Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°33 – Prendre soin de la professionnalité (Décembre 2008) // Communautés, santé mentale et diversité : l’expérience de Bradford

Communautés, santé mentale et diversité : l’expérience de Bradford

Philip THOMAS
Patience SEEBOHM
Paul HENDERSON
Carole MUNN-GIDDINGS
Salma YASMEEN

Année de publication : 2008

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°33 – Prendre soin de la professionnalité (Décembre 2008)

Au Royaume-Uni, le développement communautaire est un élément clef dans le plan d’action gouvernemental pour combattre les discriminations et les inégalités dans les services de santé mentale.

Le projet de Sharing Voices, présenté ici, pose la question des nouveaux métiers dans des contextes qui allient santé mentale, diversité culturelle et développement des communautés d’engagement.

C’est une illustration spécifique et particulière de l’empowerment et de l’advocacy.

Populations et communautés à Bradford[1]

L’histoire de Bradford s’est faite avec des gens venant de tous les endroits du monde pour soutenir son industrie ou pour échapper à des troubles dans leur propre pays. De nombreuses populations du Sud-est asiatique ou afro-caribéennes ont répondu aux avantages proposés pour travailler dans l’industrie textile et dans les services publics tels que le service national de santé (NHS), mais aussi dans les transports. D’autres populations sont venues d’Europe, d’Afrique et du Moyen Orient. Aujourd’hui, 92 groupes ethniques sont recensés à Bradford. La ville a été décrite comme une cité fragmentée dans laquelle les communautés sont profondément atomisées (Cantle, 2001). La population de 468 000 habitants comprend 14,5% de pakistanais, 2,7% d’indiens, et 1,1% de bengladi2. Un peu plus de 16% de la population est de confession musulmane, le quatrième plus haut pourcentage du Royaume-Uni. La population irlandaise est relativement faible (0,74%), ainsi que celle des noirs issus des Caraïbes et de l’Afrique (0,65% et 0,21%).

La communauté musulmane a acquis une notoriété dans la presse nationale depuis les années 80 quand elle a pris part à nombre de protestations publiques. En 1989, le livre de Salman Rushdie, Les versets sataniques, mis au feu dans la ville, et le soutien de la fatwa iranienne ont été à l’origine d’un tollé au niveau national. Bradford était devenu le centre de ce qui fut nommé fondamentalisme ; avec le soutien de l’Irak dans la crise du golfe, des suspicions mutuelles se sont développées localement entre les communautés, les médias nationaux, les institutions publiques, depuis le gouvernement jusqu’à la police. En 2001, les émeutes de la ville ont exacerbé les tensions inter communautaires. Le racisme a été identifié comme une des premières causes de tension dans les communautés et dans les services de santé mentale.

L’islamophobie a augmenté à travers le Royaume-Uni après les attentats à la bombe de Londres en juillet 2005. Les évènements nationaux et locaux ont créé des sentiments d’injustice, de colère et de blessures dans la communauté de Bradford et dans tout le Royaume-Uni.

La peur des services de santé et de santé mentale

Les soins aux personnes issues de « BME groups » (Black and Minority Ethnic groups) variaient de l’insuffisance à la négligence sérieuse. Le système destiné à aider, est perçu comme aliénant, reproduisant le racisme et la discrimination à l’œuvre dans la société.

En conséquence, l’accès aux services est souvent un dernier recours, par temps de crise, laissant peu de marge pour une négociation au sujet du traitement qui relève du « mental health act ».

De nombreuses personnes issues des « BME groups », non seulement ont peur des services de santé, mais sont aussi dans une carence d’information sur les problèmes de santé mentale, par ailleurs profondément stigmatisés au sein de leur communauté.

L’individu n’est pas compris et le traitement n’est pas apprécié

Ceux qui ont accès à des services de santé mentale ne se sentent pas en sécurité et sont peu disposés à parler ouvertement. Aussi, les professionnels, travaillant sous la pression, ont peu d’opportunité pour identifier les problèmes sous-jacents et comptent lourdement sur la médication, dont les effets peuvent être à la fois effrayants et indignes dans l’immédiat (effet « zombie ») et à plus long terme.

