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Année 2030 cabinet Dr SZ

Sylvie ZUCCA - Psychiatre, Psychanalyste, Réseau Souffrances et Précarité de l’Hôpital Esquirol

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°35 – La clinique change-t-elle? (Juillet 2009)

En rangeant ses archives, SZ tomba sur un vieux dossier « 2009 »dans lequel elle reconnut une commande émanant d’un journal dont elle se souvenait très bien, du nom de ces petites tiges souterraines, « Rhizome ». Cette commande était formulée sous forme d’interrogation : « Avons-nous observé, ces dernières années, des situations cliniques nouvelles, dans le monde de la grande précarité ? ». Malgré sa promesse, SZ n’avait jamais envoyé le moindre écrit. Bien moins âgée à l’époque- elle n’avait pas encore bénéficié de ces implants neuronaux qui allaient révolutionner la vie des quinquagénaires et plus, quelques années plus tard- pourquoi donc était-elle restée silencieuse ?

Elle relut ses notes écrites pour ce fameux article jamais envoyé et se revit, vingt ans plus tôt, comme si elle y était : Comme les choses avaient changées depuis ! Mais elles s’annonçaient déjà bien nettement, et SZ se retrouva face à l’embarras d’alors, en parcourant ses notes : comment faire comprendre au Comité de rédaction ? Vingt ans plus tard, elle s’en souvenait encore : un rêve, ou plutôt une perception à demi-consciente, juste au réveil, ce genre d’état que les neurobiologistes les plus spécialisés n’étaient pas encore parvenu à authentifier, malgré de formidables progrès sur les études différentielles entre les délais synaptiques des réponses oculomotrices dans le rêve et les premières images de l’éveil.

En fait, il s’agissait plutôt d’un cauchemar : un dessin très précis de la planète, dont une partie était transformée en prison, coupée du reste du monde, barreaux à l’appui : des milliers et milliers de kilomètres transformés en un vaste camp d’indésirables : prisonniers à perpétuité, malades mentaux à vie, demandeurs d’asile sans espoir de patrie à venir, jeunes délinquants récidivistes, opposants politiques de tous pays, s’y retrouvaient dans une survie limitée par la faim, les épidémies, la criminalité massive. Et, de l’autre côté de cette prison gigantesque -environ un cinquième de la planète dans sa mémoire- le reste de la Terre continuait, vaille que vaille, à sourire au milieu de ses soucis écologiques, financiers, démocratiques et maffieux. A vrai dire, ce cauchemar lui avait coupé toute inspiration…

SZ reposa ses notes. Oui, les choses avaient changé : on ne protestait plus depuis longtemps sur ces gestations pour autrui qui avaient alerté l’ensemble de la population européenne de l’époque, rapidement détrônées par les utérus artificiels. La sexualité s’était toujours plus séparée de la procréation : on pouvait compter sur les doigts les conceptions « à l’ancienne », mais, simultanément, une nouvelle clinique était arrivée, celle d’adultes toujours et toujours plus déconnectés de l’histoire d’un récit un peu subjectif, comme s’ils étaient tous frères et soeurs, et avaient du mal à lutter contre ce sentiment d’« aparticularisme » : c’était le titre du dernier colloque où elle s’était rendue…

Quant à son rêve, il avait eu quelque chose de prémonitoireun temps au moins : de grands territoires, construits clandestinement dès le début du 21ème siècle avaient effectivement servi de vaste lieu de dépôt des Indésirables en tous genres. Mais ces territoires étaient aussi vite devenus le carrefour de propagation d’épidémies mondiales. Il avait suffi, en plus, d’une histoire d’amour ici et là entre quelqu’une ou un de la région Terre propre et de la Terre des exclus, de quelques journalistes et citoyens un peu trop curieux d’aller voir ce qui se passait dans l’Enfer de la Terre, pour que se mélangent à profusion les plus anciens germes qui pullulaient dans le monde en dérive des Exclus, et ces nouveaux hybrides qui assaillaient la planète et défiaient la Science au fur et à mesure qu’ils mutaient. C’est donc en urgence- en réponse aux injonctions des plus grands experts mondiaux qu’un nouvel exode mondial se redéploya à très grande vitesse: il s’agissait de réintégrer les citoyens du Monde dans une nouvelle mixité sociale, sous haute surveillance hygiénique, sexuelle, et policière. Et après une pandémie de deux ans qui avait ravalé la population terrienne à une dimension moins exponentielle, ayant atteint toutes les classes sociales, les choses avaient progressivement repris leur cours. On voyait même revenir les vieilles névroses oubliées, et les nouveaux immigrés, de retour de l’Enfer du Monde, bâtissaient, avec les autres citoyens devenus beaucoup moins arrogants à force d’avoir vu mourir tant de leurs proches, un nouveau monde. De nouvelles lois, des structures d’aides sociales adaptées aux nouvelles configurations locales, des hôpitaux, des écoles high tech naissaient chaque jour ; un de ces anciens exclus venait même d’être élu Président de l’Europe : un insulaire de l’autre bout du monde qui avait acquis la nationalité européenne quelques années auparavant, et qui, ce jour-là où SZ relisait ses notes, commémorait le centenaire même de la naissance d’un certain Obama.

La vieille dame referma son dossier et se dit : qu’aurais-je pu écrire dans cet article ? Que la clinique « psy » en ce temps contenait bien de nouvelles donnes, dans le monde de la grande précarité qui allaient se généraliser en quelques années, dans une errance, une relégation toujours plus forte,-sociale et psychique, déjà annoncée dans les autres classes sociales sous forme d’angoisses, d’agitations incoercibles, d’hypochondries démultipliées dès le plus jeune âge ? Que les grandes migrations mondiales se déployaient lentement mais sûrement, dans une sorte de déréalisation étrange qui faisait peur aux uns, en tuaient d’autres, tandis que bourses et marchés mondiaux commençaient inexorablement à déstabiliser ceux qui s’étaient cru protégés, le tout donnant lieu chaque jour à de nouvelles toxicomanies ? Celles-ci n’avaient fait que se diversifier, mais on savait enfin mieux les soigner : vingt ans plus tard, les jeunes allaient bien mieux, et les classifications psychiatriques, enfin délabellisées de toutes ces notions de « troubles » qui les avaient tant encombrées vingt ans plus tôt, avaient recouvré une dose d’humanisme plus aimable.

En jetant son vieux dossier « 2009 » à la poubelle, SZ regarda sa montre : il était temps de sortir déjeuner avant d’écrire un article sur les nouvelles cliniques des années 30 qu’on venait de lui commander : « Avons-nous observé de nouvelles formes cliniques… ? ». Avec sa stimulation neuronale « coup de fouet » bihebdomadaire, elle était sûre de faire un article bien vif. Comme dans le bon vieux temps.

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