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La «captivité» territoriale

Annie GUILLEMOT - Maire de Bron

Année de publication : 2001

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°7 – Habiter (Décembre 2001)

On associe souvent précarité sociale et SDF ; en tout cas, c’est l’image courante, car la plus visible dans l’espace urbain, et la plus médiatisée, image dont on se débarrasse avec beaucoup de peine….

En tant qu’élue locale et Maire d’une ville composée de quartiers très différents mais attachants je peux témoigner qu’il y en a d’autres, multiples, moins visibles mais tout aussi réelles…De celles qui restent silencieuses et cela arrange tout le monde de ne pas les voir…car elles sont liées à ce qu’il faut bien nommer une certaine « captivité » territoriale.

Une souffrance silencieuse, profonde, devant l’impossibilité d’une mobilité (pouvoir aller ailleurs), la peur du regard des autres (dis-moi où tu habites, et je te dirai qui tu es), l’angoisse devant la violence du quotidien…. Le marquage territorial renforce le manque de perspectives d’avenir, ressenti en particulier chez les jeunes. Ce marquage territorial enferme aussi les femmes, lentement, mais durablement car la concentration et le repli communautaire ne peuvent qu’aggraver la situation de femmes qui doivent déjà faire face à des traditions non propices à leur émancipation.

Cette souffrance-là, on ne la trouve pas seulement dans les grands ensembles HLM. On la trouve aussi dans les copropriétés privées, dégradées, celles où aujourd’hui même la loi républicaine a beaucoup de mal à s’imposer, celles où l’action publique rencontre beaucoup de difficultés face aux mécanismes du marché du logement privé. Les conditions de travail sont dures, ne nous voilons pas la face, pour les professionnels de terrain qui exercent dans ces quartiers, qu’ils soient policiers, instituteurs, agents de secteurs, de médiation, agents municipaux, travailleurs sociaux et qui eux aussi peuvent être en souffrance devant cette situation.

Mais je ne connais rien de pire que le silence. Le silence dans un immeuble, où personne ne se plaint, où personne n’ose s’exprimer, doit au contraire alerter les pouvoirs publics car c’est le signe de la plus grande souffrance, celle de la peur des représailles et de la résignation face à des phénomènes mafieux qui, pour mieux se cacher et agir, ont effectivement intérêt à ce que tout soit calme et font donc en sorte que cela le reste.

Il n’y a certes pas que dans ces quartiers-là que la souffrance est perceptible. Aujourd’hui, on peut vite faire partie des gens qui, à cause d’une séparation, de la disparition d’un proche, de la perte d’un emploi, se retrouvent presque du jour au lendemain sur le bord du chemin, seul , à la recherche d’un logement.

C’est alors le parcours du combattant car on découvre cette ségrégation territoriale et on refuse d’aller habiter dans tel ou tel quartier. Et comme on n’a pas d’autre choix, cela se passe mal. Quand on n’a pas d’autre choix, on le vit comme une violence de plus.

Quant au vieillissement général de la population qui est lié à l’allongement de l’espérance de vie, il bouleverse aussi notre société et l’équilibre de nos villes. La solitude des personnes âgées est de plus en plus grande , aussi bien dans les centres-villes que dans les quartiers en difficultés. Certaines personnes âgées ne voient leurs enfants qu’à Noël ou Pâques et leur attente vis à vis de nous, du Maire qui les écoute est immense. Quand l’une d’entre elles perd son chien, il faut écouter cette détresse de l’absence de quelqu’un à qui parler. Qui d’autre écoute ?

Il faut aussi rappeler que beaucoup d’habitants de ces quartiers ont un travail souvent dur, comme ces femmes qui arrivent à 5 heures du matin pour travailler dans les hôpitaux, dans les entreprises de nettoyage, ou ces hommes qui travaillent sur les chantiers… Beaucoup élèvent leur famille dans le respect des autres et des lois, au prix d’efforts et de sacrifices douloureux. Les réseaux de solidarité existent dans ces quartiers, peut-être bien plus que dans d’autres qui ne connaissent pas de problèmes sociaux mais qui sont cependant marqués par l’individualisme et le manque de relations de voisinage.

Il y a une telle demande d’écoute que parfois cela fait peur et c’est sans doute pour cela que le Maire incarne pour les gens quelqu’un de proche , d’accessible… On ne vient pas seulement pour dire qu’on est mal logé, qu’on travaille en intérim ; on exprime souvent, avec retenue, parfois avec des mots durs, mais toujours avec prudence, ses difficultés à vivre, à supporter son cadre de vie, son environnement, son désir que ses enfants bénéficient de « bonnes » écoles et parviennent à quitter le quartier, son angoisse devant l’avenir et ce fossé qui s’agrandit entre les quartiers marqués par une image dévalorisante pour tous ceux qui y habitent.

Et c’est cela qui est vécu comme une injustice insupportable et qui développe une grande souffrance quand on répond qu’on a pas de solution à la demande de logement « ailleurs », compte tenu des ressources et du prix des loyers… « ailleurs » justement.

On peut avoir un logement, un emploi, une famille et se sentir très isolé, parce qu’on a pas le choix d’aller ailleurs et qu’on estime que l’on ne vit pas bien là où on est … car on ne sent pas en sécurité.

On peut nier cette souffrance, considérer qu’elle n’est pas importante. Les jeunes couples qui viennent me rencontrer sont, eux, plus violents dans leur dénonciation. Grâce à la croissance retrouvée depuis deux ans, ils commencent à quitter les quartiers, où le plus souvent ils sont nés, pour accéder à un logement « en dehors » car ils en ont maintenant les moyens financiers.

Il faut donner des perspectives d’avenir. Ce qui pose problème, ce n’est pas que des différences existent entre tel ou tel quartier. Il y a toujours eu des quartiers populaires et des quartiers bourgeois. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est que le fossé s’amplifie entre eux. Ségrégation territoriale et ségrégation sociale se superposent. En fait, aujourd’hui, il y a deux types de captivités : une captivité volontaire pour ceux qui ont choisi leur quartier et une captivité subie pour ceux qui ne parviennent pas à sortir de leur quartier.

Aujourd’hui, l’intervention publique me semble confrontée à trois grands enjeux :

– lutter contre la ségrégation territoriale et sociale et favoriser la mixité :

*par la dé-densification des grands ensembles qu’ils soient publics ou privés, donc par des démolitions partielles,

*par l’arrêt de la concentration des populations les plus démunies dans certains secteurs de l’agglomération, donc par la construction de logements sociaux dans les centres villes.

– donner un cadre de vie décent aux habitants de tous les quartiers :

par l’entretien des parties communes et des espaces extérieurs.

– favoriser l’accès à l’emploi des jeunes.

Pour cela, il faut des hommes et des femmes sur le terrain, à l’écoute des habitants et développer des actions qui prennent en compte cette souffrance notamment en matière de santé.

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