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Mères en exil : soins et travail en réseau

Claire MESTRE - Psychiatre et anthropologue, Présidente de l’association Mana, CHU de Bordeaux
Estelle GIOAN - Psychologue clinicienne, association Mana
Bérénise QUATTONI - Psychologue clinicienne, association Mana

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, Demandeurs d'asile, Psychiatrie, Psychologie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°37 – De l’exil à la précarité contemporaine, difficile parentalité (Décembre 2009)

La pratique des soins transculturels nous amène à être attentives aux multiples difficultés qu’accumulent nos patients ; les femmes demandeuses d’asile, victimes de traumatismes graves sont tout particulièrement vulnérables tant du point de vue social que psychique. Et quand elles accueillent un enfant, les vulnérabilités se potentialisent les unes aux autres, jusqu’à mettre en péril leur santé psychique et par ricochet celle de leur bébé. Nous proposons de réfléchir, à partir de notre expérience clinique transculturelle, sur l’accueil, le soin psychothérapeutique et l’accompagnement des mères, qui arrivent le plus souvent seules et qui ont subi des traumatismes psychiques graves avant ou pendant la grossesse.

Progressivement nous avons mis en place un dispositif de soin, mais aussi un réseau nous permettant de travailler dès la maternité à repérer les femmes en souffrance, en collaboration avec les foyers, les travailleurs sociaux et les professionnels qui s’en occupent. Car le travail s’étire dans plusieurs directions : vers la mère, mais aussi dans ses relations avec son bébé et avec les différentes institutions qu’elle va rencontrer. Ainsi, parmi tous les facteurs de détresse, nous connaissons parfaitement ceux qui sont générés par la violence institutionnelle et la négligence des relations entre les professionnels. De plus, la symptomatologie de la souffrance psychique emprunte des expressions variées qui le plus souvent ne rentrent dans aucune grille nosographique, cependant qu’elle est le signe d’un danger et parfois d’une urgence.

Vulnérabilité des femmes demandeuses d’asile

Deux types de vulnérabilité se confrontent pour les femmes que nous rencontrons : celle liée à l’accueil d’un enfant en migration et celle liée au fait d’être une femme en attente de statut définitif, demandeuse d’asile ou « sans papier ». Les femmes migrantes cumulent plusieurs obstacles, dont certains sont communs avec les autres femmes (les facteurs socioéconomiques) et d’autres sont plus spécifiques. La vie en situation migratoire est grevée de grandes difficultés, du fait de nouvelles contraintes liées au manque de personnes et de ressources culturelles, et de difficultés de relations aux institutions.
De plus en plus de professionnels et de militants attirent l’attention sur la particulière vulnérabilité « genrée » des femmes demandeuses d’asile (Freedman & al. 2007). Nous ne pouvons négliger cet aspect, et il faudra soupeser de façon constante dans nos évaluations et interventions le poids invisible de cette injustice structurelle. Les femmes que nous rencontrons ont fui des guerres, des conflits interethniques, des génocides, des groupes extrémistes, mais aussi des pratiques rituelles, ou tout simplement la misère ; le plus souvent elles ont accumulé un ensemble de violences : violence conjugale, faits de guerre, prostitution, mais aussi éloignement de leur famille, disparition de leurs enfants. Une grossesse peut aussi être une bonne raison de mettre en œuvre un acte d’espoir : fuir. Le trajet migratoire est semé d’embûches jusque sur le sol français : les femmes sont plus exposées à la violence et l’exploitation sexuelle. Enfin en France, elles n’arrivent pas à faire valoir leurs persécutions, et tout simplement le fait qu’être femme aggrave toutes les autres circonstances.
En France, les conditions d’accueil de plus en plus restrictives ont un retentissement immédiat sur les étrangers qui arrivent ; ils cumulent des facteurs potentiellement désorganisateurs : les effets de l’exil forcé, mais aussi la menace de l’issue aléatoire de leur demande de protection. Pour certains, ils n’ont pas de logement. Quand le déboutement (après le refus de demande d’asile) est prononcé, les foyers d’accueil ne peuvent les garder. L’annonce du déboutement constitue en soi une re-traumatisation et le devenir incertain plonge les personnes dans une existence de dénuement profond.
Les circonstances de la découverte d’une grossesse sont diverses : certaines femmes arrivent en France enceintes et d’autres vont concevoir durant leur séjour en France. Certaines grossesses sont le fruit vénéneux de viols, collectifs parfois, d’autres découvrent une sérologie HIV positive de façon simultanée. Ainsi l’impact des traumatismes a lieu avant la grossesse ou pendant. Dans tous les cas, la grossesse sera évidemment très perturbée.