« Perdu dans l’étendue sauvage

Tout espoir est parti

Des voix persistantes et me poussant vers le bas

Pompé par les médicaments

Dépouillé de mon identité

Un champ de zombies au fond de mes yeux, je ne me connais pas

Je n’ose pas faire mention des pensées qui courent dans ma tête

Au cas ou ils me prendraient et que je finisse par mourir » (Sarwar, 2005)

Les gens issus des BME décrivent leur problème en associant les tensions quotidiennes de leur vie avec les tensions familiales, les conflits spirituels, le chômage, le racisme, le logement, la pauvreté et la solitude. Les jeunes gens peuvent être sous pression depuis leur plus jeune âge. Beaucoup ont le sentiment que la « possession » par des esprits diaboliques joue un rôle majeur (Bibi, 2002). Ils peuvent chercher de l’aide parmi des guérisseurs avec des succès variables.

Nombreux sont ceux qui veulent changer l’orientation générale des services et trouver des options alternatives qui leur soient adaptées.

Des recherches sur les usagers des services ont montré que les interventions non médicales telles que les activités physiques, les nourritures spirituelles, les arts créatifs et le travail bénévole contribuent de façon significative au rétablissement des personnes atteintes d’une maladie mentale. Nombre d’entre elles, issues des minorités culturelles, préfèrent ces approches à celle de la médication. De nombreux espaces offrent ce type d’opportunité au sein des secteurs institutionnels comme bénévoles. Il apparaît que les personnes issues des « BME groups » ont moins bénéficié de ces changements que la population générale. Peu participent aux mouvements des usagers. Beaucoup ne souhaitent pas être identifiées comme usagers de services de santé mentale, ou sont réticentes pour accéder volontairement à des projets publiquement reconnus comme ciblant des personnes ayant des troubles mentaux.

Aujourd’hui, les politiques de santé mentale insistent sur l’importance de services d’usagers pour se faire des amis, prendre part aux activités sociales ordinaires et pour avoir du travail.

Une perspective critique à l’intérieur des services de santé mentale

Depuis quelques années, certaines personnes, à l’intérieur de la psychiatrie, ont questionné le rapport établi entre les manières standard de travailler et celles issues de cultures non occidentales. Des membres du Collège Royal de Psychiatrie ont apporté leur soutien aux mouvements qui ont promu de nouvelles manières de penser. Ainsi, le Collège Royal de Psychiatrie et l’Institut National pour la Santé Mentale en Angleterre (NIHME) ont appuyé des débats et des initiatives sur le rôle de la spiritualité dans l’interprétation des crises psychiques et sur la manière dont elle peut être une aide au rétablissement dans les problèmes de santé mentale.

La psychiatrie critique est une réponse à ces sentiments de crainte et de faible compréhension, et rappelle aux services de santé mentale l’impact du colonialisme encore aujourd’hui. Les services sont dominés par les hommes blancs de la classe moyenne et leur manière de comprendre le monde. Cette compréhension étayée de la psychiatrie selon une perspective occidentale globalisante, contrairement à l’opinion populaire, ne s’appuie pas sur un système de croyances neutre ou désintéressé. De plus, le modèle de la psychiatrie est protégé par une base professionnelle puissante, par son propre discours professionnel et par une industrie pharmaceutique de un billion de dollars.

Des penseurs critiques notent qu’une figure centrale de la perspective occidentale est une valeur qui met le matérialisme au-dessus du spirituel, l’individu au-dessus de la communauté et le rationnel au-dessus de ce qui apparaît comme irrationnel. Cela a pour résultat des écarts, des divisions entre l’esprit et le corps, entre l’individu et la société. Ce focus sur l’individu et la rationalité de la science moderne donne le rôle principal au discours psychiatrique occidental qui insiste sur les troubles biologiques, la maladie et les remèdes chimiques. Ceci peut poser de sérieuses difficultés à de nombreux individus issus de cultures non occidentales qui valorisent les compréhensions spirituelles de la souffrance et qui ne peuvent pas séparer leurs besoins et leurs intérêts de ceux de leur famille.

