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Le diagnostic psychiatrique : scientifique ?

Paula J. CAPLAN - Docteur en psychologie, Chercheur, Université de Harvard, Etats-Unis

Année de publication : 2007

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°26 – Ordonner le réel sans stigmatiser (Mars 2007)

[Extrait d’une conférence donnée à Québec lors de l’événement DSM-V+ présenté par Folie/Culture.]

Ici, en Amérique du Nord, être en thérapie équivaut pratiquement à être malade. Le DSM est une des nombreuses raisons à l’origine de cette façon de voir, notamment à cause du nombre de catégories répertoriées et du fait qu’on peut tous se reconnaître dans l’une ou l’autre, sinon dans toutes ces catégories à un degré ou à un autre. Entre l987, année de la parution du DSM-III-R et 1994, année de publication de l’édition courante, on peut constater que 77 nouvelles catégories ont fait leur apparition, ce qui a fait passer le nombre de catégories de 297 à 374. Comment expliquer une telle chose ? En 7 ans, 77 nouvelles formes de maladies mentales auraient soudain fait l’objet de découvertes ? De toute évidence, non.

Parfois, ce sont les compagnies pharmaceutiques qui ont l’idée de suggérer de nouvelles catégories, par exemple le syndrome de l’acheteur compulsif, juste à temps pour promouvoir et écouler un médicament avant la date d’expiration de sa licence. Désormais on vient en aide aux gens qui sont des acheteurs compulsifs. Ce qui fait en sorte d’augmenter le nombre d’étiquettes apposées à des expériences ordinaires de la vie, à des situations problématiques qui ne devraient pas être considérées comme des maladies mentales, quelle que soit la façon dont nous définissons ce qu’est une maladie mentale.

Bon, alors qu’est-ce qu’on retrouve d’autre ? Le bégaiement, les difficultés de lecture, la dépendance à la cigarette, les troubles du sommeil causés par la caféine et ceux qui nous font faire un saut de l’absurde vers ce que je qualifierais de tragique dans toute son horreur : un intime décède ou vous quitte… Plusieurs mois plus tard, voilà, ça y est, vous avez tout à fait le profil de quelqu’un qui souffre de dépression majeure. Ainsi, en plus de vivre un deuil, ce qui est déjà assez pénible, on vous invite à consulter un psychothérapeute : voilà que s’ajoute au reste le fardeau de la responsabilité. « De toute évidence, si je ne m’en suis pas encore remis, il me faut voir un thérapeute. » Comme si le deuil ne suffisait pas, vous voilà affublé d’un trouble de dépression majeure.

Certaines de ces catégories ne sont que des descriptions de situations que les gens traversent dans leur vie de tous les jours ou des problèmes qui ne sont pas des pathologies. Certains processus sont des conséquences de la violence, de l’oppression, des idées préconçues ou des préjugés, de la pauvreté et de toutes ces choses qui font en sorte qu’on se retrouve déprimé, anxieux, en larmes, en colère, …

Ce qui est inscrit dans le DSM est fortement biaisé. À titre de thérapeute, je dois poser un diagnostic, c’est donc à moi de décider ce qui doit être considéré comme une catégorie ou ce qui ne doit pas l’être. Si je ne peux m’en remettre à la science pour ce faire, sur quelle base vais-je prendre mes décisions ? Peu importe ce que j’ai tendance à croire, peu importe ce que je veux bien croire, peu importe ce que je crains… bref, comment s’y retrouver quand l’ensemble est biaisé ? Car c’est bien ce qu’on retrouve dans les diagnostics psychiatriques des divers chapitres rédigés par différentes personnes : des idées préconçues sur la sexualité, du racisme, des préjugés au regard des classes sociales, de l’âge, de même que de l’homophobie.

J’aimerais vous parler des soldats qui rentrent du front. Je crois que si vous alliez dans la rue pour demander aux passants s’ils pensent que les vétérans qui rentrent du front vont revenir troublés, être en colère, avoir des cauchemars, être d’une prudence excessive, etc… L’ensemble des gens vous diraient que oui. Et si vous insistiez et leur demandiez de quoi ils souffriraient exactement, la plupart le sauraient : c’est l’Iraq, c’est le trouble de stress post-traumatique. C’est listé dans le DSM comme un trouble mental. Et si on leur demandait ce qu’on devrait faire pour ces gens ? Bien entendu, les thérapeutes, eux, vous diraient : il faut les envoyer consulter un thérapeute. Ce faisant, voici le message qu’on leur envoie : s’il vous plaît, veuillez entrer et refermer la porte sur toute cette histoire. Et les gens vous diront ce qui ne les quitte plus : certains ont vu leurs collègues-soldats tuer des civils dans leur lit ou prennent conscience qu’ils ont tué un enfant. J’ai travaillé avec certains de ces soldats. Ils sont en proie à toutes sortes d’émotions et on désigne cet état comme une maladie mentale. Ça signifie que nous n’avons plus à les écouter et qu’on ne veut plus en entendre parler. Ce qui contribue à isoler ces vétérans, ce qui exacerbe leur malaise, ce qui les entraîne, vous vous en doutez, vers une dépression majeure…

J’en profite pour vous faire remarquer que personne n’a jamais suggéré d’intégrer le sexisme comme catégorie. Ou la pauvreté. Ou la violence… On pourrait aussi cesser de considérer le racisme comme une tare sociale dont on devrait se débarrasser ou que l’on devrait éradiquer puisque désormais ce ne serait qu’un simple problème individuel, quelque chose qui a affaire avec le psychisme de l’individu. Ce sont là les effets pervers de ce qui se passe.

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