Contexte et cadre des consultations transculturelles

Fortes d’une longue expérience dans le soin transculturel nous avons affiné notre approche des femmes étrangères accueillant un enfant par deux dispositifs : une consultation à la maternité de Pellegrin à Bordeaux, et une consultation « mère-enfant »1 dans notre lieu de soin au CHU de St-André. Le cadre intègre leur langue maternelle, des éléments culturels et migratoires. L’outil ethnopsychanalytique utilisé dans la consultation suppose, selon Devereux (1972), l’utilisation non simultanée d’au moins deux références : la psychanalyse et l’anthropologie. L’enjeu psychothérapeutique sera alors d’articuler ces deux niveaux de compréhension. L’équipe, composée de psychologues et d’anthropologues, est formée aux questions cliniques du psychotraumatisme. Nos ressources en langues étrangères nous permettent d’approfondir un travail impossible ailleurs. Nous sommes familiarisés avec le matériel culturel des manifestations psychopathologiques et nous faisons également un gros effort de compréhension des conflits géopolitiques : guerres (en Afrique notamment), guerres civiles (Sri Lanka) conflits interethniques (Caucase), génocide (Rwanda), etc. Nous apportons une attention minutieuse au cadre de nos interventions car l’expérience du psychotraumatisme auprès des populations demandeuses d’asile nous a persuadées de l’importance du contexte de recueil de leurs paroles et de leur souffrance ; ainsi les soignants (et nous-mêmes) en perpétuant à leur insu des mauvaises conditions d’accueil ou pire la suspicion, passent à côté de leur prétention de soin ; de plus la clinique du psychotraumatisme en exil s’habille plus de silence et de méfiance que de troubles bruyants, nous contraignant à une vigilance accrue de nos contre-attitudes.

A la maternité, le personnel soignant fait appel à l’équipe2 qui peut intervenir une demi-journée par semaine pour des raisons diverses alliant le plus souvent souffrance psychique dans un contexte flou de difficultés administratives. C’est une proposition « originale » puisque l’équipe se déplace au chevet des femmes pendant leur hospitalisation ou bien en consultation dans les locaux de la maternité. Cette intervention « colorée » est bien repérée par les professionnels de la maternité ; elle porte les couleurs de l’association de proposer un soin spécifique pour ces femmes qui viennent d’ailleurs : traduction, sensibilisation à la clinique transculturelle et éclairage anthropologique. Nous proposons une double lecture : pour les femmes consultées et pour le personnel que nous allons rencontrer.

