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Le trouble du voisinage, le droit de dire ou de se taire ?

Isabelle ASTIER - Professeur de sociologie, Lille 1
Jean-François LAE - Professeur de sociologie, Paris 8 Saint –Denis

Année de publication : 2007

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°29 – Le voisinage et ses troubles (Décembre 2007)

L’espace public, celui de la ville et du quartier, celui des cours et des jardins publics, est régi par un  principe de publicité dans lequel les formes d’exposition de la personne sont saillantes. Les sociabilités ordinaires et les interconnaissances s’y déroulent avec un ensemble de règles de politesse, de murmures et de rumeurs. Sortir de chez soi, c’est quitter le droit d’être à l’abri des regards indiscrets. On s’expose et on est exposé aux regards. Cette intimité historiquement protégée par le droit de la propriété qui, par exemple, interdit aux voisins “d’ouvrir des vues sur la propriété” d’à côté. L’intimité s’articule en droit à « la vue », une ouverture qui donne accès au voisin, à travers une longue histoire de la propriété d’un bien matériel qui dressera un écran au regard des voisins. Cette propriété s’étendra entre autres à la correspondance, lettres privées et courrier.

Beaucoup d’encre a coulé durant deux siècles pour protéger le secret des lettres, le droit à l’image de soi autant que la propriété littéraire1. Fixée au corps, l’intimité l’est eu égard à l’individu et à sa famille, comme une zone « de possession de soi », comme une seconde propriété, au sens fort, une propriété corporelle, de ses gestes, du soin de soi et de sa famille. Chevillée au secret, l’intimité l’est par ces deux genres de propriétés distincts et consacrés par le droit : la propriété privée et la propriété de soi. Cette frontière à été construite sur un socle dès le XVIIIe siècle : un droit au secret d’une part de ses conduites, de ses paroles et de ses gestes. De sorte que la détention de secrets incarne ou est coextensive à la propriété privée et à la propriété de soi. Pensons à cette ancienne notion de jouissance : en droit- toujours d’actualité, jouir de son logement par exemple ou jouir d’un droit- il relève de la possession d’un lieu, d’une terre, et dans le sens commun, il indique une possession du corps, le plaisir ; comme si l’un supposait l’autre.

Possession d’un lieu et possession d’un corps à l’abri de la vue, l’homme privé se réalise par cette double puissance indispensable, une protection à la recherche de confiances. Parce que le secret est synonyme de confiance, les sociabilités ne se confondent jamais avec la société ; parce qu’il se loge dans cette division historique du privé et du public, en soustrayant en quelque sorte des liens de l’ordre social, le secret joue à plein sur le registre de l’immunité, comme une sphère où les paroles et les actes n’ont pas de conséquences sociales. Les confidences scellent le sentiment de confiance.

Dès le XVIIIe siècle, l’Etat a concédé à l’individu des secrets légitimes qui lui sont indispensables pour consolider son sentiment de confiance, pour susciter en lui un « for intérieur » qui puisse augmenter son champ d’action en dehors ou au côté de l’ordre public2. Les Lumières, c’est cette révolution ou pour rendre actif le citoyen, on lui libère un « espace à soi »  de sorte à ce qu’il s’engage dans l’espace public. Dans cette histoire, la dichotomie de l’homme en « simple particulier » et en « homme public » est constitutive de la genèse du secret. Les Lumières étendront peu à peu le « for intérieur », cette intime délibération protégée du domaine de l’Etat, qui resterait ainsi nécessairement enveloppée du voile du secret : s’appartenir rien qu’à soi-même suppose un mouvement d’émancipation vis-à-vis des sphères publiques et à l’intérieur même de l’intimité.

Une seconde conception introduit un préalable à toute formation d’une intimité continue : ce sont les supports économiques et sociaux qui font advenir un individu, la possession de biens qui le mettent hors de ces situations de dépendance. On ne peut être propriétaire de sa personne si l’on n’est pas propriétaire de biens, d’un travail socialisé, membre de plusieurs réseaux de régulation. Par une pyramide de protections sociales, l’individu se soustrait à la subordination et se place dans des ressources de type relationnel, culturel, économique. Sans cette armature historique, il n’y a point d’individu au sens moderne.

Dès lors, sortir de « chez soi », c’est s’exposer et s’engager à suivre des règles publiques et partagées avec son flot de contraintes et d’injonctions. L’ordre public est fait d’une grande quantité de règles qu’on a oubliées tellement on les a intégrées. Nous sommes alors soumis au contrôle ordinaire des engagements, selon Simmel, un ordre de police, au sens du XVIIIe siècle, être policé et suivre les protocoles de la vie en société. C’est à cet endroit où la vulnérabilité et le trouble menacent à chaque instant. Puisque nous traversons une zone soumise à la « publique renommée », le moindre incident est mis à jour. C’est de ce droit de regard que découle la notion de trouble du voisinage.

Le signalement du voisinage

« Les gardiens de la paix dresseront des rapports de tout ce qu’ils ont vu ou appris, touchant l’intérêt de la justice ou le maintien de l’ordre public et des bonnes mœurs. Ils signaleront, en un mot, à leur supérieur, tous faits, tous incidents, affiches, cris, qui leur paraîtraient de nature à blesser où à impressionner la population ».3

Nous y voilà. Le troisième pôle est celui de l’ordre public, tous les incidents, affiches, cris qui blesseraient la population seront notés, décrits, retranscrits. Cette « mise à jour » est tout autant un travail venant des personnes exposées que de la police : ivresse ou attentat à la pudeur, mauvais soins ou personne en danger. Et la connaissance de ces troubles publics est engrangée en un lieu, la belle main courante.