Dans leur effort pour améliorer les dispositions en vigueur, les psychiatres critiques encouragent les professionnels de la santé mentale à comprendre et respecter les perspectives individuelles en incluant les différences résultant du genre, de l’âge, de l’histoire de la famille des allégeances choisies et des expériences individuelles. Cette approche doit obliger les professionnels à penser « à l’extérieur de la boîte de Pandore » de leur propre discours professionnel, pour explorer ce qui est important pour l’usager dans son contexte. Cela requiert une habilité à se tenir à côté des modèles, des catégories diagnostic et des techniques thérapeutiques et à faire un effort pour rester au côté des usagers, individus et groupes. En fait, cela requiert une habilité à s’engager dans un rapport critique avec son propre background professionnel.

Au final, on devrait aboutir à ce qu’il y ait bien deux experts engagés : un professionnel en santé mentale et, à égale importance, la personne souffrant d’un trouble mental.

La réponse locale

Le conseil municipal de Bradford possède une longue histoire de développement communautaire, jusqu’aux réductions financières de 2005. Dans cette ville, la politique du conseil municipal et de partenariat local large se définit par quatre niveaux de travail : l’équité, la participation, les relations entre communautés et la sécurité.

Sharing Voices est un projet de développement communautaire qui a travaillé principalement avec des gens issus de l’Asie du sud, des Caraïbes et de l’Afrique dans la ville de Bradford. Ce projet mobilise le soutien des pairs et l’auto aide (self help). Il existe aussi une forte composante d’engagement à l’aide mutuelle. Sept groupes d’auto aide/aide mutuelle se sont constitués avec et par des gens à partir de l’expérience directe de la détresse ; ainsi, les individus ayant cette expérience ont joué un rôle actif dans les activités de développement communautaire. Presque tous les membres des groupes, volontaires ou participants individuels étaient des usagers de soins primaires ou de soins spécialisés en santé mentale, souvent depuis de nombreuses années ; d’autres étaient des soignants. Ils ont décrit leurs expériences comme un projet de réappropriation du pouvoir et beaucoup se sont remis en route à la suite de formation, d’études ou de travail salarié.

L’expérience de Sharing Voices consiste dans le fait que de nombreuses personnes se sont bien rendu compte localement de ce qui peut aider à réduire les incidences des troubles mentaux dans leur communauté, mais aussi de ce qui peut aider à les soulager. Souvent, des réseaux informels sont déjà en place. Un manque de ressources et de reconnaissance des forces locales empêche les populations d’organiser des services de soutien substantiels basés sur leur propre expertise.

Les travailleurs du développement communautaire peuvent y contribuer jusqu’à ce que la population locale obtienne les ressources et l’infrastructure dont elle a besoin. En même temps, ces travailleurs peuvent préparer l’accès à des services publics de santé mentale en conjuguant au mieux des expertises très différentes. En reconnaissant la valeur de ces expertises et en montrant un authentique engagement pour augmenter le pouvoir des populations locales afin de mettre en forme et manager leur propre solution, le travailleur de développement communautaire peut échapper au cynisme causé par de nombreux exercices de consultation qui aboutissent à un changement fugace.

Savoir faire usage de l’expérience directe

La peur et la stigmatisation associées à la maladie mentale ont pour incidence la non accessibilité aux services et l’échec de l’aide, spécialement pour les BME groups. Le développement communautaire est chargé de faciliter un accès plus rapide aux services. Par l’exploitation des talents de participants qui interviennent lors de prestations publiques ou chantent lors de diverses manifestations, par l’usage d’une langue et d’un cadre avec lesquels la population peut immédiatement s’identifier, Sharing Voices a eu un impact visible sur la population locale. Durant ce travail, on a pu observer des personnes en pleurs après des chants de volontaires et des témoignages personnels lors d’une manifestation locale. Les volontaires sont encouragés à prendre part à des émissions de radio et à parler avec les médias. Si le projet avait eu des ressources, ils auraient pu diffuser plus largement à travers un site internet ou des bulletins réguliers.

Un dialogue ouvert au sein de la population locale augmente sa capacité à mieux connaître ces problèmes et à découvrir des ressources d’aide. Les personnes concernées de ces BME vont avoir alors plus de probabilité d’accéder à une forme de guérison spirituelle reconnue par d’autres membres de la communauté, et moins probablement recourir aux soi-disant « guérisseurs », nocifs parce que capables de fonctionner dans un environnement sectaire.