La consultation grâce à un accueil attentif permet aux femmes d’exprimer leurs angoisses comme le manque du pays d’origine, mais aussi les éléments qui nous conduisent vers la piste traumatique. L’espace de transition co-construit, entre leur culture et celle du pays d’accueil, grâce à l’utilisation de leur langue et à l’intérêt de leurs représentations, leur permet de se penser dans cet entre-deux. Cette rencontre est importante, elle permet d’ouvrir la potentialité d’autres rencontres et s’appuie sur le pari de modifier les représentations individuelles et l’organisation institutionnelle vers un possible espace de métissage et d’échanges. Cependant, différents aspects rendent ce pari difficile : état psychique inquiétant, violences endurées, défaut d’hébergement, complications de la grossesse, isolement, interruption de grossesse, perte d’un bébé… C’est pourquoi un véritable travail est fait avec le service social de la maternité afin que l’urgence sociale n’empiète pas sur les possibilités de penser. Il s’agit tout à la fois d’offrir sans condition la possibilité de déposer ses difficultés et de proposer un relais. La continuité avec les référents, si elle est bien repérée par les patientes, favorise « le potentiel mobilisateur d’une articulation interprofessionnelle » (Molénat 2001 : 114).
La consultation transculturelle de St André accueille des femmes pour lesquelles une psychothérapie s’avère indispensable.

Complexité de la clinique de la l’exil : la solitude et le traumatisme

Deux éléments ont besoin d’être pris particulièrement en compte : l’isolement et le traumatisme. L’isolement lié à la migration renforce la difficulté d’accueillir un enfant seule. Nos recherches nous ont appris que l’isolement empêche d’utiliser ses propres compétences, alors même qu’elles sont ancrées profondément dans ce que l’on pourrait appeler la « mémoire corporelle ».
D’un point de vue psychologique, la nouvelle mère, à la naissance de son enfant se trouve dans un état mental inédit de remémoration de ses premières expériences de maternage, où vivent les deux faces de l’interaction qu’elle a connues avec sa mère : d’un côté elle « revit » son expérience en tant que bébé, et de l’autre, elle « revit » empathiquement celle de sa mère. Or, notre expérience clinique et anthropologique nous montre que certaines femmes voient leurs capacités de maternage réduites du fait qu’elles aient à l’exercer dans la solitude, loin de la réassurance des figures familières, que remplacent imparfaitement les professionnels de la santé, dans une grande vulnérabilité psychologique, et un environnement social et culturel précaires. La solitude peut rendre aussi le face à face mère-enfant insupportable et menaçant.
Ensuite, quand une mère gravement traumatisée accueille un enfant, d’autres questions inquiétantes se posent.
La grossesse est en elle-même une période de vulnérabilité, où un fonctionnement psychique particulier se déroule : la transparence psychique (Bydlowski 1997)3. Ici, la question centrale est de savoir si un traumatisme grave subi par des femmes avant ou pendant la grossesse va influencer son évolution dans ses relations à l’enfant.

De façon générale, les mères ayant vécu un traumatisme ont une grossesse modifiée et ont le sentiment d’être incapables de devenir mères ou d’en être dignes : impuissance et culpabilité sont le plus souvent retrouvées (Broder 2004). Les angoisses seraient massives, la crainte pour l’enfant exacerbée et le devenir mère inquiétant. Pour autant Fonagy & al. (1991) affirment que les représentations de l’enfant sont modulables et ne préjugent pas de l’évolution des relations entre parents et enfant, alors que les représentations de la mère à propos de ses propres liens infantiles sont plus prédictives. Ce que nous pouvons affirmer grâce à notre clinique est que les liens infantiles précoces prennent une valeur inestimable sous l’impact du traumatisme : le vécu précoce avec leur mère entre en résonance avec l’état traumatique ; pour certaines femmes il sera une ressource précieuse, pour d’autres les carences redoubleront les difficultés (voir situation clinique). La psychothérapie est alors décisive.

Après l’accouchement, l’existence d’un syndrome traumatique majore les difficultés de l’accueil du bébé. Le syndrome de répétition (cauchemars, possibles reviviscences), l’effroi ont des conséquences manifestes et durables sur les attitudes que la femme aura avec elle-même et les autres. Elles seront profondément modifiées : comment par exemple supporter les cris d’en enfant, comment aménager ses propres troubles du sommeil et les exigences de soins d’un nourrisson ? La détresse peut alors prendre un aspect menaçant et circulaire : l’enfant crie de ne pas être bien « porté », ce qui aggrave la détresse de la mère. L’irritabilité propre au syndrome traumatique est également une menace directe pour le bébé. Il est toujours important d’évaluer les risques de gestes violents. Le syndrome traumatique n’est pas la seule symptomatologie possible. Le syndrome mélancolique est une urgence qu’il faut immédiatement repérer. Il est aisé de se représenter combien les interactions précoces qui se nouent à travers l’accordage affectif et l’attachement peuvent être gravement désorganisées.

