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Intégration ou insertion : deux régimes de subjectivation dans le soin psychique

Michel AUTES - Sociologue, CNRS/CLERSE/IFRESI, Université de Lille I.

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°15 – Dépasser l’urgence (Avril 2004)

Le rapport à soi comme le rapport à l’autre sont des constructions sociales. La pensée post-moderne fait de l’injonction à être soi-même un puissant modèle culturel. Cette célébration compulsive d’un temps où les individus seraient enfin devenus libres, dégagés des contraintes et des déterminismes liés à leurs appartenances culturelles et sociales, comporte une grimaçante face d’ombre. L’époque n’est pas tendre pour ceux qui échouent devant cette injonction à réussir : ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour interpréter et vivre leur échec. Cet échec est le leur. Point question d’invoquer une quelconque injustice inscrite dans les rapports sociaux, dans l’inégale distribution des richesses et des opportunités, ou dans les mécanismes de domination résultant des logiques de pouvoir. Une société des individus libres comporte inéluctablement une destruction des subjectivités de ceux qui n’y trouvent plus leur place.

Dans les prises en charge sociales ou sanitaires dans le soin psychique, cette transformation des modes de subjectivation, c’est-à-dire des modes sociaux d’être soi et de construire des rapports avec les autres, produit des conséquences qu’il convient de mieux appréhender.

Prenons le thème de l’urgence. Il s’est imposé dans le paysage tant des représentations de l’action que des pratiques des intervenants. Le thème est cousin de celui des droits de l’homme et des logiques humanitaires qui se substituent sur le plan politique à la construction du vivre ensemble dans la production d’un monde commun. Or que nous disent les professionnels de l’urgence ? Deux choses : d’abord que pour approcher un sujet en grande difficulté, il faut prendre son temps, il faut de la délicatesse pour approcher ceux dont la subjectivité mise à mal fait qu’ils ont perdu toute confiance non seulement en eux-mêmes, mais aussi en autrui . Ils nous disent ensuite que les situations qualifiées d’urgentes, ou réclamant une intervention dans l’urgence, sont des situations qui se sont installées depuis longtemps. Ce qui fait l’urgence d’une situation, souvent une urgence vitale, c’est un long processus de désagrégation qui s’est installé de longue date. C’est donc la défaillance de nos systèmes de prise en charge que met en exergue l’urgence. C’est le défaut de fraternité en amont qui crée la situation où c’est la vie de l’autre qui est en danger.

Faisons la comparaison avec l’humanitaire dans les rapports internationaux, et l’on verra la même logique à l’œuvre : absence de régulation politique des conflits, égoïsme des nantis, ordre politique laissé aux rapports de force, libération des haines recuites, déchaînement de la violence sur fond de désespoir et d’absence de perspective pour le vivre ensemble.

L’autre enseignement des impasses de l’urgence, c’est la rencontre du temps. Aider l’autre suppose de prendre son temps, et même, qui plus est, de vivre dans le même temps et dans le même monde. Or c’est cela qui fait problème aujourd’hui. Aider l’autre suppose d’avoir quelque chose en commun avec lui. Quelque chose qui est de l’ordre d’un monde commun et non seulement de l’appartenance commune à la même espèce. Bien des sociologues lèvent aujourd’hui les bras au ciel lorsqu’on parle d’intégration, et, encore plus de socialisation.Foin de ces vieilles lunes posées comme autant d’obstacles à la liberté individuelle, à l’autonomie de chacun choisissant sa vie dans l’indifférence à autrui. L’urgence s’oppose à l’accompagnement.

Deux modèles de l’aide à autrui se font concurrence sans se nommer. L’un, en perte de vitesse, qui s’appuie sur l’idéal républicain de l’assistance : « les secours publics sont une dette sacrée » énonce la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est au nom de notre commune appartenance à un destin historique commun que sont dus les secours. Au nom de ce que j’ai en commun avec l’autre, ma responsabilité est engagée dans sa situation. Je suis responsable d’autrui au nom de ce qui nous lie, au nom de la fraternité qui est une construction politique et non un réflexe humanitaire. Ce modèle est celui de l’Etat social qui s’est appuyé sur des appareils puissants d’éducation (l’école obligatoire), de protection (la sécurité sociale) et de droits (droit du travail, droit à l’assistance). Ce sont ces appareils qui justement ont permis l’essor de l’individu contemporain libre et détaché de ses appartenances. L’individu contemporain est le produit de ces institutions, au nom desquelles il peut revendiquer sa liberté avec sa solitude. La question de savoir s’il peut exister sans elles est aujourd’hui posée.

Tout autre, en effet, est le modèle qu’on trouve dans l’urgence ou la logique de service. La dette change de camp. Ce n’est plus la dette de la société envers le « citoyen malheureux », comme le dit la même déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793. La dette est désormais inscrite au compte des sujets : à eux de faire la preuve de leur volonté de s’insérer dans la société, de leur capacité à faire des efforts, à payer de leur personne, bref, à entrer dans des logiques de contrepartie. Finie la dette, reste le contrat. Haro sur l’assistance, vive l’insertion. Seule demeure la responsabilité de celui qui a échoué, qui a si mal usé de la liberté qui lui a été si généreusement offerte.

Nul doute que cette nouvelle situation provoque des catastrophes subjectives tout à fait spécifiques. Le modèle culturel de l’injonction à être soi à un coût subjectif énorme.

L’Etat social proposait sa bienveillance. Elle pouvait quelquefois se trouver pesante, dès lors qu’elle se bureaucratisait. Aujourd’hui reste la compassion. Non pas celle qui est fraternelle, mais celle qui est d’abord égoïste, qui repose sur le calcul de ceux qui, comme chez Rawls1, se disent que s’ils occupaient les places sociales les moins enviables, ils souhaiteraient au moins qu’elles soient les meilleures possibles.

La question de savoir si on peut aider l’autre, ou le soigner, ou l’éduquer, sans autre commune humanité que notre appartenance à la même espèce est aujourd’hui posée. Dans ce défi, on rencontrera à nouveau frais l’incontournable réalité symbolique de la subjectivité humaine, soit l’impossibilité d’être soi-même sans les autres.

Notes de bas de page

1 John Rawls, philosophe, est professeur émérite à l’université de Harvard. Il est l’auteur de « Théorie de la justice » (Seuil , 1987) « Justice et démocratie » (Seuil, 1993) et « Libéralisme politique » (PUF, 1997)

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