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Le temps d’éprouver la densité du temps*

Olivier DOUVILLE - Psychanalyste et anthropologue, Directeur de publication de Psychologie Clinique, Maître de conférences en psychologie - Université Paris X - Nanterre.

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, Psychiatrie, Psychologie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°15 – Dépasser l’urgence (Avril 2004)

La réalité  des temps qui passent et des temps que l’on anticipe, dans les dispositifs d’accueil, d’orientation, ou même de soin, est fort complexe et elle obéit à des logiques plurielles qui entrent parfois en contradiction les unes avec les autres. Les volontés de réparation immédiate de la personne lésée, de la personne démunie tenue à ce niveau très pauvrement élaboré de la réflexion et de l’action pour une « victime », font mettre en œuvre une machinerie temporelle simple, pour ne pas dire simpliste.  Il faudra, au plus tôt et au plus vite compléter ce qui manque par du don et par du projet. On mesure encore mal l’aspect peu réaliste de cette volonté de remise en état, et l’on se rend encore plus malaisément compte de l’énormité de la demande que fait peser sur  autrui la hâte à faire son bien.

Des expériences régulières d’accueil et de prise en charge de personnes très exclues amènent rapidement à tempérer cette ardeur à restituer à autrui les fonctions sociales auxquelles il s’est désabonné, en raison il est vrai, de la cruauté de certaines situations économiques et sociales. Bref, décréter une stratégie de soin sur le modèle d’une situation d’urgence psychosociale suppose toujours le sujet « victime » en tant qu’il serait intégralement fabriqué par des processus d’exclusion, ce qui n’est pas faux, mais négligeant de prendre en compte les facteurs d’auto exclusion

Or, les plus exclus des sujets n’adhèrent pas, loin s’en faut, aux projets de réinsertion ou de réparation qu’on échafaude pour eux. Non qu’ils manifestent tant que cela une objection sthénique et décidée, mais bien davantage car les anticipations charitables et énergiques que nous établissons pour leur plus grand bien ne semblent les concerner en rien.

Et nous voilà, nous soignants, le plus souvent en prise à une vive déception.

À l’inverse, dans une autre saisie des urgences du moment et des temporalités du psychisme, certains dispositifs d’accueil et de soin misent, eux, sur un « non-faire », un « non-agir », un point d’accueil hors du temps et de ses contraintes est alors tenu pour le lieu par excellence au sein duquel devraient s’abriter les errants, les exclus et ceux qui s’en occupent. Un isolat utopique et coupé du Monde

Comment comprendre ces disparités de positionnement des uns et des autres par rapport au temps qui passe dans toutes les formes de prise en charge, sans doute pas des plus efficaces dès que le moment de l’urgence ou, qu’à l’inverse, le temps du suspend saturent tout rapport de l’institution soignante au temps qui passe ? On peut maintenant entendre que mettre en suspend des préconisations centrées sur les programmes de réinsertion menés au pas de course, est un choix qui peut déboucher sur une vraie anticipation accompagnée, respectueuse des temporalités singulières.  Il est exact de souligner qu’entre la hâte intempestive et stérile et la déréliction la plus contemplative, des moyens termes peuvent exister, consister et durer. Sur quelles représentations en partage et en construction de l’espace et du temps miser ? Quelles répétitions contrarier, quelles autres accepter, quelles surprises, enfin, accueillir ? Partons de ce constat : des patients en très grande précarité vont avoir un rapport très archaïque et parfois violent au cadre que nous leur offrons. Il convient de situer comment des êtres humains en grande exclusion ne viennent pas à nous sans rien. En effet, ils fabriquent encore des montages entre leur corps et l’espace, se lovent au cœur de dispositifs topologiques pour lesquels seul compte le territoire rétréci mais hyper émotionnel et signifiant qui est, en quelque sorte, leur peau psychogéographique irréductible. Ce que portent avec eux de jeunes errants ou de grands exclus c’est toute une part de la destruction de la cité, de cet espace de la cité qui est aussi comme un groupe interne, une communauté interne. Une réaction paradoxale et fréquente de certains grands exclus aidera à y voir plus clair. Nous avons relevé que le sujet une fois accueilli, hébergé et écouté, rendu à un semblant de dignité, peut réagir par de vives colères. Or nous avons voulu par nos stratégies de soin, en reconstituant un peu de dignité corporelle, provoquer le sujet à retrouver une possibilité de
s’inscrire à nouveau dans la communauté. Autant dire néanmoins que jamais ce sentiment
d’appartenance à la communauté ne s’est véritablement constitué chez lui pour la longue durée, comme si la dimension de la réciprocité lui avait trop tôt été arrachée. Or, c’est souvent, une fois la honte bue – parfois à pleines gorgées, à plein goulot – à une clinique de la haine que nous avons à faire. Rappelons toutefois qu’un tel affect (honte ou haine), à la différence d’une émotion, est inséré dans une structure, et qu’il renvoie, de ce fait, à une
relation à autrui, le plus souvent très ancienne ; celle-ci est réactualisée
en ces circonstances.