Un autre élément important à creuser est la représentation de l’enfant, qui déborde la seule conscience. Nous en donnons quelques exemples issus de notre clinique non exhaustive : l’enfant peut être vécu comme menaçant et hostile, car son exigence, ses cris raniment l’effroi, et se heurtent à l’irritabilité maternelle. L’enfant peut être pris dans un syndrome mélancolique et subit alors les projections d’un objet interne perdu incorporé : il est perçu comme mortifié, et cela empêche la mère de prendre soin de lui. L’élaboration du deuil comme issue du traumatisme devient ici décisive. L’enfant conçu d’un viol concentre toute l’ambivalence de la mère : il est le souvenir vivant et cuisant de l’ennemi, le signe de la blessure cruellement infligée, la marque infamante transgénérationnelle en cas de viols de guerre ou exécutés dans un contexte de génocide. La grossesse entachée d’un viol alors que l’enfant avait été conçu « normalement » peut également amener à ce type de représentations4. Mais cet enfant ne rencontre pas que ces représentations très péjoratives, car il incarne aussi parfois l’enfant qui donne la force de vivre. La psychothérapie peut agir sur ce lien ambivalent. L’enfant peut aussi être porteur d’un espoir fou, celui qui permet un nouveau départ, celui qui concrétise le désir de vivre au-delà de la souffrance et de l’avenir incertain.

Ainsi, l’investigation clinique portera sur une multitude d’éléments : la symptomatologie maternelle, les manifestations psychiques de détresse, les représentations de l’enfant, mais aussi la symptomatologie du bébé et toutes les interactions observables lors de la consultation, le témoignage des personnes proches.

Les éléments de la psychothérapie transculturelle

Nous allons évoquer quelques hypothèses qui nous aident dans le travail clinique avec les mères traumatisées et leur bébé. Il s’agit tout à la fois de prendre soin de la mère et du bébé, du fonctionnement psychique de la mère et des interactions avec son bébé, de penser la possibilité d’une transmission et de conjuguer les ressources psychiques et culturelles grâce à l’outil ethnopsychanalytique.
Le cadre de la consultation transculturelle pour les mères et leur bébé est groupal. Outre le confort qu’il offre pour manier représentations culturelles et représentations psychiques, il permet également un véritable étayage pour la mère. Il favorise l’« être mère » en interaction avec d’autres femmes car il métaphorise un groupe de « commères » (dans les sens « être mère avec »). Par ailleurs le groupe aide à la pensée. En effet, un des aspects principal d’un psychisme traumatisé est la difficulté à la narration et à l’association. Le bébé n’a pas seulement à faire avec une femme endeuillée et déprimée mais nous supposons qu’il est dans les bras d’une femme dont les capacités de « détoxication » (Bion, 1962) sont abrasées et empêchées. Le groupe thérapeutique tente alors de rétablir les capacités de rêverie de la mère, par une attention accrue à ses préoccupations, ses tentatives de mise en récit, et de l’émergence des rêves. Le partage des pensées mais aussi des perceptions a pour but de désenclaver la mère de sa souffrance. Elle n’est alors plus seule dans sa douleur, elle n’est plus seule face à son enfant.

