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Quand le cadre silencieux se met à parler…

Bernard DUEZ - Psychologue Psychanalyste, Professeur au centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique Lyon II.

Année de publication : 2001

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°5 – La souffrance psychique aujourd’hui un concept évident et incertain (Juillet 2001)

Lorsque nous travaillons avec des personnalités profondément antisociales ou vivant dans la grande exclusion, il nous est parfois difficile de mettre cet écart que l’on peut instaurer en présence de personnes manifestement psychotiques délirantes ou déficitaires.

Ils reprennent souvent nombre de termes, d’expressions familières qui peuvent être les nôtres. Autrement dit, ils nous sont parfois étrangement semblables.

Ils sont comme la caricature de certains traits de caractères ou de certaines décharges pulsionnelles que  notre  moi  inhibe  mais  qu’il laisse exister chez nous de façon discrète et secrète. Les habitudes de ces sujets sont à ce point excessives qu’elles semblent parodier certaines des nôtres à la manière dont le comique imitateur parodie nécessairement le modèle dont il s’inspire, outrant son trait de caractère pour provoquer le rire. Ce rire témoigne d’une certaine façon de la réussite d’un co-refoulement implicite (R. Kaës, 1992) entre le comique et les spectateurs et qui pourrait se dire ainsi : “Moi qui vous parle et vous qui m’écoutez ne saurions être concernés par un trait de caractère aussi grotesque”. L’amplification du trait, la condensation de ses effets, le rend suffisamment étranger à nous-mêmes pour que nous puissions en rire aux dépens de l’autre. Pourtant, dans le secret de ses habitudes, plus d’un est certainement concerné par ce trait de caractère.

Un exemple de la vie quotidienne

Un artisan menuisier, qui partait à la retraite, sachant un de mes amis passionné par le travail du bois lui donne tous ses meilleurs instruments. L’ami s’empresse de les essayer mais ne parvient pas à planter le moindre clou avec le marteau. Il ne comprend pas jusqu’au moment où, en regardant le marteau de près, il remarque qu’il n’est pas usé de manière égale et chasse immanquablement les clous de côté. Dans un premier temps mon ami a douté de lui- même et de sa capacité à utiliser un outil professionnel ; dans un second temps il aurait pu douter du menuisier si leurs liens d’estime n’avaient été aussi profonds.

En définitive, il a fait “parler” le marteau, support d’une habitude du menuisier, support d’un automatisme, c’est-à-dire le cadre imaginaire à travers lequel le menuisier s’appropriait ce marteau là. Le menuisier s’était approprié le marteau et le défaut du marteau. Ce lien Imaginaire silencieux, discret, permettait au menuisier d’encadrer le Réel de la défaillance du marteau par toute une série d’habitudes motrices spécifiques, automatiques et préconscientes. Tant que mon ami n’a pas fait parler le cadre imaginaire à travers l’indice du dévers du marteau, il se trouvait dans une situation d’inquiétante étrangeté, ne sachant où localiser ce qui, dans ce fonctionnement étrange du marteau, venait de lui ou ce qui venait de l’autre. L’habitus du menuisier sur son marteau  constituait  le   cadre Imaginaire de l’instrument Réel rendant le marteau étranger à mon ami. Il a dû lui-même investir le marteau, l’inscrire dans un rapport à l’autre pour conquérir cet instrument. Il a dû traiter symboliquement le rapport à l’empreinte du désir de l’autre sur l’instrument et l’appropriation imaginaire de la défaillance technique par l’autre.

Le cadre, l’autre et l’étrange familiarité

S. Freud (1919) a introduit le terme “Unheimlich”    qui signifie le non-familier. Ce terme fut malheureusement traduit par l’inquiétante étrangeté. La traduction par l’étrange familiarité ou l’étrangeté familière serait plus proche de ce que développe S. Freud : une étrange situation où le sujet croit percevoir du familier au cœur de l’étranger ou de l’étranger  au cœur du familier.

Le lieu où le sujet se localise, le lieu de familiarité, a été dans un premier temps assimilé à l’enveloppe corporelle :

“Le Moi est avant tout une entité corporelle, non seulement une entité tout en surface mais une entité correspondant à la projection d’une surface comme projection  d’espace corporel.” (S. Freud, 1923).

Le mécanisme de la projection se définit formellement par un mouvement attributif : on attribue à un autre des éléments de son propre psychisme (désirs, intentions, affects etc.). Ceci a pour conséquence que, si le Moi est la projection d’un espace corporel, le mouvement projectif produit de l’étrange au sein même de la psyché du sujet qui projette. La relation subjective au Moi est ainsi marquée en son originaire même d’une part d’étrangeté. “Ce qui est étranger au Moi lui est tout d’abord identique” (S. Freud, 1925) C’est cette part d’étrangeté que viennent solliciter les sujets états-limites ou des sujets en état de déserrance en nous renvoyant à la forme la plus archaïque de l’autre : l’intrus. L’intrus, c’est un autre que l’on n’identifie pas comme suffisamment étranger à soi-même.