Elle tient une chronologie serrée, le jour et l’heure y sont toujours notés, l’identité et l’âge s’il le faut, les assertions prennent une place de vérité immédiate. La demande « d’en bas » y règne. Depuis 1850, les commissariats de quartiers (80 quartiers à Paris) sont ouverts à tout vent. Ce sont des anonymes qui défilent tous les jours pour porter haut la brève incise, les paroles de colères. Les affirmations et les humeurs sont recopiées, avec ou sans guillemets. « Elle déclare… il se présente, il nous demande, elle nous signale… » Les propos confus ou déplacés, agressifs ou accusateurs fondent les témoignages. Il y a bien quelque chose, puisque quelqu’un dit avoir entendu. Non loin d’une rumeur, la main courante n’est pas dans la posture du spectateur de la souffrance mais dans celle de sa retranscription. Ces mots prendront une place dans la chaîne hétéroclite des classements sans classement. Les troubleurs seront convoqués au commissariat, on leur demandera des comptes, on leur adressera un avertissement. On calmera le jobart, pour reprendre une expression de E. Goffman, bref, on y jouera essentiellement l’apaisement. C’est comme si l’écriture des émotions dans ce grand journal produisait une rétroaction sur les personnes, une gratitude envers eux, une  faveur qui agit positivement sur la suite des événements.

La main courante

Prenons une main courante de police de 1960 et lisons simplement la colonne de gauche : « nature de l’affaire et suite ». On peut lire: constat de cambriolage, occupation illicite d’un appartement suite à escroquerie, différend entre concubin suivi de coups, vol, différend entre amis, déclanchement d’alarme, non changement d’adresse sur carte grise, ivresse manifeste et publique, placé en dégrisement, malaise à domicile suite usage héroïne et médicaments, différend entre un démarcheur et un particulier, différend suivi de coup dans autobus, compte rendu suite à détérioration rétroviseur, tentative de vol au détriment d’une personne âgée, feu sur chantier, vol dans un établissement scolaire, différend familial, différend entre propriétaire et locataire, filouterie d’essence, feu de paillasson, accident sur chantier, un blessé… Telle quelle, c’est le règne de l’hétérogène, du rétroviseur égratigné à la chute d’un ouvrier «  tombé d’un camion benne, en perdant l’équilibre  et par une chute de trois mètres », la chronologie continue, chaque affaire occupe une même surface.

La rubrique « différend » est en fait du ressort des relations de voisinage, des relations de proche en proche, celles de l’interconnaissance et de la «  publique renommée ». C’est pourquoi la main courante est aussi abondamment alimentée par les lettres de protestation, de dénonciation ou de plainte. Entre le soin et le blâme, l’éducatif et la mise au ban, les correspondances nourrissent les demandes d’interventions et de mise en ordre. Comme une toile d’araignée, elles occupent les pages tout en suscitant la méfiance. C’est l’embarras.

C’est tout autant l’embarras des sociologues.

Qu’ont-ils à dire sur ces relations de voisinages et sur ces désordres, sinon de dénoncer la police ! Alors même que ce sont des individus ordinaires qui élisent la main courante. Si l’on ouvre un journal local, et que l’on lit les rubriques, bourg par bourg, nous faisons cette même expérience, celui des différends, le trouble qui s’actualise sans cesse et parfois nous titille ou nous agace. Chaque affaire dévoilée/cachée soulève en nous accord ou désapprobation, parfois une incertitude embarrassée qui nous fait tourner la page. « Ça » parle, « ça » se tait, « ça » murmure et ces chuchotements nous interrogent. Mais pourquoi donc ? C’est que nous projetons sur ces affaires aux frontières du privé les lois discrètes de la maison, qui nous apprennent à couvrir d’un voile pudique les paroles et les gestes « en écart » dont la publicité serait préjudiciable à la communauté des proches. Par cette menace intérieure, la règle du silence l’emporte.

A cette économie de parler ou de se taire, s’ajoute l’espace professionnel de l’intime investi par les psychiatres, les éducateurs et les psychologues. En l’enrichissant de significations nouvelles et en l’intégrant dans des systèmes de pensée articulés aux profondeurs symboliques, cette maison de l’âme est susceptible de modifier l’être qui s’y abandonne. Grâce au secret, le mal faire, l’immoralité, le stigmate et le malheur se délivrent. La séparation de la conscience et de la citoyenneté, la scission de la conviction libre et des actes soumis à la loi achèvera cette marche du secret.

Ce qui nous trouble à la lecture des “ affaires de mœurs ”, des affaires familiales qui se répandent dans la presse (de la pédophilie à l’agression sexuelle), c’est que nous sommes des habitants de trois maisons en dispute, celle du droit, celle de la famille, celle de la thérapie, avec chacune ses règles de silence qui s’opposent. Nous sommes simultanément secoués entre l’ordre docile, apeuré, et celui du courage de dire l’offense à voix haute. Entre le père, le juge et le thérapeute, se dessinent trois mécanisme serrés où se distribuent les paroles (et ses silences) et dont on ne maîtrise pas toujours les effets et les conséquences. A quel saint se vouer, se demande-t-on ?

Notes de bas de page

1 Je me permets de renvoyer au chapitre trois, Les brouillons du divorce, dans Jean-François Laé, L’ogre du Jugement, Paris, Stock, 2001

2 « Dans la mesure où l’homme, comme sujet, s’acquitte de son devoir d’obéissance, le souverain se désintéresse de sa vie privée. Ce sera le point de départ spécifique des Lumières », nous dit Koselleck. Il ajoute: « La nécessité  d’établir une paix durable incite l’Etat à concéder à l’individu un for intérieur qui diminue si peu la décision souveraine qu’il lui en devient au contraire indispensable ».

3 Police. Répertoire Alphabétique de droit Français 1885-1920.

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