Nous sommes également très attentives aux interactions entre la mère et son bébé. Winnicott a beaucoup insisté sur la façon dont la mère tient son enfant, et si le soutien « vivant et continu propre au maternage » (1969 : 199) fait défaut, ceci fait le lit de l’angoisse associée à l’insécurité. L’imprévisibilité de la mère, le défaut d’une adaptation active aux besoins de l’enfant, l’expose à un « empiètement » : l’enfant se voit contraint de réagir à un environnement qui ne s’avère pas « suffisamment bon », au lieu de poursuivre son développement. Comment s’occupe-t-on d’un enfant chez elle ? Comment le nomme-t-on ? sont les préoccupations pour lesquelles nous encourageons la mère à s’appuyer sur ses ressources culturelles propres.
Au-delà des difficultés maternelles, conséquentes de son indisponibilité, de sa dépression et de son angoisse, il reste à creuser la question traumatique. En effet, les questions cliniques qui sous-tendent notre travail sont également : quelle transmission est possible de la mère à l’enfant ? Quelle prévention en découle ?
A la question du comment l’inconscient maternel peut influencer l’enfant, différentes théories nous permettent d’en avoir une figuration : celles de Stern (1989 ; 1997) et Cramer & al. (1993). Ils mettent en relation la problématique intra psychique maternelle et la sémiologie des interactions avec son enfant : à travers les petits gestes des premiers soins, des parts de l’inconscient maternel sont transmises au bébé. La théorie de l’attachement permet d’aborder le passage de la mère à l’enfant en ce qui concerne le traumatisme : les parents traumatisés montrent des expressions émotionnelles effrayées en présence d’un enfant incapable d’associer de manière causale la perte ou trauma et l’effroi des parents (Bar-On 1998 ; Fonagy 1999). L’analyse du contre transfert des thérapeutes, permettrait, selon Lachal (2006), d’envisager ce qui se passe entre la mère et le bébé. Cette hypothèse, nous l’avons approfondie par l’étude du scénario émergent comme élément « protecteur » (Quattoni & al. 2008).

Quand le travail sur les ressources psychiques propres est possible, la relation maternelle précoce révèle toute sa préciosité. La situation clinique suivante va explorer comment les relations mère-enfant précoces maternelles vont ressurgir avec une acuité toute particulière dans un contexte traumatique.

Bijou, le bébé qui pleurait les larmes de sa mère

Espérance et son enfant Bijou5 sont adressés à la consultation transculturelle par un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) en urgence, à causes de l’inquiétude grandissante de la travailleuse sociale qui l’accompagne : rien ne console ce bébé et la jeune mère n’arrive pas à communiquer son désarroi car elle ne parle pas français.
Notre première consultation se fera avec la professionnelle qui nous aidera à reconstruire une histoire frappante par l’accumulation de traumatismes sur une période très courte. Espérance est alors âgée de 25 ans et sa petite fille de 4 mois. Elle est originaire du Nigeria et parle anglais pidgin, une interprète nous accompagnera tout au long du suivi.
L’émotion, mais aussi la souffrance et la désorganisation feront de la première consultation un moment très éprouvant. La jeune femme raconte son histoire pendant que la petite fille pleure de tout son corps sans pouvoir être consolée, ni par sa mère, ni par les thérapeutes.

Au Nigeria, Espérance était mariée et était coiffeuse. Elle vient de la région du Delta. Son mari, dont elle dit alors ne rien connaître de ses activités, décida un jour de façon urgente de partir : ils étaient en danger de mort. Le contexte de ce départ reste flou, Espérance ayant pu reconstruire l’hypothèse que son mari, un homme instruit, faisait probablement partie d’un groupe de résistance villageois. En effet, depuis longtemps, la région du Delta est touchée par des conflits entre locaux et multinationales : le pétrole qui totalise 90% des recettes nationales ne se trouve que dans les régions du Delta, d’où il est exporté, mais les habitants de ces régions vivent au dessous du seuil de pauvreté africain. Espérance était enceinte au moment du départ. Arrivés à l’aéroport de Paris, M. disparut. Madame se retrouva seule, à la rue et elle fut alors abusée alors qu’elle était enceinte de six mois. Elle arriva à Bordeaux dans des conditions floues : « quand je suis arrivée en France, je me suis sentie comme rien du tout, vide ». C’est dans ce contexte traumatique qu’Espérance mit au monde son enfant : « J’étais seule à l’hôpital avec toutes les douleurs que j’avais ».

