctement, entre ce qu’il va pouvoir prendre en charge et ce qu’il lui faudra laisser de côté. Or, Les dispositifs sociaux qui permettraient d’arbitrer collectivement les façons de trier ne se sont pas développés. Au contraire, les espaces de discussion se sont réduits sous l’effet de la pression temporelle, de la multiplication des statuts, de l’individualisation des horaires… Chacun se débrouille donc comme il peut, en fonction de sa sensibilité, de ses compétences, de son histoire personnelle et professionnelle.

Cette individualisation du rapport du travail ne peut pas être renvoyée purement et simplement à un individualisme qui serait dans l’air du temps. Elle est le produit d’une organisation qui confronte les salariés à des arbitrages délicats que chacun doit affronter seul. Cette évolution fragilise les individus comme l’organisation. Une part très importante de l’expérience n’est plus socialisée. La multiplicité non discutée des critères de tri se traduit par un développement des conflits interpersonnels. Les phénomènes de harcèlement apparaissent. Ils sont le symptôme d’une fragilisation du tissu social lié à la dissolution des repères communs qui caractériseraient un travail bien fait.

Dans ces conditions retrouver des capacités de discussion sur le travail est un enjeu pour la santé des salariés, pour la qualité de la production, pour la vitalité et la créativité de l’organisation. C’est aussi un enjeu social et politique. En effet, au cœur de leur activité, les salariés affrontent, de la façon la plus concrète, les questions politiques centrales de nos sociétés : celles qui concernent la tension entre les normes sociales et les normes du marché.

Cependant discuter de ce que chacun met de lui-même dans le travail n’a rien d’évident : l’activité est obscure aux yeux mêmes de celui qui la déploie1.

L’obscurité de l’activité

Les sollicitations qu’il perçoit mobilisent, chez le travailleur, des dispositions à l’action, incorporées au fil de ses expériences antérieures, sans que cela nécessite une réflexion consciente. S’il fallait attendre la production d’un raisonnement formalisé, l’action serait beaucoup trop lente, rien ne fonctionnerait.

Ensuite, les différents aspects de l’activité qu’il déploie ne s’imposent pas à sa conscience de la même façon. C’est la résistance du réel, l’échec, qui mobilise l’attention. En revanche tout ce qui témoigne d’un rapport harmonieux à la situation reste dans la pénombre. Les êtres humains sont beaucoup plus conscients de ce qu’ils ratent que de tout ce qu’ils font pour que les choses ne s’enrayent pas.

Cette obscurité particulière des dimensions positives de l’activité est au cœur de la problématique de l’ergonomie de l’activité. Dans ce registre, la forme classique du diagnostic en intervention est du type : « contrairement à l’idée qui circule dans l’entreprise, le travail de cet opérateur ne consiste pas simplement à faire A, B, C, …, mais à s’occuper de W, X, Y, …, sans quoi la production serait nettement perturbée ».

Mais, dans cette affaire, le plus saisissant n’est pas que la direction ignore ce qu’est réellement le travail du salarié ; c’est le fait que, face à ce diagnostic, le salarié reconnaît son activité et en même temps la découvre. Systématiquement, sa réaction est du type : « Je ne me rendais pas compte que je faisais tout ça ».

Il y a donc un déséquilibre : les défaillances s’imposent à la pensée alors que les dimensions positives de son activité restent obscures aux yeux du travailleur. Cela le met dans une situation difficile pour parler de son travail. Dans les situations où chacun est amené à se débrouiller de son côté, se développent des normes de sociabilité et une étiquette qui interdisent de critiquer le travail d’autrui. Dans ces conditions, les difficultés rencontrées ne sont pas beaucoup plus mises en discussion que les dimensions affirmatives de l’activité.

Les discours communs se construisent essentiellement autour de ce qui constitue à l’évidence un sort partagé : les attaques que subit le groupe dans son statut, ses effectifs, ses moyens. Le débat social au sein de l’entreprise se déploie alors à très grande distance des questions vives de l’activité.

Reconquérir les capacités à parler du travail.

Discuter du travail ne nécessite pas seulement des espaces et des temps dédiés. En effet, spontanément, les travailleurs ont tendance à mettre en avant des discours généraux qui suscitent entre eux des oppositions de nature idéologique. Dans cette direction, la discussion peut être menée à l’infini. La présence d’un animateur formé est souvent nécessaire pour recentrer le débat sur l’analyse de séquences réelles d’activité. En effet, c’est lorsque le salarié est confronté à l’activité d’autrui qu’il peut prendre conscience des particularités de sa propre activité. Il apparaît alors que chacun atteint grosso modo les objectifs prescrits, mais qu’il ne prend pas exactement le même chemin. Les expériences et les sensibilités différentes conduisent chacun à prêter attention à des particularités différentes de la situation et à développer des savoir-faire spécifiques. Porter la discussion à ce niveau, permet de faire émerger non seulement les difficultés mais aussi les dimensions affirmatives de l’activité. Face à l’évocation de situations réelles examinées sérieusement, les espaces de divergences se réduisent beaucoup ; les salariés qui s’opposaient au plan idéologique se retrouvent en position d’apprendre les uns des autres. La circulation de l’expérience recrée du tissu social et ouvre de nouvelles possibilités d’action.

Ce processus de circulation de l’expérience peut se développer de façon spontanée lorsque le travail est réalisé en commun, sous le regard des uns et des autres. Mais cette situation s’est raréfiée. Aujourd’hui, le plus souvent, chacun développe son activité de son côté. Il est alors nécessaire de mettre en place des processus volontaristes de confrontation des activités. C’est la condition pour que les différences d’expérience et de sensibilité, qui apparaissent comme des facteurs d’isolement et de conflit, se transforment en ressources pour le développement individuel et collectif.

Notes de bas de page

1 Davezies Ph. Enjeux, difficultés et modalités de l’expression sur le travail : point de vue de la clinique médicale du travail. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 14-2, 2012. http://pistes.revues.org/2566

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