Les affects sont violents lorsque la vie bat encore son exigence, lorsque le sujet sait que la vie ne suffit pas à la vie, que le corps ne suffit pas au corps, que la mort ne suffit pas à la mort. La haine est exprimée, souvent. La colère est une certaine façon de sauver la face. De sauver sa face et sa peau et de continuer à s’adresser à l’Autre… Qu’est ce qui se passe pour un sujet, qui s’accroche à sa colère au point qu’il donne l’impression de s’en nourrir ? Et bien, il se rattache à un axiome qui énonce qu’il appartient encore à une communauté mais pas n’importe laquelle : celle des spoliés, des victimes, des errants, des exclus, et c’est bien parti pour la victimologie et ses spécialistes. C’est-à-dire que nous restons alors dans un jeu de miroir assez stérilisant, dès que nous réduisons le démuni à du sujet totalement régressé ou déficitaire, à une victime. Et le temps se fige. La relation se crispe… Il n’échappera à personne que la nécessité psychique (transitoire) de cette colère haineuse est tout à fait difficile à supporter pour des institutions. On en veut beaucoup à ceux qui refusent
le bien qu’on leur tend, généralement pour des clopinettes. Il reste important quand même de
savoir non pas avec quoi l’on désire rencontrer l’autre “victime”, mais à partir de quoi l’on s’apprête à rencontrer autrui et à lui parler. Le temps des affects est important à entendre, et à accueillir. Ces phases temporelles permettent au sujet d’imaginer et de ressentir mieux les espaces contenants qu’on lui propose.

La conclusion pourrait être la suivante. Avant toute imposition de préconisation, il convient d’accueillir la temporalité psychique qui se déplie dans un passage par des affects et des logiques de transferts1. Cet accueil de l’affect permet au sujet de repérer des espaces et des seuils. Nul ne peut perdre de vue que c’est bien avec de l’espace que le sujet s’approprie le temps et que notre premier travail n’est pas d’assigner l’exclu à la flèche du temps mais bien de l’aider à s’arraisonner à des spatialités, des lieux, des contenants et des seuils. Après, et seulement après, peut venir le temps du projet qui suppose un passage de la fixation à la répétition, de l’excitation et de l’apathie à la rythmicité.

Notes de bas de page

1 Deux numéros de la revue Psychologie Clinique développent ce point. Il s’agit du numéro 7 « Exclusions, précarités témoignages cliniques » et du numéro 16 « Ruptures des liens clinique des altérités » (Paris, édition L’Harmattan)

* Je croiserai dans cet article une part de mon travail dans un centre psychiatrique de soin qui prend de temps à autre en charge des grands errants avec mon expérience africaine de mise en place de centre d’accueil et d’orientation pour enfants et adolescents errants.

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