D’emblée des éléments inquiétants sont repérés lors de ce premier récit : les pleurs incessants du bébé, qui passe sans succès de bras et bras, le portage inapproprié de sa mère qui oscille entre abandon et secousses de l’enfant. C’est une atmosphère de panique qui guette l’ensemble du groupe. La mère semble épuisée. Les nuits sont très éprouvantes et elle n’arrive pas à se reposer. Elle a des hallucinations dont on ne sait pas exactement si ce sont des réminiscences ou bien des cauchemars. Devant l’ampleur de la détresse de ces deux personnes, nous organisons très rapidement leur hospitalisation dans une Unité de soin Mère-Enfant. Un risque de passage à l’acte nous semble alors très important.
Conjointement un suivi régulier est organisé à la consultation transculturelle. Nous pourrons alors ensemble élaborer les circonstances menaçantes qui ont entouré la venue de Bijou mais aussi les représentations ambivalentes dont elle était l’objet.

Espérance se retrouve mère dans un pays qu’elle ne connaît pas et dont elle ne partage pas la langue, elle est seule et très isolée. Le bébé devient porteur de représentations ambivalentes : par sa nomination Bijou représente « tout ce qu’il me reste de précieux » alors qu’elle est dans le « désespoir ». Les interactions sont marquées par une violence mal contenue : la mère tente d’interpréter les longs pleurs de sa fille « je ne peux pas expliquer ce qu’elle sent mais je sais qu’elle est en colère ». Et aux manifestations du bébé, elle dit : « quand elle pleure beaucoup, ça me met hors de moi ». L’abandon par son mari, sa disparition et ce contexte particulier vont faire ressurgir avec inquiétude et force la figure de la mauvaise mère, incarnée par sa propre mère qui avait quitté le domicile familial pour aller vivre avec son nouveau mari alors qu’Espérance avait 2 ans. Au moment où Espérance se retrouve mère, les représentations maternelles s’imposent par des pensées qui la persécutent au point qu’elle pense que sa mère cherche à lui faire du mal : « J’ai rêvé que ma mère voulait tuer mon bébé et elle m’a dit de tuer mon bébé », elle a des hallucinations où sa mère la bat ou lui dit qu’elle est folle. Ces accusations de sorcellerie reposent sur une relation maternelle fortement perturbée.
La persécution mère-fille se rejoue entre Espérance et Bijou : Bijou pleure et persécute sa mère déjà maltraitée par sa propre mère. Au terme de ces relations, c’est Espérance qui se débat avec le sentiment d’être une mauvaise mère.
Bijou présente rapidement des réveils brutaux pendant le sommeil, Madame nous dit « comme si elle avait peur », elle semble terrorisée quand elle sent que sa mère s’éloigne. On peut ainsi faire l’hypothèse d’interactions « effrayant-effrayée » entre la mère et l’enfant : Bijou suscite l’angoisse et la persécution chez sa mère, Espérance effraie Bijou par des interactions inappropriées. Espérance s’identifie à la mère de son enfance, mauvaise et persécutrice, et ne peut s’identifier à la détresse de son bébé. Espérance n’a alors comme seule issue, paradoxale, de vouloir confier sa fille à autrui par des mots et des gestes qui inquiètent les soignants. Ne signifie-t-elle pas qu’elle veut abandonner son bébé ?

Le travail de consultation reposera sur plusieurs ingrédients : d’abord sur un cadre de penser les blessures d’Espérance bébé, petite fille, femme et mère. Il reposera aussi sur les possibilités de modifier les représentations maternelles. Le travail de psychothérapie évoluera aussi dans un contexte très angoissant où sa situation administrative (sa demande d’asile échoua) menaçait toute amélioration.