Il apparaît que le cadre psychique d’un sujet ne se superpose à son enveloppe corporelle que si et seulement si s’opère un effet d’appropriation subjective de cette zone psychique corporelle. Le Moi résulte de l’auto-attribution d’un espace corporel à l’intérieur de l’espace subjectif. Même si cette attribution est tellement secrète, tellement automatique et donc tellement évidente pour la plupart d’entre nous, les sujets en errance, qui sèment ici et là des morceaux de corps au fur et à mesure de leur errance comme si ces morceaux de corps leur étaient étrangers, viennent nous mettre en situation d’étrange familiarité. Ils nous rappellent que nous avons conquis notre corps et tous nos habitus et habitudes au prix d’un travail psychique de projection et d’appropriation. Ils font parler un fond, habituellement co-refoulé, celui du lien au cadre secret de nos habitudes, cadre fondé sur les expériences les plus archaïques de notre psyché (expériences symbiotiques, psychotiques etc…).

Ces expériences agonistiques nous ont contraint à définir le cadre imaginaire de notre subjectivité dans un rapport à un non-Moi, monde fantôme de notre Moi (J. Bleger, 1966) au sens où l’on parle d’un membre fantôme après une amputation. Cette relation d’amputation psychique s’actualise chez certains sujets en errance par une amputation physique, signe de l’échec de l’attribution originaire de l’espace corporel au sujet via la fonction du Moi.

L’attribution originaire est l’inverse d’une opération beaucoup plus secrète, celle où un sujet ampute son environnement psychique, la scène intersubjective familiale et collective dans laquelle il naît, d’un espace qui va devenir sien, l’espace de son corps propre. Cette conquête du corps par le sujet, s’effectue par l’introjection de l’es- pace  corporel  qu’il vient arracher à l’autre. Lorsque l’autre ou quelques autres ne peuvent renoncer à l’emprise sur cet es- pace psychique du corps du sujet, le sujet se trouve contraint à des effets d’arrachement, de démantèlement, de dislocation dont témoigne par exemple l’er- rance et les automutilations actives ou passives. Le cadre secret de l’habitus corporel se met alors à parler de façon obscène pour n’avoir pu se constituer comme cadre Imaginaire de l’unité psychique du sujet. Ce cadre secret, groupe interne au sujet, cadre constamment actif pour maintenir l’unité imaginaire du Moi, se mettra à parler lorsque le sujet se trouvera en situation de détresse potentielle. Le sujet alertera alors l’environnement par l’obscénité de ses comportements à l’égard des autres. Ce sont là les enjeux de ce que j’ai défini comme l’obscénalité (Duez B. 2000). Cette “obscénité” n’est que subsidiairement une destructivité à l’égard de l’autre, de l’intrus, elle est avant tout tentative de réinstaurer une scène d’où le sujet pourra départir son espace imaginaire corporel propre. Ainsi, le SDF occupant un nouvel appartement y entasse des défécations et immondices jusqu’à ce qu’il les exècre lui-même. L’intervention de l’éducateur ou du soignant sera inopérante, tant qu’elle n’est pas suffisamment synchrone à ce mouvement de rejet. Ceci est la traduction externe de ce qu’est l’émergence d’un Moi à partir d’un fond indifférencié constitué comme non-Moi, là où était l’intrus.

C’est là le paradoxe fondamental auquel nous confrontent les états- limites : la part de contingence dans la relation à notre corps propre, liée à la trace de la présence de l’autre, intrus et référent de notre unité Imaginaire.

Bibliographie

Aulagnier P., 1 975, La violence de l’interprétation, Paris, P.U.F.

Bleger J., 1966, « La psychanalyse du cadre psychanalytique », in Kaës R. et al. Crise, rupture et dépassement, tr. fr.,Paris, Dunod, 1979.

Bleger J. 1975, Symbiosis y ambuguëdad,, Buenos Aires, Editorial Paidos, tr.fr. 1981, Symbiose et ambiguïté, Paris, P.U.F.

Duez B., 2000, « L’adolescence de l’obscénalité du transfert au complexe de l’autre », in J.B. Chapelier et al. Le lien groupal à l’adolescence, Paris, Dunod, 59-112.

Freud S., 1923, « Psychologie collective et analyse du moi », Essais de psychanalyse, tr. fr. Paris, Payot,1966.

Freud S. 1925, “La dénégation”, in Résultats, idées, problèmes 11, tr. fr. Paris, P.U.F.,1985.

Kaës R., 1993, Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod.

Lacan J., 1938, « Les complexes familiaux », in Autres écrits, Paris, éditions du Seuil, 2001.

Lacan J., 1949, « Le stade du miroir », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966.

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