Depuis 2003, date de sortie de mon premier livre « Homosexualités et suicide »[1], la sursuicidalité des jeunes se découvrant homo ou bisexuels commence à être reconnue en France. Les estimations actuelles (pour la plupart s’appuyant sur des études réalisées outre Atlantique) oscillent entre le quart et la moitié des garçons et des jeunes hommes se suicidant. La fourchette basse correspond probablement à la proportion d’homosexuels dans les suicidants, alors que la fourchette haute étend l’hypothèse à ceux qui sont victimes d’homophobie (pas considérés comme des « vrais hommes ») sans être forcément homosexuels. Chez les filles, les estimations sont plus faibles (autour de 10% des jeunes femmes).
Comment analyser la persistance de la souffrance qui entoure la découverte de cette « différence » ? Comment comprendre surtout que le déni de cette souffrance par les professionnels en santé mentale perdure ? Mes recherches sur les phénomènes de bouc émissaire chez les jeunes[2] ont mis en évidence que ce n’est justement pas la souffrance qui tue par suicide, mais le déni de celle-ci dans l’environnement social de la personne.
Un bouc émissaire est une personne (ou un groupe de personnes) qui endosse un comportement que le groupe social qui l’environne refuse d’assumer. On pourrait dire qu’aborder les discriminations par cet angle d’approche permet de conjuguer les phénomènes sociaux propres à ce champ d’expertise, mais également les phénomènes psychologiques liés à l’isolement. Sans réduire toute victime à un bouc émissaire, la prise en compte de la parole des premiers passe nécessairement par la dénonciation d’un abus, parole qui est précisément confisquée aux seconds. Les boucs émissaires sont en quelque sorte un « œil du cyclone » de la violence contemporaine : prendre en considération les sentiments et les responsabilités des divers protagonistes pourrait permettre de se doter d’outils de repérage et d’analyse efficaces, et de restituer aux boucs-émissaires leur fonction première de « moteurs de transformation sociale ». (…)