Travail en réseau

Le plus urgent lorsque nous rencontrons une femme dans notre consultation, est de tisser une « toile », c’est à dire de repérer rapidement les possibles protagonistes dans une situation donnée afin qu’elle puisse s’inscrire dans un réseau. L’isolement doublé du sentiment de solitude peut mettre en péril les repères identitaires et le recours aux ressources internes, psychiques et culturelles : il doit être un signal d’alarme. Dans le contexte de l’urgence, certaines questions sont difficiles, quand une femme est sans hébergement, par exemple : est-il plus approprié d’apporter un aménagement particulier dans un Centre d’Accueil d’Urgence plutôt que d’isoler ces femmes dans une chambre d’hôtel ? L’urgence peut aussi être le repérage des signes de souffrance aigüe mettant en péril la dyade mère-enfant, surtout quand la mère ne parle pas le français. Une hospitalisation peut alors s’avérer indispensable afin de permettre une mise à l’abri, un soin et un traitement médicamenteux approprié. Dans un second temps, notre équipe oriente vers des structures adaptées associatives ou institutionnelles, cela nécessite souvent un accompagnement.
Il est primordial également de se concentrer sur la souffrance du bébé. Elle n’est pas forcément explicite durant le temps de la consultation. Les bébés ont certes une grande capacité à s’adapter, mais à quel prix (Lamour Barraco 1997) ? C’est là que le travail en réseau prendra également toute son utilité : la souffrance du bébé peut être observée ou ressentie par les intervenants, puéricultrices ou infirmières, averties par la situation « à risque ».
Le travail en réseau avec les équipes de PMI, celles des foyers va s’articuler autour du secret partagé, il va permettre une véritable collaboration en respectant les places respectives et les limites des cadres professionnels ; chacun se trouvant acteur sur une prise en charge pluridisciplinaire avec une éthique commune.

Dans les cas de situations administratives bloquées, les professionnels vont mettre leur énergie à accompagner les patientes « sans-papiers », « en situation irrégulière » dans le respect et la dignité ; les démarches vont se transformer alors en une véritable stratégie militante face à un avenir incertain. Cette attitude peut amener une dissension potentielle dans les équipes, victimes à leur tour des violences institutionnelles. Il ne faut pas perdre de vue que les femmes sont en situation concrète de vivre par ricochet cette violence et le rejet, aggravant ainsi leur vulnérabilité.

Ainsi cette « clinique du travail en réseau » devient un tissage de liens. Dans cet entrelacement de pratiques professionnelles, nous essayons de construire avec d’autres intervenants, un « voile de protection » autour de la mère et son bébé : dans le cas d’Espérance, ses angoisses ont considérablement diminué lorsqu’elle a accédé à un logement adapté et qu’un accompagnement global incluant l’intervention d’une assistante maternelle a été mis en place. En même temps, la psychothérapie dans un cadre contenant lui a permis de commencer à élaborer son histoire marquée par des pertes multiples et des traumatismes, et de devenir ainsi une « mère suffisamment bonne » pour son enfant.

Notes de bas de page

1 Les consultations ont un montage mixte, associatif et hospitalier : certains intervenants sont salariés de l’hôpital, d’autres de l’association Mana, dont le siège est hospitalier.

2 Composée par Estelle Gioan et Aïcha Lkhadir, anthropologue à Mana.

3 N.D.L.R. : Pour cet auteur, la « transparence psychique » chez la femme enceinte est le fait que la corrélation entre la situation actuelle, la grossesse et les souvenirs infantiles paraît aller de soi, sans résistance.

4 N.D.L.R. : Cf. cas clinique infra.

5 Les prénoms ont été changés. La prise en charge continue à l’heure de l’écriture.

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