La précarité que vivent de nombreux quartiers, parfois même des communautés entières, nous amène à nous interroger sur la relation entre souffrance psychique individuelle et processus collectifs. Le deuil paraît constituer à cet égard une grille de compréhension particulièrement intéressante : la précarité se lit dans les déchirures que les pertes dessinent sur la toile sociale.
A un premier niveau, le deuil est incontestablement une faculté individuelle, le joyau psychique par excellence faudrait-il ajouter. Sans cette étonnante potentialité humaine, aucun espace transitionnel ne saurait émerger, nulle séparation entre soi et l’autre, point de symbolisme, ni de créativité. Substituer le souvenir, un souvenir créateur, aux vides qui amputent chaque jour le réel de pans entiers, permet de créer le futur avec les cendres du passé.
Mais que les vestiges funéraires soient le premier témoin de symbolisme et d’art dans toutes les sociétés ajoute d’emblée un nouvel élément : le deuil est aussi un processus collectif. Car la mort menace d’envelopper d’un linceul la communauté dans son ensemble. Sur le plan de la réalité dure d’abord : famines, épidémies, agressions d’armées voisines ont décimé de très nombreuses collectivités dès l’aube de l’humanité. Sur le plan des représentations ensuite : l’identité sociale cons- truite au fil des générations se retrouve écorchée vive plus souvent qu’à son tour. La précédente décennie a laissé Gisenyi et Srebrenica sombrer dans des fosses communes, les particularismes ethniques brandir leur étendard par peur qu’il ne soit brûlé au feu de la mondialisation, et la précarité vampiriser les identités dans plus d’une banlieue. (…)