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Force et fragilité des familles « en transit »

Association DOMINO - Présidente de l’Association Domino 69380 Civrieux d’Azergues

Année de publication : 2001

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°4 – Précarité visible, précarités invisibles (Mars 2001)

Depuis seize ans, Domino accueille, de manière temporaire, des familles en difficulté, plus spécialement des demandeurs d’asile et des étrangers.

Dans le but même de l’association semble inscrite la précarité : « temporaire », « en difficulté », « demandeur d’asile », « étrangers » ; ces mots ne représentent ils pas spontanément des éléments de ce qui pourrait définir des situations précaires ? Pour toutes les familles, françaises ou étrangères, quel que soit leur statut, l’arrachement d’un lieu, d’une situation, même difficile, ébranle profondément. Langue, points de repère, coutumes, climat, environnement affectif, culturel etc … sont bouleversés. Le paysage extérieur prend les couleurs du désarroi intérieur. Le vent dans les grands arbres de la propriété qui entoure la maison rappelle, pour cette petite fille algérienne de 5 ans, le bruit et la fureur de l’arrivée de ceux qui viennent piller, saccager, tuer. Le déracinement culturel crée une perturbation importante dans l’appréhension et la compréhension de la nouvelle réalité à vivre. La confrontation avec d’autres façons de penser, de vivre, déstabilise en profondeur. La simplicité de vie antérieure, voire la pauvreté, n’a pas permis de se familiariser avec d’autres « mondes », même pas par les livres ou la télévision.

Les changements brutaux, peu préparés, peu parlés, entraînent des malaises profonds qui perturbent l’équilibre personnel déjà mis à rude épreuve par le quotidien : la nourriture, le climat , les odeurs, les saveurs etc … Il faut faire face trop rapidement à une quantité de nouveautés dont certaines vous réjouissent, mais dont beaucoup d’autres vous agressent ! L’adaptabilité plus immédiate des enfants n’est pas sans créer un certain trouble chez les parents plus spécialement chez les mères car une distance supplémentaire est introduite entre elles et leurs enfants. L’apprentissage du français, par exemple, se double chez les enfants d’une moins bonne pratique de la langue maternelle. Nous pourrions encore répertorier d’autres éléments porteurs d’éloignement, de séparation …

Les bouleversements culturels, rapides et profonds, n’épargnent pas les croyances religieuses de chacun. A qui se raccrocher puisque le Dieu lui-même auquel on croit, subit aussi, des changements radicaux ? Etre musulman de France, de Macédoine, de Guinée ou d’Algérie ne recouvre pas la même réalité. Ce qui aurait pu paraître, a priori, stable et solide, point de convergence et lieu de communion, devient à son tour, cause de dissension avec les autres et de distorsion pour soi-même. Ce qui est vrai pour les musulmans l’est autant pour les chrétiens ; être chrétien assyrochaldéen de Turquie ou d’Irak ne permet pas de rentrer facilement en dialogue avec des chrétiens de France, ou baptistes d’Afrique … Arrachement et déracinement entraînent tant d’éclatement, de dispersion, d’émiettement, qu’il faut avoir soit une dose d’utopie, de rêve, peu commune, soit une certaine inconscience, soit les deux, pour pouvoir résister au choc, avons nous constaté. Plusieurs des familles accueillies arrivaient de pays où la violence faisait rage. Venant du Cambodge, du Congo, du Kosovo ou d’Algérie on peut parfois garder jusque dans sa chair, mais sûrement dans son esprit et dans son coeur des plaies lentes à se cicatriser. Pourquoi tant de hargne, de violences verbales et autres, chez d’adorables fillettes congolaises ? Mais peut-il en être autrement quand on a été témoin d’exactions de toutes sortes. Même constat pour des enfants français qui ont vécu des violences familiales.

Autre facteur de précarité : l’incertitude face au lendemain. En distinguant les adultes et les enfants. Ces derniers dès qu’ils sentent que la situation se stabilise (qu’est-ce que le «temporaire» pour eux ?) reprennent vite les comportements habituels de l’enfance. Le fait d’être pris dans un réseau plus large que leurs parents, les libère, pour une part, d’être sans cesse confrontés aux inquiétudes immédiates de ces derniers. « On ne parle pas toujours de ce qui ne va pas » ont pu nous dire de jeunes irakiens de 8 à 14 ans. Un appel d’air se créé, en quelque sorte, et leur permet de mieux respirer.

L’incertitude des adultes porte sur la quasi-totalité de leur vie. Pour les familles étrangères, à ces mêmes incertitudes parfois, s’ajoutent celles-ci préoccupantes, taraudantes : aurons-nous le droit de rester en France ? Nous mettra-t-on à la porte d’ici, de France ? Faudra-t-il après un tel périple repartir à la case départ ? Tout cela pour rien ? Le temps laissé par l’absence de travail, de relations, de loisirs culturels ou autres, ne peut être valablement rempli. Les propositions d’activités ne soulèvent pas enthousiasme et participation. Dans sa tête, dans son cœur, c’est encore et toujours le transit, on est hanté par hier, happé par demain, aujourd’hui n’est que le vecteur pour passer de l’un à l’autre. Tout ce qui précède représente la face sombre, mais il y a aussi la face lumineuse. On ne choisit pas de quitter son pays, de traverser les frontières, de franchir les déserts et les mers, de faire des dettes auprès de ceux qui, en France, nous ont aidé, si on n’a pas une solidité réelle, un vouloir vivre fort, une résistance à toute épreuve. Voilà bien le contraire de la précarité ! En effet nous avons constaté ce mélange de solidité et de précarité, de stabilité et de mouvance. Les femmes surtout, françaises et étrangères, nous ont paru porteuses de ces aspects assez paradoxaux. Elles semblent subir l’éclatement de la famille ou le départ du pays et en même temps ce sont elles, dans la majorité des cas, qui sont l’axe de la reconstruction : elles tiennent, elles tissent les liens nouveaux et vitaux. Les hommes ont pris les décisions, les femmes les assument dans le quotidien, serions-nous tentés de dire. La présence des enfants n’est sans doute pas sans importance pour expliquer ce sursaut des femmes.

Loin de nous ériger en principe, un simple constat : en situation difficile , ce n’est sûrement pas le confort qui est le besoin premier, mais la chaleur humaine, la proximité, tout ce qui peut permettre de reconstituer le tissu familial, social. Ce qui est ressenti comme dispersion, isolement, est porteur d’une menace. Précarité et santé mentale, tel a été le fil conducteur de ces quelques réflexions à partir de l’expérience. La précarité peut se présenter sous différentes formes. Celles dont nous avons été témoins est temporaire, une issue peut-être entrevue, si ce n’est immédiatement trouvée. Il n’empêche que certains, peu nombreux parmi ceux que nous avons connus, n’y résistent pas. Qu’en sera-t-il donc pour celles et ceux dont les situations semblent s’éterniser ? Quels soutiens, quel environnement, quelles médiations pourront leur permettre de ne pas sombrer ?

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