Une des fonctions du développement communautaire peut consister à soutenir les travailleurs du service national de santé afin d’améliorer leur compréhension des BME groups. Des formations et des présentations par des usagers engagés sont connues pour être plus efficaces que celles des professionnels de développement communautaire ou des porte-parole dissertant sur les besoins des populations locales, selon une étude de l’Institut national de santé mentale d’Angleterre en 2004.

Les usagers des services et les personnels qui ont une perspective critique encouragent les professionnels de santé mentale à reconnaître l’existence et l’importance de compréhensions alternatives au monde qui les entoure. La façon la plus efficace d’aider les gens à accepter la pertinence de voies alternatives de compréhension du monde passe probablement par la narration personnelle. Les récits de leur rétablissement par les personnes elles-mêmes ont déjà aidé de nombreux professionnels de santé mentale à saisir toute l’importance du travail, de l’amitié, d’un chez-soi et d’un revenu décent.

Les conséquences des attentats à la bombe à Londres en juillet 2005 ont pu amener à une conformité externe plus grande des musulmans à l’école et au travail, mais aucune législation ne peut imposer le point de vue du monde occidental dans leurs cœurs et dans leurs esprits. Si les professionnels de santé mentale sont là pour améliorer le bien-être des musulmans et celui des autres populations issues des BME groups, ils doivent tenir compte de la manière dont ils regardent eux-mêmes le monde qui les entoure. Ils ne peuvent le faire seulement par un type d’approche individuelle.

Du point de vue culturel, la formation de la conscience peut provoquer des images stéréotypées si elle échoue à éveiller les intervenants aux complexités profondes qui existent au sein de chaque communauté et aussi à l’intérieur de chacun de nous, alors que quelques personnes ayant l’expérience directe de leur souffrance, en expliquant leurs tensions, leurs problèmes et leur manière de faire face peuvent apporter quelques aperçus dans la complexité de l’identité culturelle et personnelle.

Les travailleurs du développement communautaire ont enfin un rôle à jouer en augmentant le niveau de participation publique -notamment par le recours aux « leaders d’influence », mais également en donnant un rôle central aux « experts par expérience »- dans la planification des services. Plus ils gagnent en crédibilité au sein des communautés locales, plus ils seront en capacité d’élever la participation dans les exercices de consultation, en offrant un échange d’information utile mais aucun changement de pouvoir.

Alors, pourquoi se donner tant de peine? Les séminaires de participation de Sharing Voices ont exploré des moyens d’agir plus loin en provoquant un dialogue entre les managers, les usagers et les soignants. Le retour sur expérience montre que ce n’est pas un défi facile, mais montre aussi que progresser sur cette voie est prometteur. Là où les cœurs et les esprits sont engagés, lorsqu’ils reçoivent un soutien dans les processus, les gestionnaires feront plus volontiers un effort pour aller vers les types de changement que les populations locales souhaitent. Le contact direct entre les usagers et les gestionnaires apporte à cette forme de dialogue un pouvoir et une influence qui manquent en d’autres circonstances.

Texte traduit par C.Laval et Cl.Louzoun à partir d’un extrait du rapport de recherche intitulé : « Together we will change–community development mental health and diversity”. Une copie de ce rapport (120 pages) peut être commandée au Sainsbury Center for Mental Health, 134-138 Borough High Street, London SE11 LB (UK).

Notes de bas de page

1 Bradford est une ville située dans le Yorkshire de l’Ouest en Angleterre, au Royaume-Uni

2 Bradford Metropolitan Borough Council, 2001, Census.

Publications similaires

Demander un titre de séjour pour soins lors d’une demande d’asile : à quel point est-ce possible ?

humanitaire - certificat médical - migration - asile - politique publique

Nada BOUJANOUI - Année de publication : 2020

Les sentinelles

accès aux soins - accès aux soins - précarité - aller vers - accès aux soins - migration - éthique

Michel GIAMALIS - Année de publication : 2018

Entretien avec Hélène Le Bail

promotion - droit - travail du sexe - prostitution